Temps de lecture: 9 minutes
A (re)lire également, notre série en six parties «Les complots du 11-Septembre»: «Ma première théorie du complot du 11-Septembre», «D'où viennent les théories du complot du 11-Septembre», «Et la théorie du complot devint la "vérité"», «11-Septembre: la théorie contre les faits», «11-Septembre: complotistes contre complotistes» et «Les théories du complot ne meurent jamais».
La généalogie intellectuelle engendre parfois des monstres. C’est ce que j’ai pu constater récemment en fréquentant sur la Toile la progéniture issue du mariage saugrenu du cartésianisme avec le maoïsme —en d’autres termes, les sectateurs contemporains de la vérité: les truthers, comme ils aiment se nommer aux Etats-Unis en parlant du 11-Septembre, ou «conspirationnistes», comme on les nomme dans la langue ordinaire chez nous.
L’affaire est emblématique. En juillet, les psychologues Michael J. Wood et Karen M. Douglas publiaient dans la revue Frontiers in Psychology un article – («“What about building 7?” A social psychological study of online discussion of 9/11 conspiracy theories») où, après examen d’un large échantillon de commentaires laissés sur Internet, ils démontraient que les commentaires des conspirationnistes étaient plus fréquents —et aussi d'une tonalité moins agacée— que ceux des tenants de la «version officielle». [1] Et surtout, faisaient apparaître que (statistiquement) les conspirationnistes, à l'inverse de leurs adversaires, se montrent davantage enclins à douter des assertions communes sur les événements dont on discute qu’à présenter une théorie positive pour les expliquer.
Assez rapidement a circulé sur Internet un article d’un certain Kevin Barrett (paru sur le site iranien Press TV) qui, se référant d’emblée à Wood et Douglas, annonçait ceci: la science a reconnu que les conspirationnistes sont «sains d’esprit» et les autres paranoïaques! De nombreux forums alternatifs, libertaires, communautaristes ou antiaméricains ont repris cet article, en France comme ailleurs.
Devant la déferlante en ligne suscitée par leur texte, les auteurs de l’article de Frontiers se sont sentis obligés de réagir: Wood a rédigé une mise au point, condamnation sans appel de l’article de Barrett. [2] Pourtant, les tenants d’une vision complotiste du 11-Septembre (et du monde en général) n’en démordent pas: Wood et Douglas auraient enfin donné raison aux 9/11 truthers!
Ainsi, le 2 août , dans une réfutation cinglante d'un texte que j’avais publié à l’aimable invitation de la rédaction de Mediapart, la blogueuse Ariane Walter commence par se référer au texte de Barrett comme à un «soulagement pour tous les lanceurs d’alerte du Net»... Même son de cloche le 8 août dans la réponse que me fait Will Summer, l’auteur du post qui traduisit initialement Barrett sur Mediapart. Or, la mise au point de Wood date du 13 juillet!
Le doute est total, la crédulité aussi
Voilà qui est frappant: pour ces champions du doute hyper-sceptique que sont les conspirationnistes, la réfutation d’un texte ou d’une idée à laquelle ils croient n’a strictement aucun effet. Autrement dit, l’appel à toujours douter de ce qu’on nous raconte, souvent placé par eux sous le patronage de Descartes ou de Galilée, va de pair avec une crédulité totale pour tout ce qui conforte les articles de foi de la tribu. Impossible dès lors que ceux-ci soient invalidés par l’expérience ou la discussion.
De même que les maoïstes refusaient de voir l’évidence quant à l’inanité du «Grand bond en avant» ou la réalité des crimes de Mao alors qu’on la leur mettait sous les yeux, de même le conspirationniste continue à croire à chacune de ses soi-disant «preuves» alors qu’elles ont été démontées une par une.
Un exemple massif l’illustre: certains des doutes récurrents émis sur la véracité de l’attaque aérienne du 11-Septembre concernaient les aspects mécaniques et architecturaux de la collision entre les avions et les immeubles du World Trade Center. Les experts en ingénierie et construction du magazine Popular Mechanics publièrent en 2005 une déconstruction méticuleuse et consistante de tous ces arguments. Au bout du compte pourtant, les mêmes spéculations fausses au sujet des températures de fusion des structures métalliques, des schémas typiques d’écroulements d’immeubles ou bien des comportements des avions lors de crashs circulent toujours, intacts, dans la nébuleuse des truthers…
Une certaine manière de penser
Il y a plusieurs enseignements à tirer de tout cela. D’abord, le conspirationnisme signifie moins l’adhérence à une thèse qu’une certaine manière de penser (doublée d’une certaine rhétorique).
- Le conspirationniste commence par s’inquiéter de détails, des détails qui sont de pures contingences, du «bruit» par rapport au cas considéré. Ainsi, dans sa cruellement comique réponse à ma prose, trop emblématique du schème conspirationniste pour qu’on n’y prête pas attention, Ariane Walter se concentrait sur le fait qu’entre autres exemples j’avais pris (histoire de changer du 11-Septembre, des attentats de Boston ou de l’affaire Merah) l’énoncé «Le PS a créé le FN» —une lubie dont je n’étais pas sûr qu’elle ait vraiment été émise un jour, mais qui me rappelait les propos de certains antimitterrandiens farouches il y a une dizaine d’années… A partir de là, elle échafaudait toute une théorie selon laquelle j’étais en service commandé pour le PS afin de décrédibiliser les accusations de collusion PS-FN dans le Var cet été…
- Ensuite, le conspirationniste est guidé par une seule question, celle qui revient toujours dans les commentaires de mon texte sur Mediapart: «A qui profite le crime?» (Je cite, parmi les commentateurs, «Clobala», le 25 juillet: «A qui profite l’info diffusée?»). D’où bien sûr la faveur en laquelle les conspirationnistes de tout poil tiennent les vrais crimes: assassinat de Kennedy, affaire Merah, tuerie de Newtown, etc. (En l’occurrence, selon Ariane Walter, je travaille pour le PS puisque mon texte, en disqualifiant tous les conspirationnistes, pourrait servir à défendre celui-ci contre des soupçons de collusions…)
- Enfin, le conspirationniste méprise absolument tout ce qui serait de l’ordre de l’attestation matérielle de ses dires. (Ainsi, pas un fait positif n’existe qui soutiendrait l’idée qu’une agence de renseignement américaine a organisé les attentats du 11-Septembre; et de même, Ariane Walter n’a pas vérifié un instant si j’avais un quelconque lien avec le PS …). En d’autres termes, le moment sceptique (douter des scénarios établis) et le moment positif de l’enquête (construire un scénario plausible) sont totalement disproportionnés: à une exigence immense pour le premier correspond un laxisme absolu pour le second.
Un cartésianisme mal avisé
Le conspirationniste ressemble en quelque sorte à un policier: tout est indice, tout le monde est suspect. Sauf que la méthode est inappropriée.
En général, le doute est toujours relatif à une certaine investigation: un scientifique doute des opinions établies mais il ne mettra pas en doute, par exemple, l’honnêteté des usines qui fabriquent ses appareils de mesure. Il n’ira donc pas penser que le fournisseur de telle espèce de diodes pour le Large Hadron Collider (LHC), l’accélérateur de particules géant installé en Suisse, travaille dans le but d’empêcher les savants européens d’avoir le prix Nobel.
Ou, en tout cas, s’il émet ce genre de soupçons, ce sera toujours en dernière instance et devant l’impossibilité de toutes les autres hypothèses alternatives pour expliquer, par exemple, une dissonance majeure dans une série de résultats. De fait, pourtant, le crime eût eu un bénéficiaire: si le LHC fonctionne mal, les physiciens européens qui y exercent auront difficilement un prix Nobel.
Il y a là comme un cartésianisme mal avisé. De même que Descartes, dans son Discours de la méthode si prisé des conspirationnistes, ne soutenait pas que «le bon sens est la chose du monde la mieux partagée», mais voulait dire que tout le monde pense bien à tort en avoir, de même il ne prônait pas le doute absolu. Comme quiconque l’a lu le sait, le doute cartésien constitue un moment dans une méthode générale pour se garantir que nous sommes par principe susceptibles d’accéder à la vérité, et c’est précisément pour cela qu’il est radical («hyperbolique», comme il dit joliment).
Dans cette phase de sa méthode, Descartes n’aurait pas douté que les auteurs du 11-Septembre sont ceux que l’on désigne; il aurait plutôt douté qu’il existe un monde dans lequel il y a un World Trade Center, des Américains et des islamistes. On conçoit que l’amplitude du doute cartésien n’a plus rien à voir avec celle des conspirationnistes, si bien que l’intention en devient radicalement différente.
Cécité quasi-maoïste
Le deuxième enseignement de cette histoire concerne la cécité, quasi maoïste encore une fois, des conspirationnistes. Celle-ci n’est sûrement pas sans lien avec ce que souligne l’étude statistique rigoureuse de Wood et Douglas, à savoir que le conspirationnisme procède d’un refus systématique de ce qui est institutionnel et autorisé. Or, s’il existe un argument massif aussi bien contre le conspirationnisme que contre le négationnisme, l’antiévolutionnisme ou le climatoscepticisme —dont on a démontré récemment qu’ils sont statistiquement corrélés dans la population—, c’est bien la notion même d’expertise.
Même si je ne connais pas du tout la science du climat ou les faits biologiques (et nous sommes tous des ignorants en ce qui concerne presque tout, l’expertise personnelle de chacun étant par principe limitée), je peux faire confiance aux experts, biologistes ou climatologues, qui me disent que le climat change sur le long terme ou bien que les espèces évoluent.
Il y a à cela de nombreuses raisons. D’abord, les scientifiques cherchent tous à se critiquer les uns les autres, de sorte que leurs théories subissent une sorte de sélection naturelle sévère, bien davantage que les théories qui fleurissent spontanément dans les milieux non-experts.
Ensuite, le coût de la tromperie est pour les scientifiques extrêmement élevé: quiconque continue d’utiliser une théorie invalidée ou bien déforme des résultats se verra vite écarté de la communauté scientifique —rien de ceci n’ayant lieu évidemment dans le monde des conspirationnistes, ni dans celui des créationnistes ou des climatosceptiques. A l’inverse, ceux-ci resteront par principe sourds à toute réfutation ou démonstration venue d’experts.
Le troisième enseignement est plus sociologique. Dans un article de 2007, Frédéric Lordon écartait les explications psychologiques du conspirationnisme.
Selon lui, en tant que fait social, les théories du complot traduiraient la contradiction entre la volonté de savoir des classes dominées et leur absence d’accès aux moyens de savoir. De même que l’enfant, selon Freud, se fait des «théories sexuelles infantiles» sur la naissance des enfants car il voudrait savoir ce qui concerne le sexe mais n’a structurellement pas accès aux informations pertinentes, de même le conspirationniste se fait des films sur la réalité en réponse à ce qui lui est dénié de l’accès au savoir effectif sur sa situation.
Cette thèse est certes éclairante, mais elle n’explique pas pourquoi ceux qui sont séduits par les théories du complot persistent dans leur foi, et même s'y enfoncent, alors que via Internet, l’individu non-spécialiste jouit d’un accès incommensurablement plus grand qu’auparavant à la connaissance naturelle et sociale (une énorme partie des revues scientifiques et d’information sérieuses, dans toutes les langues, étant gratuitement accessible).
Représentation médiatique des experts
Il faut sans doute revenir ici à la défiance envers toute catégorie d’experts. Tout comme il récuse par principe toute présentation institutionnelle des faits (presse, télés, radios, gouvernements), le conspirationniste va refuser toute autorité liée de près ou de loin à l’institution étatique, ce qui bien entendu inclut les universitaires et les scientifiques. L’accès à des sources de savoir fiables et relativement objectives étant libre et ouvert, les adeptes du conspirationnisme refuseront toutefois de s’y fier, au prétexte que celles-ci émanent d’institutions.
Une telle défiance n’est pas seulement, évidemment, une tendance psychologique; sa relative diffusion relève de causes sociales. Pour l'appréhender, il serait utile de s’interroger sur la représentation médiatique des experts. Si une immense partie du savoir est certes gratuitement disponible sur internet (quoiqu’environnée d’abyssales quantités de stupidités), il est en effet probable que les médias traditionnels, eux-mêmes soumis aux contraintes de temps de publication et aux limites des savoirs qui sont les leurs, en balisent l’accès pour une grande partie de la population.
Or, il suffit de regarder un peu la presse et la télévision françaises pour se rendre compte que seule une proportion faible et biaisée des experts en activité y est visible. Pire encore, les médias ont induit l’apparition de pseudo-experts dont l’expertise n’est reconnue que par eux, alors même que les experts authentiques (au sens où ils sont soumis à la critique continue des pairs) ne les reconnaissent pas.
La philosophie en est l’exemple le plus frappant, avec hier les «nouveaux philosophes», aujourd’hui, ces personnages estampillés philosophes, adonnés à la mise en scène de soi et à la profération de banalités enjolivées par la culture, et dont la légitimation universitaire est inversement proportionnelle à la présence médiatique —ceux-là même que les forums conspirationnistes vouent sans cesse aux gémonies, en tant que zélateurs de la soi disant «pensée unique» (BHL est visiblement leur icône…).
Et l’alternative parfois offerte est généralement pire, puisqu’il s’agit souvent de discours verbeux, truffés de références absconses à nos grands anciens (Derrida, Deleuze, Foucault...), et portant sur des thèmes qui sont à la fois découplés du travail philosophique internationalement dominant et impénétrables pour le commun des mortels: vices et vertus de Heidegger, la déconstruction, le «sens», l’inventaire de la psychanalyse, les morales des grands philosophes du passé...
Mais les sciences «dures» n’échappent souvent pas à ce destin: pour mesurer à quel point le champ médiatique distord la représentation des scientifiques et des universitaires en général, il suffit de voir comment, lorsqu’il est question d’astronomie et de physique, les journaux et les médias convoquent régulièrement les frères Bogdanov, charlatans intellectuels, dont la simple présentation du dernier livre est déjà truffée d’erreurs et d’assertions ridicules.
Quant aux vrais scientifiques, le problème n’est pas tant leur rareté que l’exclusivité des visages donnés à voir: la psychologie ou la psychiatrie sont identifiés à deux ou trois personnages qui peuvent venir parler de tout; il en va de même pour la médecine ou la sociologie, ou dans une moindre mesure l’économie. La représentation des experts se voit ainsi investie par une logique «starisation», propre aux médias, mais en contradiction avec le fonctionnement pluraliste de la pratique scientifique. Cette logique engendre alors une distorsion radicale de l’image de la science, tout en accréditant l’idée d’une «pensée unique» propre aux experts académiques.
Dans de telles conditions, la présentation ordinaire des scientifiques, sociologues, psychologues, etc., fait tout pour saper la légitimité que ceux-ci pourraient revendiquer. A partir de là, dès lors que l’affect populaire de départ se trouve être une méfiance envers les dépositaires de tout discours institué, on peut comprendre l’apparition d’une défiance généralisée envers les experts de tout genre.
Philippe Huneman
[1] Le titre de l'étude fait allusion à une des antiennes de la théorie du complot dans le cas du 11-Septembre, à savoir le fait que le bâtiment 7, pourtant à proximité du WTC, ne soit pas tombé, puis se soit effondré instantanément lors de son déminage quelques jours après —certains truthers en tirent la conclusion que l’explosion du WTC n’était pas due à un choc mais à un explosif dissimulé à l’intérieur des tours jumelles (et des bâtiments alentour). Revenir à l'article
[2] Cette intervention a été signalée entre autres le 31 Juillet par un représentant du site Reopen 9/11, qui milite pour un réexamen de l’attentat du 11 septembre. Reopen 9/11 souhaitait bien sûr se désolidariser totalement de ce texte outrancier, et en faire cesser la diffusion... Revenir à l'article