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L’Afrique du Sud à travers les yeux d’un écrivain afrikaner

Avec ses «Bifurcations», André Brink nous présente une histoire de l'Afrique du Sud au travers de sa propre vie: de partisan à opposant de l'apartheid.

Mai 1994, Frederick de Klerk et Nelson Mandela, main dans la main. REUTERS
Mai 1994, Frederick de Klerk et Nelson Mandela, main dans la main. REUTERS

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Mes bifurcations André Brink

«Notre bifurcation, le traditionnel soit / soit, est remplacée par une notion infiniment plus complexe : à la fois / et. Il ne reste alors plus aucune place aux réponses directes ou définitives. Ceci ou cela peut être vrai mais, en même temps, quantité d’autres options peuvent l’être aussi. Dès que se présente une bifurcation en chemin, empruntons-là. Au diable la frilosité.»

C’est avec ces quelques mots qu’André Brink termine son avant-propos et entame ses mémoires, publiées sous le titre A Fork in the Road et traduit par Mes bifurcations. Dans cet ouvrage, l’auteur d’Au plus noir de la nuit (1973, 1976 pour la traduction française) ou d’Une saison blanche et sèche (1979, 1980 en français, roman pour lequel il obtint le Prix Médicis étranger en 1980) revient sur sa prise de conscience progressive des discriminations raciales en Afrique du Sud et sur son engagement contre l’apartheid.

André Brink est né en 1935 dans une famille afrikaner très nationaliste, soutenant le Parti national qui instaura l’apartheid officiellement en 1948. Fils d’un magistrat et d’une institutrice, tous deux descendants de colons boers, il étudia l’afrikaans et l’anglais à l'université afrikaner de Potchefstroom avant de devenir écrivain et professeur.

Éveil aux différences raciales en Afrique du Sud

Décrivant l’Afrique du Sud de sa jeunesse, André Brink présente d’une part les rapports entre blancs et noirs tels qu’il les percevait enfant, et d’autre part la violence omniprésente dans le pays. Enfant blanc d’une famille afrikaner, il fut élevé dans une atmosphère ségrégée dans laquelle les rapports entre races étaient limités; si les enfants, blancs et noirs, jouaient ensemble les premières années de leur vie, ils intégraient ensuite à l’adolescence la «normalité» sud-africaine: les enfants noirs entraient dans le monde des dominés et les blancs dans le monde des dominants. L’écrivain raconte notamment comment l’histoire et la culture afrikaners étaient enseignées à l’école, avec l’idée d’un volk (peuple) élu qu’il fallait défendre contre les masses noires inférieures.

Au fil des années, l’enfant puis l’adolescent Brink prit conscience des inégalités raciales de la société dans laquelle il vivait; il raconte notamment un épisode qui l’a tant marqué qu’il l’a ensuite retranscrit dans plusieurs de ses livres. Un jour, un noir vient se plaindre auprès de son père, magistrat de la ville, après avoir été battu par son «baas» (maître) puis par la police ; la réaction du père est sans appel: refus catégorique d’aider cet homme. André Brink exprime le choc qu’il reçut alors: «Je ne pense pas qu’il soit exagéré d’affirmer qu’après cela, pour moi, le monde n’a plus été le même. Mon père n’a plus jamais été le même. Quelque chose, en moi, s’était déplacé. Le centre, tout à coup, ne tenait plus.» Cet épisode entraîna donc une première désillusion vis-à-vis de son père, et donc de ce que celui-ci représentait, c'est-à-dire le parti nationaliste, les règles de l’apartheid et le respect strict des lois même les plus injustes.

André Brink présente également la violence de l’Afrique du Sud, omniprésente selon lui depuis l’origine du pays: conflits entre les colons boers et les peuples africains locaux, conflits entre les différentes ethnies africaines, conflits entre les boers et les Britanniques. «Au fil des ans, en lisant les nombreuses histoires de l’Afrique du Sud, notamment celles qui s’attachaient au XVIIIe siècle, j’ai toujours été frappé par l’extrême violence des affrontements entre groupes raciaux et nationaux, voire entre individus du même groupe. La violence est le lot de toutes les sociétés mais, en Afrique du Sud, elle semble invariablement doublée d’une exacerbation, d’un surplus imprévu de hargne.» Le jeune Brink fut rarement touché personnellement par cette violence, étant issu d’un milieu très protégé et ayant fait ses études au cœur même de la société afrikaner, mais c’est notamment au cours de ses années d’études en France qu’il en prit conscience.

En effet, André Brink alla étudier à Paris pendant plusieurs années (1959-1961). C’est au cours de cette période et par les rencontres qu’il y fit, notamment avec des Sud-Africains noirs ou des ressortissants d’autres pays africains, que la situation dans son pays lui sembla résolument amorale. Il revient sur le massacre de Sharperville durant lequel la police chargea et tua 69 personnes (selon la fondation Nelson Mandela) le 21 mars 1960 lors d’une manifestation contre les pass, ces documents obligatoires pour les noirs qui voulaient circuler à travers le pays.

Ce massacre eut lieu pendant qu’il était en France: «Ainsi, au moment de Sharperville, il nous fut impossible de penser que les soixante-neuf victimes étaient soixante-neuf Noirs, comme nous l’aurions fait en Afrique du Sud. C’étaient soixante-neuf êtres humains.» Considérer les noirs sud-africains comme des êtres humains et non comme des sous-hommes entraîna chez le jeune écrivain une profonde réflexion sur les relations entre groupes humains, culturels ou ethniques, et la nécessité de s’engager pour permettre une amélioration de la situation allant jusqu’au rejet même de l’apartheid comme système politique.

Engagement contre l’apartheid

À son retour en Afrique du Sud en 1961, et pendant la décennie suivante, André Brink, touché par un «ressentiment écrasant contre l’Afrique du Sud qui avait perpétué le massacre de Sharpeville», chercha à mettre par écrit ce qu’il comprenait de la complexité sud-africaine, notamment en ce qui concernait la question de la «blancnoirceur» (p.244) et de ce que signifiait le fait d’être blanc et engagé politiquement contre l’apartheid:

«Être afrikaner, venir d’une famille, d’un environnement social où l’apartheid n’était pas un concept odieux ou étranger mais la base même des paramètres de la “normalité”: voilà qui était très différent

À plusieurs reprises dans son autobiographie, André Brink analyse son rapport à l’écriture. Même s’il l’a surtout «utilisée» pour combattre l’apartheid, son attachement à la langue existait déjà avant son engagement, et est resté un fil conducteur toute sa vie:

«De sorte que si, aujourd’hui, on croit que c’est une réalité comme l’apartheid qui m’a poussé à écrire, on se trompe. Tout a commencé avec la langue: la langue sans laquelle un mot comme apartheid n’existerait même pas

Pourquoi choisir l’écriture, notamment romanesque, pour lutter contre un système violent et puissant? C’est à cette question que Brink s’attache à répondre.

«Dans une large mesure, la presse, tous les médias publics étaient bâillonnés. Les manifestations étaient désormais illégales. La plupart des organisations qui avaient jusque-là orchestré la résistance à l’apartheid étaient réduites au silence. Mais dans ce silence oppressant, il restait une seule voix qu’on pouvait encore entendre, même si elle était diabolisée ou devenue suspecte pour un grand nombre : la voix de l’art. Dans mon cas, la voix romanesque.»

André Brink retourna en France en 1968 et ce fut selon lui un tournant majeur dans son engagement politique. Ayant assisté et participé aux manifestations étudiantes (dont il raconte de nombreux moments), il se demanda quel rôle en tant qu’écrivain il pouvait jouer tant en France qu’en Afrique du Sud. Devait-il rentrer ou rester en France? L’écriture pouvait-elle réellement être un vecteur d’opposition politique? Il se rendit compte au fil des événements du rôle que peuvent avoir les écrivains comme personnes liées à la société:

«Ma place, pour le meilleur et, très certainement pour le pire, je le savais désormais, était en Afrique du Sud.»

André Brink choisit donc l’écriture pour combattre l’apartheid, notamment au sein du groupe des «Sestigers» (les «soixante-huitards»), groupe littéraire souhaitant une modernisation radicale de la littérature de langue afrikaans. En 1974, son premier roman ouvertement en opposition au régime est immédiatement censuré à sa publication: Au plus noir de la nuit raconte en effet la vie d’un jeune acteur noir arrêté, torturé et mis à mort pour avoir eu une relation avec une blanche. Dès la censure du roman, André Brink fut surveillé par la police de sécurité qui «s’immisçait dans l’inconscient de [sa] vie quotidienne».

L’auteur présente d’ailleurs en détails les méthodes de pression de la police de sécurité dans son autobiographie, quand il était en Afrique du Sud, mais aussi à l’étranger. Ces épisodes furent ensuite repris dans un autre de ses livres majeurs, Une saison blanche et sèche (1979), duquel il explique que:

«Le roman devint le reposoir de ma vie, des vies de nombre de mes amis des années 1970, et des informations glanées au cours des principaux procès et enquêtes de la période

Ce livre fut également censuré une semaine après sa publication, et c’est sa publication au Royaume-Uni qui lui permit d’atteindre une renommée internationale.

Au cours des années suivantes, André Brink rencontra de nombreux membres de l’ANC en exil et d’autres artistes engagés contre l’apartheid; il participa également à des congrès, des réunions ou des conférences pendant lesquels il put discuter de son engagement avec des étudiants et des militants de l’ANC. C’est au travers de ces voyages et de ces rencontres qu’il trouva de nouvelles idées pour ses romans et que son engagement s’affirma.

Quelle Afrique du Sud aujourd’hui?

Dans les derniers chapitres de ses mémoires, André Brink revient sur la transition démocratique et les désillusions qu’il a connues après l’accession de l’ANC (African National Congress) au pouvoir.

Il décrit les nouveaux dirigeants du pays comme des hommes corrompus, avides de pouvoir et moins intéressés par la lutte contre la violence, le sida ou la pauvreté, problèmes fondamentaux dans ce pays, que par leur propre intérêt personnel:

«Une fois parvenu au pouvoir, l’ANC a trahi la plupart des principes et idéaux qu’il défendait auparavant, jetant ainsi une ombre de suspicion sur des leaders qui ont risqué leur vie pour permettre au long combat de libération de déboucher sur une victoire honorable : de grands hommes tels qu’Albert Luthuli [Président de l’ANC de 1952 à 1967, Prix Nobel de la paix en 1960], Oliver Tambo [Président de l’ANC en exil de 1969 à 1991] et Nelson Mandela. Le présent régime est une tache sur l’histoire du parti.» (p509)

Allant même plus loin, il compare le pouvoir présent avec le passé:

«Dans la nouvelle Afrique du Sud, l’ANC joue exactement le même rôle que le gouvernement nationaliste sous l’apartheid […] Depuis son accession au pouvoir, l’ANC est devenu l’ennemi du peuple.» (p.514)

Si André Brink est virulent dans ses propos sur l’Afrique du Sud, il l’est aussi concernant d’autres pays, et notamment Israël: il compare sa politique de colonisation en Palestine à celle des nazis pendant la Seconde Guerre mondiale:

«Si Israël ne s’est jamais lancé dans un génocide de l’ampleur de l’Holocauste, le nettoyage ethnique que cette nation inflige aux Palestiniens équivaut, moralement, à une version lente et en mode mineur des camps de la mort.» (p.474)

Si le livre peut être long à lire en raison des presque 540 pages qui le composent et des fréquents retours en arrière ou bonds en avant (André Brink a choisi de ne pas suivre une vision linéaire de sa vie), cette autobiographie est très intéressante pour toute personne s’intéressant à l’écrivain, ou tout simplement à l’Afrique du Sud. En parcourant ce livre, on découvre une histoire de l’Afrique du Sud au XXe siècle à travers les yeux d’un Afrikaner ayant pris conscience des disparités raciales et de la nécessité de dépasser ces frontières pour construire une société égalitaire et démocratique respectant le slogan de l’ANC, «une personne, une voix».

Lire en parallèle l’autobiographie de Nelson Mandela Un long chemin vers la liberté (A long walk to freedom) est également intéressant pour avoir une seconde vision, suivant les mêmes idéaux et les mêmes objectifs mais par d’autres modes d’action. Cependant, comme le livre du prix Nobel de la paix fut publié 1995, il n’est pas possible de comparer les impressions de Nelson Mandela avec celles d’André Brink concernant les quinze dernières années et la difficile transition de la société d’apartheid à celle de la nation «arc-en-ciel» (Conversations avec moi-même de Nelson Mandela). Pour l’écrivain, les problèmes politiques, sociaux et économiques de l’Afrique du Sud sont toujours en partie expliqués par les conflits raciaux:

«Noir et blanc, blanc et noir, tout le temps. Le résumé de tous les maux de l’Afrique du Sud

Clémence Niérat

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