Économie

Non, les inégalités de revenus ne sont pas «méritées»

Employer cet argument dans le débat public, comme par exemple à l'occasion de la polémique sur les 75% dans le foot, revient à penser avec deux siècles de retard.

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Le récent vote par l’Union des clubs professionnels de football (UCPF) d’une grève générale des clubs de Ligue 1 et Ligue 2 fin novembre a relancé le débat sur la légitimité d’une taxe progressive avec un plafond à 75%.

L'un des dommages collatéraux de ce débat est d'offrir à l'argument du mérite un nouveau tour de piste, après les affaires Arnault, Depardieu et consorts. En effet, nombre de commentateurs se sont empressés de souligner le caractère indu d'une telle taxe, prétextant que les footballeurs (et incidemment les autres —très, très— hauts revenus) méritent de jouir d'une portion supérieure de leur revenu à celle laissée par une telle taxe.

Selon l’argument du mérite, les revenus obtenus dans le cadre d’une économie de marché seraient étroitement arrimés au mérite (c’est-à-dire qu’ils seraient la conséquence des efforts individuels). Le corollaire de l’argument est que les différences interpersonnelles de revenus (et, en fin de compte, de richesses) sont justifiées par des différences, a priori observables, de mérite.

En bref, les revenus de Pierre constitueraient la juste rétribution de ses efforts. Et les différences de revenus entre Pierre et Jessica traduiraient leurs mérites comparés. Cet argument sert très souvent de fondement à la justification morale de la structure des revenus (de plus en plus inégalitaire) des pays industrialisés.

Environnement et génétique

Cet argument est insatisfaisant pour deux raisons parmi d’autres. Tout d’abord, les performances professionnelles de Pierre sont certes le résultat de ses efforts, mais aussi de facteurs sur lesquels il n’a aucune influence (et donc pour lesquels son mérite est nul). Le fait par exemple d’être un sportif de haut niveau, un chirurgien mondialement reconnu ou le patron d’Apple peut être imputé à l’environnement de l’individu, au premier rang duquel se trouve le capital économique, social et culturel transmis par la famille.

La génétique joue aussi un rôle central: nous ne sommes pas égaux en termes de facultés physiques, intellectuelles, sociales ou encore de patrimoine génétique. Affirmer que les revenus de Pierre reflètent ses efforts et seulement ses efforts est donc (très) réducteur.

La seconde difficulté est que mesurer la productivité individuelle de Pierre de manière précise relève de la gageure, surtout lorsqu’il s’agit de comparer Pierre avec Jessica, Hamid, Bruno ou encore Aïcha. Prenons des exemples extrêmes: les revenus versés par le Real Madrid à Cristiano Ronaldo pour l’année 2013 sont évalués à plus de 17 millions d’euros nets. Le magazine Capital a évalué les revenus bruts mensuels de Jean-Marc Ayrault à 14.910 euros bruts, soit 178.920 euros sur une année (à peu près 137.000 euros nets).

Il y a quinze jours,la Cour des comptes évaluait la solde moyenne d’un militaire français à 35.362 euros bruts (aux alentours de 27.000 euros nets) sans les primes, qui peuvent atteindre 38% de la solde. L'Acoss estimait de son côté le salaire mensuel moyen dans le secteur privé à 2.410 euros bruts, soit 28.920 euros annuels bruts (à peu près 22.000 euros nets).

Est-ce que cela signifie que la productivité annuelle (et donc le mérite) de CR7 est 127 fois celle de notre Premier ministre (quoi que l’on pense de ses orientations politiques), 648 fois celle d’un militaire français «moyen» et 795 fois celle d’un salarié du privé «moyen»? La productivité journalière («mérite») de CR7 serait égale à… la productivité moyenne («mérite») d’un salarié du privé sur deux années… [1]

Lien très distendu

L’absurdité de la comparaison suggère que le mérite individuel ne fonde pas le revenu individuel et que justifier les différences de revenus en vertu de différences de mérite relève de l’acrobatie intellectuelle.

Le point est essentiel puisqu’affirmer que les revenus de Pierre (et donc les différences avec d’autres individus) résultent de ses efforts et de ses seuls efforts (et non des efforts de ceux qui coopèrent avec lui) revient à assumer un lien causal (Pierre est payé au niveau de sa productivité) et surtout moral (Pierre a donc droit à la totalité de son revenu) entre, d’une part, le mérite d’un individu donné, et, de l’autre, les bénéfices qu’il retire de son activité professionnelle. Pour juger de la causalité matérielle, il est nécessaire de pouvoir évaluer la productivité individuelle, ce qui est extrêmement compliqué.

Dans les économies industrialisées, le lien entre mérite et rétribution est, au mieux, très distendu. C’est en grande partie dû à la complexité de nos économies fondées sur la division du travail et l’hyperspécialisation. La conséquence est que la productivité d’un individu donné découle de ses propres efforts et compétences, mais aussi des efforts et compétences de celles et ceux avec qui il interagit dans le cadre de ses activités professionnelles.

En fait, tout était plus simple jusqu’à l’avènement de la Révolution industrielle. Lors des balbutiements de la division du travail, il était facile de juger du travail (de la productivité et, donc, du mérite) d’un artisan, maréchal-ferrant, paysan, etc.

Les choses ont changé avec, en premier lieu, la concentration des travailleurs dans de grandes unités de production basées sur une division poussée des tâches, puis avec l’apparition d’une économie axée sur les services. Cette difficulté croissante d’évaluer la productivité individuelle permet d’expliquer l’attrait qu’ont exercé les concepts marxistes de plus-value et d’exploitation. Comme la productivité individuelle est difficile à évaluer, ceux qui contrôlent le capital sont soupçonnés d’extorquer un surplus à ceux qui ne possèdent que leur force de travail.

Bref, les commentateurs qui mobilisent l’argument du mérite se placent dans un cadre de pensée préindustriel dans lequel il était relativement facile d’évaluer la productivité et donc le mérite des uns et des autres.

Repenser la distribution des revenus

À première vue, ce qui précède pourrait laisser penser que comme le mérite individuel est difficile, voire impossible, à évaluer, cela légitimerait de donner (à peu près) la même chose à tout le monde.

Une telle conclusion est abusive. En effet, ce que le problème de l’argument du mérite soulève est précisément la nécessité de (re)penser la distribution des revenus au sein des sociétés industrielles. Dit autrement, ce dont nos sociétés ont besoin est d’une remise à plat des principes qui régissent la distribution des gains dits coopératifs (les gains générés par l’économie, puisque tout gain provient de la coopération sociale). En d’autres termes, qu’est-ce que nous nous devons les uns aux autres en termes de revenus, de services publics ou de biens collectifs au sein d’économies complexes? Là est la vraie question.

À l’instar du sel pour la cuisine, l’argument du mérite est le cache-misère (au sens matériel comme intellectuel) des sociétés industrielles. Il symbolise à la fois une répugnance à penser la juste redistribution des fruits de la coopération humaine ainsi que la capitulation devant l’actuelle montée des inégalités. Il est basé sur l’illusion commode que l’asphyxie des grands programmes sociaux au cœur de l’État providence d’après-guerre est imparable, puisque toute taxe doit se justifier en opposition à un hypothétique droit originel à disposer de la totalité de son revenu fondé sur le mérite individuel.

Xavier Landes

[1] Il est toujours possible d’arguer que les différences de revenus sont basées sur des valorisations différenciées des compétences individuelles sur le marché du travail. L’argument est plausible (je ne dis pas acceptable), mais il n’a plus rien à voir avec le mérite. Il s’agit alors d’une valorisation en fonction des goûts des consommateurs, des besoins globaux de l’économie, etc. Cet argument est différent de celui discuté dans cet article. Revenir à l'article

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