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Ils sont Israéliens et se mobilisent en Palestine. Pourquoi s’engager contre son camp?

L'improbable mobilisation d'Israéliens dans les Territoires occupés, qui questionne plus largement les raisons profondes de l'engagement et de la militance.

<a href="http://www.flickr.com/photos/edo-finelight/2490648514/">|The Wall|#2|</a> / Edoardo Costa via FlickrCC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by/2.0/deed.fr">License By</a>
|The Wall|#2| / Edoardo Costa via FlickrCC License By

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Militer contre son camp? Des israéliens engagés aux côtés des Palestiniens ; Karine Lamarche

Gaz lacrymogènes, balles en caoutchouc, retrait social, souffrance psychologique… Telles sont quelques unes des «rétributions» que les militants israéliens anti-occupation tirent de leur engagement aux côtés des Palestiniens dans les Territoires occupés. Contre toute attente pourtant, ils ont choisi de s’investir dans cette cause que d’aucuns qualifient de «perdue», appelant à un retrait total de l’armée israélienne et à l’évacuation de l’ensemble des colonies juives des Territoires.

Mais pourquoi s’engager contre son camp? C’est à cette question que Karine Lamarche, chercheuse en sciences sociales, a tenté de répondre, en étudiant l’itinéraire de ces militants, dans le cadre de sa thèse de doctorat, dont cet ouvrage constitue une version condensée. Document rare, riche en témoignages issus des nombreux entretiens biographiques réalisés par Karine Lamarche avec ces Israéliens, Militer contre son camp. Des Israéliens engagés aux côtés des Palestiniens (PUF, 2013.) s’attache à décrypter les raisons de cet engagement singulier, ainsi que le maintien dans une mobilisation «contre-nature».

De La Paix maintenant à la deuxième Intifada

Les premiers Israéliens appartenant au «camp de la paix» dans l’État hébreu étaient des pacifistes convaincus qui demeurent, malgré leur engagement, loyaux envers le sionisme et Tsahal. Le mouvement La Paix maintenant, fondé en 1978, est emblématique de l’émergence de ce type de militantisme. En 1982, après le massacre de Sabra et Chatila durant la guerre du Liban, ce mouvement organise une marche pour la Paix qui réunit 300 000 à 400 000 Israéliens. Mais ces premiers pacifistes israéliens n’ont pas de contacts avec les Palestiniens.

Un basculement s’opère dans les années 2000, après la deuxième Intifada. Cette période est marquée par l’émergence d’une coopération entre Israéliens et Palestiniens dans une lutte non violente contre «l’occupation» des Territoires. L’organisation Breaking the silence, composée d’anciens soldats israéliens ayant servi en Cisjordanie, témoigne ainsi de la situation kafkaïenne qui règne dans la ville d’Hébron, en Cisjordanie, où l’armée israélienne protège quelques centaines de colons juifs dans une ville peuplée de milliers de Palestiniens (Pour plus d’informations à ce sujet, consulter le recueil de témoignages constitué par Breaking the silence, Le livre noir de l’occupation israélienne. Les soldats racontent, éditions Autrement, 2013).

D’autres organisations illustrent l’essor de ces nouvelles micro-mobilisations, tels les Anarchistes contre le mur, hostiles à l’armée et au sionisme, ou des associations chargées d’apporter une aide juridiques aux personnes arrêtées dans le cadre des manifestations contre la barrière de sécurité.

Devenir un outsider

Au-delà des risques encourus sur le terrain, les militants israéliens anti-occupation font l’objet d’une «condamnation sociale» de la part de leurs concitoyens. Tantôt qualifiés de «belles âmes», de naïfs, tantôt de «traîtres» propageant un discours antipatriotique au sein de leur propre «camp», ces militants sont des outsiders de la société israélienne, observe Karine Lamarche, reprenant ici une catégorie chère à Howard Becker (Sur cette notion, consulter l’ouvrage fondateur du sociologue Howard Becker, Outsiders. Études de sociologie de la déviance (1963), Métailier, rééd. 2012).

Ce statut d’outsider est bien dû à leur positionnement idéologique, car leur profil n’en fait pas des outsiders au sens socio-économique, puisqu’ils sont généralement fortement diplômés et issus des catégories socio-professionnelles supérieures (nombre d’entre eux sont des universitaires).

Au-delà de leur profil, Karine Lamarche analyse l’itinéraire biographique de ces Israéliens et leur entrée en militance. Elle distingue les «héritiers» (issus d’une famille de gauche, d’un milieu déjà critique à l’égard de la politique des autorités israéliennes) et les «convertis» (qu’une rupture familiale, une prise de conscience ou un décentrement a amené vers les chemins du militantisme)… tout en soulignant l’absence de linéarité des parcours au sein même de ces catégories.

Ainsi, une expérience intellectuelle (l’université constitue à cet égard un vivier de recrutement privilégié de ces militants), une expérience de confrontation aux injustices dans les Territoires dans le cadre du service militaire, un séjour à l’Étranger, un engagement associatif de type «alter» (LGBT, anarchisme), sont autant de voies d’entrée dans le militantisme.

Une «double transgression»

Cette seconde génération de militants, engagée dans les années 2000, se caractérise par son hostilité franche envers Tsahal, institution centrale en Israël, et son attitude critique à l’égard du sionisme, ainsi que par ses contacts avec les Palestiniens. Aussi opèrent-ils ce que Karine Lamarche nomme une «double transgression», en se confrontant à l’armée, d’une part, et en passant du côté palestinien, d’autre part.

Les premières confrontations avec l’armée israélienne aux côtés des Palestiniens sont d’ailleurs lourdes de sens pour ces militants. Elle constitue souvent la véritable «conversion» de ces derniers. Il ne s’agit pas seulement de passer dans les Territoires occupés. Cette entrée en militantisme représente aussi le franchissement d’une «frontière mentale», une remise en question de ses propres certitudes et du récit national israélien.

Cet engagement singulier, presque «contre-nature», conditionne les autres pans de la vie de ces individus. Ainsi doivent-ils par exemple faire le choix de renoncer à tout engagement militaire, en ayant conscience des répercussions de ce renoncement dans leur vie «civile» (l’impossibilité de prétendre à des carrières dans le secteur public est l’une de ces conséquences).

Cet engagement détermine en outre les relations sociales de ces militants (les amitiés se créent généralement dans le cercle des militants, certaines ruptures familiales surviennent à la suite de divergences idéologiques). Enfin, naît parfois une culpabilité d’être Israélien, une colère à l’égard de leurs concitoyens «insouciants», qui peut accentuer la marginalisation de ces militants.

La question «comment vivre dans la société israélienne?» se pose d’ailleurs avec acuité pour ces militants. Karine Lamarche a pu observer deux types d’attitude. La première est un refus de se couper de la société mainstream : pour les militants qui choisissent cette option, le détachement du reste de la société constitue une erreur tactique, en ce qu’il rend le discours des militants anti-occupation inaudible. En maintenant une attitude d’ouverture à l’égard de leurs concitoyens, ces militants espèrent que leur propos aura un écho chez certains d’entre eux.

La deuxième attitude observée consiste en un retrait social volontaire, de la part de militants qui estiment que leurs concitoyens sont «endoctrinés» par le «système» (l’armée, le système éducatif, les médias israéliens) et «perdus pour la cause». Certains expliquent ce retrait social par l’attitude hostile qu’ils rencontrent de la part de leurs concitoyens s’ils affichent leurs opinions politiques. Ils évoquent aussi parfois une lassitude à tenter de convaincre, et la volonté de concentrer ses efforts sur l’action anti-occupation auprès des Palestiniens.

Une typologie des militants

De même qu’elle distingue les «héritiers» et les «convertis», Karine Lamarche distingue divers degrés d’engagement, en convoquant ici un lexique martial. Selon cette typologie, les Israéliens anti-occupation se composeraient d’abord de «militants de carrière», ceux qui y consacrent presque toute leur vie (salariés d’ONG, militants investis à temps complet, comme les Anarchistes contre le mur, par exemple).

Ensuite viennent les «appelés de l’engagement», dont l’investissement est moins régulier, hebdomadaire par exemple. Ce sont parfois d’anciens «militants de carrière» qui ont décidé de réduire leurs activités, à la suite d’un changement de situation professionnelle ou familiale, par exemple. Enfin viennent les «réservistes», qui participent à des événements ponctuels, comme les cueillettes d’olives avec les Palestiniens chaque automne, dont l’avantage est de voir le résultat immédiatement.

Rester engagé, se désengager

En dépit de tous les «désavantages» de ce militantisme, quelles «rétributions» –selon la terminologie de Daniel Gaxie– ces militants tirent-ils de leur engagement? Quelles raisons pérennisent cette mobilisation? Karine Lamarche s’attache ici aux ressorts psychologiques du militantisme. Pour certains militants, il s’agit d’un engagement libérateur, en ce qu’il permet d’expier une appartenance nationale problématique, la honte d’être de la nation de l’occupant.

Pour certains, le militantisme est addictif, procurant le sentiment de donner un sens à sa vie, en défendant une cause «juste». Plus prosaïquement, le sentiment de faire partie d’un groupe, d’une communauté – incarné par les «à-cotés» de l’action collective que sont les repas, les trajets en bus, les discussions informelles– «fidélisent» l’engagement.
Karine Lamarche pose enfin la question du «désengagement».

Est-il possible? Comment? Il s’avère très difficile, tant cet engagement singulier marque la trajectoire des individus. Le désengagement prend ainsi fréquemment la forme d’une émigration vers l’Étranger… dont on peut se demander s’il s’agit là d’un abandon ou d’une ultime dénonciation. En effet, certains exilés envisagent leur départ comme un prolongement de leur engagement militant, un refus de cautionner la politique de l’État hébreu en restant sur son sol. Pour d’autres exilés, l’exil est envisagé comme la seule manière de rendre leur absence d’engagement moralement supportable.

Tout au long de l’ouvrage pointe d’ailleurs le fort décalage entre le changement engendré par cet engagement au plan individuel, ses répercussions importantes sur la vie des militants, d’une part, et le faible impact de ce militantisme au plan politique, d’autre part. Ces militants contre leur camp, conclut Karine Lamarche, mettent malgré tout «du sable dans les rouages d’une machine bien huilée», en parvenant à «en enrayer ponctuellement ou localement le fonctionnement.

Justine Canonne

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