France

Les sophismes de Jean-Luc Mélenchon: épisode 2, la dette publique

Vincent Le Biez, secrétaire national de l'UMP, conteste le raisonnement du leader du Front de Gauche, mais aussi de Marine Le Pen et de Nicolas Dupont-Aignan, selon lequel la dette actuelle de l’Etat est illégitime.

Un faux billet de 100 euros dans le mur de Berlin, 1er mars 2013. REUTERS/Thomas Peter
Un faux billet de 100 euros dans le mur de Berlin, 1er mars 2013. REUTERS/Thomas Peter

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Après avoir traité des sophismes de Jean-Luc Mélenchon à propos des retraites, il est nécessaire de s’attaquer à un sujet plus ardu, celui de l’origine de la dette publique. Pour être honnête, ce n’est pas le seul leader du Front de Gauche qui est ici visé, mais également Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan, comme le montre fort opportunément ce montage vidéo issu de plusieurs émissions d’«On est pas couché»:

La thèse de ces responsables politiques est la suivante: la dette actuelle de l’Etat est illégitime en ce qu’elle est constituée pour l’essentiel de l’accumulation des intérêts versés par la France à ses créanciers, pour la plupart des banques privées.

L’origine de l’emballement de notre dette serait ainsi à rechercher dans la mystérieuse loi de 1973, aussi connue sur la blogosphère actuellement qu’elle a été votée dans une relative indifférence à l’époque. L’objet de cet article n’est pas de dénoncer cette thèse complotiste qui vise à faire de cette loi adoptée sous Georges Pompidou la source de tous nos maux. En effet, d’autres auteurs se sont chargés avec précision de dénoncer cette légende urbaine, en particulier Magali Pernin et Lior Chamla dans Contrepoints.

De toute manière, loi de 1973 ou pas, c’est aujourd’hui le Traité de fonctionnement de l’Union européenne (TFUE, dit traité de Lisbonne) qui reprend les dispositions du Traité de Maastricht, qui rend aujourd’hui impossible l’achat direct de titres de dette publique par la Banque centrale européenne. C’est donc à une question de principe qu’il convient de répondre: est-il légitime que les Etats ne puissent pas se refinancer auprès de leur banque centrale?

Pour être tout à fait exact, la BCE achète aujourd’hui certains titres de dette des pays du sud de l’Europe afin de contenir l’envolée des taux d’intérêts, mais elle ne le fait, contrairement à la Federal Reserve américaine, que sur le marché secondaire, c’est-à-dire auprès d’investisseurs primaires qui ont d’abord acheté les titres émis par les Etats pour se financer.

Dès lors que la Banque centrale de la première puissance économique mondiale accepte d’acheter directement des bons du Trésor, on peut considérer que la question de principe précédemment posée est tranchée par les faits. Mais derrière ce débat technico-juridique sur le statut des banques centrales se cache en réalité la véritable question de principe sur le plan économique: est-il légitime qu’un Etat emprunte à taux nul?

C’est bien cette intention qui réside chez Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan (et malheureusement beaucoup d’autres): permettre à l’Etat de se financer à taux nul, ce qui justifie alors des graphiques de ce type:

On y apprend que l’essentiel de notre dette actuelle est composée du cumul des intérêts versés depuis les années 1970. Pour le dire autrement, si la France avait obtenu des prêts à taux nuls sur cette période, sa dette actuelle ne serait que de 9% de son PIB, ce qui serait alors complètement dérisoire.

C’est le raisonnement porté par ce graphique qu’il faut contester avec force:

1. De la légitimité des différents ratios

Tout d’abord, il faut se demander si les ratios dont on parle ont un sens. Jean-Luc Mélenchon a coutume de dire que le ratio dette/PIB n’en a aucun car il compare un stock (la dette) à un flux annuel (le PIB). Sans vouloir lui faire injure, ce n’est pas parce qu’un ratio possède une unité (ici il s’exprime en années) qu’il n’a pas de sens. C’est comme si l’on disait que diviser la distance parcourue par la vitesse moyenne d’un véhicule, afin d’obtenir un temps de parcours, n’avait aucun sens... Il est au contraire assez légitime de rapporter un endettement à la quantité de richesses qui peut être produit dans un pays sur une période donnée, technique qui est couramment utilisée en analyse financière pour étudier la soutenabilité de la dette de groupes privés.

Si le ratio dette/PIB a bien un sens, c’est le ratio (intérêts cumulés de la dette)/dette, suggéré par le graphique ci-dessus, qui n’en a aucun. En effet, au numérateur on a une quantité qui ne peut qu’augmenter au fil du temps tandis qu’au dénominateur on a un endettement global qui peut évoluer à la hausse comme à la baisse. Aussi, plus le temps passe, plus ce ratio a tendance à augmenter et il peut même allégrement franchir les 100% ou les 200%. Que dira-t-on alors: que les intérêts cumulés de notre dette permettent d’expliquer 200% de notre dette actuelle? On voit bien qu’il y a quelque chose qui cloche.

Surtout, ce type d’analyse peut être fait avec n’importe quelle dépense publique récurrente, autre que les intérêts de la dette, et aboutir aux mêmes conclusions délirantes. Sans vouloir me lancer dans un calcul qui n’aurait que peu d’intérêt, il me semble que la somme des dépenses consacrées à l’éducation nationale depuis les années 1970 excède largement le montant de notre dette actuelle: donc ce serait la faute à l’école si nous sommes endettés. On en arrive alors assez vite aux vérités de M. La Palisse: si j’avais moins dépensé d’argent avant, il m’en resterait plus aujourd’hui, voilà l’unique leçon du graphique ci-dessus!

2. De la productivité des charges d’intérêts

J’entends d’ici l’objection de nombreux lecteurs de cet article: la différence entre les charges d’intérêts et les dépenses liées à l’éducation nationale, c’est que les secondes sont productives et utiles pour le pays quand les premières ne le sont pas.

On en revient en fait à un débat vieux comme l’économie sur la légitimité de l’intérêt, porté à son paroxysme par les nombreux échanges épistolaires entre le libéral Frédéric Bastiat et le socialiste Pierre-Joseph Proudhon sur la gratuité du crédit au milieu du XIXe siècle (à lire toutes affaires cessantes).

En fait, les charges d’intérêts peuvent se révéler être des dépenses publiques parfaitement productives, comme l’illustre le cas d’école suivant. Considérons qu’un Etat souhaite réaliser une ligne de chemin de fer qui coûte un milliard d’euros et qui, une fois réalisée, génère un surcroît d’activité économique et donc un surcroît de recettes fiscales annuelles que l’on évalue à 50 millions d’euros (en année 1). On considère par ailleurs que le taux de croissance moyen de l’économie est égal au taux d’intérêt sur les bons du Trésor (de manière à éviter de complexes et inutiles calculs d’actualisation). Dans ce cas, l’Etat, en s’endettant, permet de financer l’infrastructure en 20 ans sans augmenter la pression fiscale sur cette période. Les charges d’intérêt liées à cet emprunt permettent donc d’éviter d’augmenter les impôts d’un milliard en année 1, ce que l’on peut aisément qualifier de dépense productive pour l’Etat.

Pour que le graphique ci-dessus ait un sens, il faudrait donc retrancher aux intérêts cumulés de la dette les recettes fiscales générées par les investissements que l’endettement public a permis de financer. Ce calcul, impossible à réaliser en pratique, permettrait alors de juger de la pertinence des choix d’investissements publics faits par nos responsables politiques.

3. De la légitimité de recourir à l’emprunt pour couvrir des dépenses publiques

La question de fond à se poser est la suivante: quelles dépenses publiques doivent être couvertes par l’impôt et quelles autres doivent l’être par le recours à l’endettement? Il faut pour cela dissocier parmi les dépenses publiques.

Pour ce qui concerne les investissements publics «productifs», c’est-à-dire ceux générant un surcroît d’activité économique et donc de dépenses publiques susceptibles de rembourser l’investissement initial, le recours à l’endettement est la solution la plus efficace sur le plan économique et la plus juste sur le plan social puisqu’il permet de mettre à contribution les différentes générations qui vont profiter de cet infrastructure publique (ligne à grand vitesse, université, centrale, etc.). Il convient toutefois de noter que cela ne représente, on peut le regretter, qu’une très faible part des dépenses publiques à l’heure actuelle.

Beaucoup d’autres investissements publics ont en revanche vocation à être financés par des dotations budgétaires annuelles des différents pouvoirs publics, correspondant à des recettes fiscales récurrentes. On peut toutefois envisager un recours à l’endettement permettant d’étaler dans le temps certains investissements importants: le ministère de la Culture pourrait ainsi réserver une partie de ses crédits pendant 10 ans ou 20 ans à la construction d’un musée, théâtre ou opéra, au titre de l’amortissement de l’investissement initial, plutôt que consacrer une trop grande partie de ses ressources en année 1.

Enfin, les dépenses sociales et les dépenses de fonctionnement, qui constituent la très grande majorité des dépenses publiques, ont vocation à être équilibrées chaque année par des recettes fiscales puisque rien ne justifie «de faire payer son dentiste par ses enfants». Bien entendu, il est toujours difficile d’équilibrer un budget, surtout quand survient un choc conjoncturel comme la crise de 2008. Dans de tels cas, il conviendrait de cantonner la dette publique générée dans une caisse dédiée puis de la rembourser progressivement à un horizon de temps donné à travers un impôt dédié (sur le modèle, malheureusement dévoyé, de la Cades et de la CRDS).

Si une telle gestion saine était appliquée, l’endettement public serait parfaitement maîtrisé malgré le paiement d’intérêts sur les titres du Trésor. C’est bien, au contraire, parce que nos finances publiques sont mal gérées depuis plusieurs dizaines d’années (depuis les chocs pétroliers et l’abaissement de notre croissance potentielle) que notre endettement public s’est emballé: pas besoin de chercher d’autres boucs émissaires.

4. Que se passerait-il si l’Etat pouvait s’endetter à taux nul et sans limites?

Après avoir montré que la maîtrise de l’endettement public n’est pas inconciliable avec le paiement d’intérêts sur les titres de dettes, il faut prendre au sérieux la solution prônée par Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan: que se passerait-il si l’Etat pouvait s’endetter à taux nul et sans limites? Précisons tout d’abord que tel n’était pas le cas avant 1973, contrairement à ce qu’on aimerait nous laisser penser.

Dans un tel système, il devient totalement absurde de vouloir lever l’impôt. En effet, quelle que soit la dépense publique considérée, il est toujours préférable de la payer le même prix plus tard qu’aujourd’hui, sauf à être masochiste. Une fois que le bon du Trésor arrive à échéance et qu’il faut le rembourser, on peut faire le même raisonnement: mieux vaut émettre un nouveau bon du Trésor plutôt que de rembourser l’ancien. Et ainsi de suite: on aboutit à une dette qui s’accroît chaque année du montant des dépenses publiques et donc à un ratio dette/PIB qui explose littéralement.

Mais à quoi bon s’en soucier, dès lors qu’aucun intérêt n’est payé par l’Etat sur cet énorme stock de dette? La conséquence d’une telle politique est évidente: elle se traduirait par une inflation galopante liée à l’explosion de la monnaie créée pour couvrir les bons du Trésor. Finalement les citoyens seraient tout de même taxés pour financer les dépenses publiques, de manière insidieuse à travers l’inflation.

Le plus grave dans un tel système, c’est que l’Etat n’aurait strictement aucune incitation à investir dans des actifs utiles et productifs et à gérer correctement les comptes publics et les comptes sociaux. Cela se terminerait vraisemblablement en désastre économique, social et politique.

5. Taux d’intérêt et taux de croissance de l’économie

Ce qui est important sur le plan économique, c’est que le taux d’intérêt auquel l’Etat s’endette soit comparable au taux de croissance moyen de l’économie. En effet, si tel n’était pas durablement le cas, il y aurait un arbitrage et les investisseurs auraient tendance à ne prêter qu’à l’Etat ou qu’au secteur privé.

Si l’on prend le cas de la France, on observe bien des taux d’intérêt historiquement bas, assez incompatibles avec le discours selon lequel les banques privées chercheraient à nous «saigner», qui correspondent malheureusement à des perspectives de croissance très faibles.

D’autres pays ne sont pas dans la même situation, en particulier ceux de l’Europe du Sud, en raison des craintes qui existent chez les investisseurs sur les remboursements des bons du Trésor émis par ces Etats, qui se traduisent par une prime de risque qui devient vite insupportable. De telles situations ne peuvent être résolues que par une solidarité européenne assortie de réformes économiques et d’ajustements budgétaires profonds pour les pays en difficulté. C’est ce qui a été mis en œuvre au sein de la zone euro, avec beaucoup de retard.

Ces cas montrent bien à quel point la question de la maîtrise de l’endettement est cruciale et qu’il convient d’engager résolument la France sur la voie du désendettement, afin qu’elle reste maîtresse de son destin. Il faut d’ailleurs souligner que l’endettement public n’est pas le seul facteur à prendre en compte puisqu’un endettement privé non maîtrisable (comme en Espagne ou en Irlande) finit le plus souvent par se transformer en endettement public. Il faut donc surveiller de près la formation des bulles, en particulier immobilières.

Conclusion

Loin des fables invoquées par Jean-Luc Mélenchon, Marine Le Pen et Nicolas Dupont-Aignan pour justifier le niveau actuel de notre endettement public, il faut chercher des réponses plus prosaïques. Ni la loi de 1973, ni le traité de Maastricht, ni la BCE ne sont responsables de la situation actuelle des finances publiques de la France, notre pays n’a tout simplement pas su et pas eu le courage de réformer son modèle social parfaitement financé sous le régime de croissance des Trente Glorieuses (5% par an en moyenne) mais qui ne l’a plus été à la suite des chocs pétroliers (croissance de 3% en moyenne) et encore moins après la crise de 2008 (moins de 1%).

Plutôt que d’attendre un retour à des jours meilleurs en matière de croissance économique (ou pire, alourdir notre modèle social avec la retraite à 60 ans et les 35h), il faut au contraire mettre en œuvre des réformes structurelles permettant de réduire notre déficit malgré une faible croissance. Ensuite, seulement, la confiance, et donc la croissance, pourront revenir.

Vincent Le Biez

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