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Le Canada, solution au problème d'identité européen?

Rejeté par certains dirigeants européens, le multiculturalisme du pays, conçu avant tout comme une entreprise de construction nationale, constitue un exemple à méditer pour l'Union européenne.

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L’Europe est dans la tourmente. La croissance stagne, le chômage bat des records et l’État-providence recule. Mais la crise ne se limite pas au domaine socioéconomique, c’est aussi une crise de l’identité européenne et de l’institution qui l’incarne: l’Union européenne.

En ce sens, le prix Nobel obtenu l’année dernière est le cache-misère de l’intégration européenne. À défaut d’avoir su créer une coopération plus poussée dans le champ politique, l’Europe s’interroge sur ce qu’elle est et où elle s’embarque. La question fondamentale est de savoir si l’UE est condamnée à demeurer un bricolage politico-économique ou si elle est porteuse d’un projet plus ambitieux.

Dans ce climat de doute identitaire, certains dirigeants politiques (à l’instar de David Cameron, Angela Merkel ou Nicolas Sarkozy), journalistes et intellectuels ont claqué la porte, à peine entrouverte, du multiculturalisme au titre que celui-ci aurait failli. La condamnation est néanmoins problématique, car elle traduit une mécompréhension profonde de ce qu’est le multiculturalisme, qui hypothèque le recours à celui-ci à des fins politiques.

Le multiculturalisme canadien

Quelques précisions s’imposent. Il n’y a, tout d’abord, pas un seul, mais plusieurs multiculturalismes, que cela soit en Europe (Pays-Bas, Royaume-Uni) ou ailleurs (Australie, Canada). Ces expériences ne sont ensuite pas identiques: elles impliquent des groupes culturels, ethniques, religieux ainsi que des arrangements institutionnels variables. Donc, si l’on veut absolument constater l’échec du multiculturalisme, il faut prouver l’échec de toutes ses variantes.

Enfin, parmi ces expériences, le Canada occupe une place à part pour deux raisons.

1. Il est le premier pays à avoir fait du multiculturalisme sa politique officielle en 1971 et un des rares pays à lui octroyer une valeur constitutionnelle (article 27 de la Charte canadienne des droits et libertés, préambule de la Constitution de 1982). Le multiculturalisme est l’idéologie du Canada, comme le républicanisme est celle de la France.

2. Le Canada est le pays qui a vu naître le multiculturalisme contemporain en théorie politique au début des années 1990 avec les travaux, entre autres, de Charles Taylor ou Will Kymlicka. Depuis, il est resté un foyer vivace des réflexions sur les aménagements institutionnels requis par l’idéal multiculturel.

Du point de vue européen, le multiculturalisme canadien est souvent décrypté comme une démarche, pouvant être sympathique (ou parfois inquiétante), qui consisterait à reconnaître les différences culturelles par souci de la diversité en tant que telle et qui aurait abouti au droit pour les enfants sikhs d’aller à l’école en portant le kirpan (décision de la Cour suprême en 2006), aux Québécois de disposer de leurs propres institutions en langue française et aux Autochtones de bénéficier de «droits ancestraux» garantis par la Constitution.

Ce que le multiculturalisme est (et n’est pas)

Au Canada, le multiculturalisme institutionnel (celui qui est supposé avoir échoué) n’a jamais constitué une politique guidée par le seul respect des différences (ce qui n’implique pas qu’il ne puisse pas y mener et que cela soit une bonne chose). Le multiculturalisme a été conçu en premier lieu comme une entreprise de construction nationale initiée en 1971 pour lutter contre le nationalisme québécois.

L’idée était de noyer le souverainisme québécois dans le bain de la reconnaissance d’une diversité plus large qui inclurait l’ensemble des groupes issus de l’immigration (en provenance, par exemple, d’Europe du Sud et de l’Est, du Moyen-Orient ou de Chine) et les «Premières Nations» (plus de 600 officiellement reconnues).

Dès l’origine, le multiculturalisme canadien a donc été conçu pour servir de socle au développement d’un ersatz d’identité nationale, une identité nationale allégée si l’on veut. C’était la réponse du gouvernement Trudeau aux fortes tensions politiques des années 1960, qui avaient alors culminé avec les Lois des mesures de guerre canadiennes en octobre 1970 au Québec.

Alors qu’en Europe, on perçoit le multiculturalisme comme un exercice sympathique de reconnaissance des différences (ou un projet inquiétant de fragmentation de l’espace public), il s’agit en fait d’une authentique démarche pour donner à la nation canadienne une identité qui lui soit propre. Le multiculturalisme ne vise alors pas tant à diviser une communauté nationale qu’à en créer une sur la base de la reconnaissance (parfois purement déclaratoire) de sa diversité.

Loin d’avoir failli, le multiculturalisme canadien est une entreprise de construction nationale atypique qui peut se prévaloir d’un certain succès. En effet, le soutien à l’autonomie politique du Québec stagne, voire s’affaiblit (loin de ce qu’il était dans les années 1990), la confiance (mutuelle et institutionnelle) est parmi les plus hautes au monde, de même que d’autres indicateurs sociaux comme le bonheur (le Canada est second après le Danemark en 2012, selon le Gallup World Poll) et le bien-être subjectif.

Bien entendu, tout n’est pas rose au pays à la feuille d’érable, tant s’en faut (en ce qui concerne, par exemple, le respect du bilinguisme fédéral ou la situation des Autochtones). Mais on ne peut pas nier que l’adhésion au projet canadien a pris de la consistance depuis les années 1970.

Quelle implication pour l’Europe?

L’UE partage deux caractéristiques avec le Canada, tout au moins avec celui des années 1960-70: une population fragmentée en différents groupes ethnoculturels ainsi qu’une faible conscience nationale/communautaire. Ainsi, en partant du principe que l’on est attaché au projet européen et que l’on considère que celui-ci doit prendre la direction d’une plus grande intégration politique, il est difficile de snober le multiculturalisme canadien.

Toutefois, rien dans ce qui précède n’implique que ce qui se passe de l’autre côté de l’Atlantique doive être transposé à l’Europe tel quel, ou même que l’Europe ait à se doter d’une idéologie officielle de même nature (bien que les linéaments soient là, en particulier sur le plan linguistique). L’expérience canadienne constitue néanmoins un exemple à méditer quant à la manière de forger une identité nationale dans une situation de division culturelle et linguistique et avec un fonds préexistant mince. L’intérêt du multiculturalisme canadien réside moins dans son contenu que dans la manière dont il a été formulé et les questions de modelage institutionnel auxquelles il entend répondre.

Dans le contexte européen, le discours de la fin du multiculturalisme obscurcit ce que peut être le multiculturalisme et ce à quoi il peut être utile. L’expérience canadienne doit être prise au sérieux par celles et ceux qui ont la conviction que l’UE doit aller de l’avant en termes d’intégration politique. Car, pour réaliser cette intégration, les institutions européennes auront probablement besoin de quelque chose de plus substantiel qu’une monnaie unique, une banque centrale, une bureaucratie, un Parlement et une Commission.

Si une identité doit être créée, la stratégie suivie par la plupart des pays européens au début de leur processus de construction nationale (imposition, souvent par la force, d’une langue unique, d’une histoire partiale et des symboles d’une majorité, etc.) n’est ni acceptable ni possible. Le temps est donc peut-être venu de considérer une autre voie.

Xavier Landes

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