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Entre crise nihiliste et terrorisme caucasien, les attentats de Boston

L'acte des frères Tsarnaev s'inscrit dans la grande tragédie qui déchire la petite Tchétchénie depuis deux siècles.

Grozny, après le passage de l'aviation russe, le 17 août 1996. REUTERS
Grozny, après le passage de l'aviation russe, le 17 août 1996. REUTERS

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Avant même la fin de l’enquête sur les attentats de Boston qui ont fait 3 morts et 180 blessés le 15 avril 2013, les médias se focalisent sur l’identité tchétchène et musulmane des frères Tamerlan et Dzovkhar Tsarnaev, auteurs de l’attentat, alors que l’aîné, 26 ans, est porteur d’un passeport kirghize et le cadet, 19 ans, est citoyen américain depuis 2012.

Les médias ont tôt fait de relier leur geste avec la rébellion séparatiste tchétchène et que d’aucuns qualifient de «djihadiste», «terroriste», «nationaliste» et qui est tout et rien de tout ça à la fois.

Or, une lecture prudente des événements à Boston invite à douter du caractère «purement» terroriste de l’acte, mais plutôt à l’inscrire dans la grande tragédie qui déchire la petite Tchétchénie depuis deux siècles sans espoir imminent d’issue pacifique et qui mine plusieurs générations d’enfants de la guerre et de la haine.

L’attentat de Boston est-il un acte terroriste?

L’identité tchétchène des poseurs de bombe, la ferveur religieuse du cadet, mais surtout la fréquentation de sites Internet djihadistes par l’aîné, ont fait dire aux médias qu’il s’agissait d’un acte terroriste s’inscrivant dans la mouvance djihadiste internationale.

Or, aussi abject et condamnable soit l’acte, il ne répond pas à la définition du terrorisme international, aussi imprécise et fluctuante la notion soit-elle, y compris aux Etats-Unis.

A la lumière des définitions du FBI et du Code de Lois des Etats-Unis, il est prématuré de conclure à la nature purement terroriste de l’acte des frères Tsarnaev, car ni la motivation politique ni l’intention d’influencer l’opinion ou le pouvoir américain n’ont été revendiquées. L’enquête n’a toujours pas établi de connexions avec les groupes nationalistes ou islamistes tchéchènes et tout porte à croire que les deux frères ont agi seuls.

La tragédie de Boston rappelle tristement d’autres tueries et «faits divers» qui ont émaillé l’actualité américaine ces dernières années et qui n’en restent pas moins des crimes insoutenables et si prégnants dans la conscience collective américaine que le seul nom de la localité où ils ont été commis suffit à les évoquer: Fort Hood, Columbine, Virginia Tech, Aurora, Newton…

Parce qu’ils sont Tchétchènes, parce qu’ils sont musulmans, les frères Tsarnaev sont-ils plus terroristes que les auteurs de ces crimes-là? Toutefois, et quand bien même leur geste diffère du terrorisme perpétré dans le Caucase ou en Russie, il n’est pas complètement étranger à la tragédie tchétchène.

Une tragédie russe autant que tchétchène

Elle débute au XIXe siècle, quand les Tsars, déterminés à élargir l’empire jusqu’aux mers du Sud, se lancent à la conquête du Caucase et se heurtent à la farouche résistance des peuples autochtones, notamment des Tchétchènes. Dans leur jusqu’auboutisme, les forces tsaristes commettent des actes génocidaires, qui rappellent ceux infligés aux Amérindiens par les conquérants du Wild Wild West à la même époque.

La conquête russe du Caucase aura fait des milliers de victimes et forcé à l’exil des milliers de Caucasiens dans l’empire ottoman voisin, dispersés aujourd’hui en Turquie, en Jordanie et Syrie.

Le pouvoir soviétique à son avènement promettait la fin de cette Russie «vaste prison des peuples», mais il ne se montra pas moins cruel avec le peuple tchétchène. Ainsi, les purges staliniennes les stigmatisent tout particulièrement (35.000 victimes en 1931 et 14.000 autres en 1937).

La paranoïa stalinienne les frappe à nouveau en 1944. Craignant une possible collusion avec les armées de l’Allemagne nazie, Staline ordonne la déportation des Tchétchènes. Dans la nuit du 23 février 1944, la quasi-totalité du peuple, soit 400.000 hommes, femmes, enfants, vieillards sont entassés dans des wagons à bestiaux et largués au beau milieu des vastes steppes désertiques d’Asie centrale. Plus d’un tiers ne survit pas au voyage.

Livrés à eux-mêmes et suscitant la méfiance des populations locales, ils se reconstruisent dans cet exil forcé au Kazakhstan (mais aussi au Kirghizstan où a vécu la famille Tsarnaev) renforcés dans leur identité nationale martyrisée, mais pas anéantie et plus revancharde que jamais.

A la déstalinisation, en 1959, Khrouchtchev leur accorde le droit au retour mais beaucoup attendent 1991 et les indépendances pour rentrer. L’ethnonationalisme chauvin qui gagne toutes ces républiques relaie les minorités au rang de citoyens de seconde catégorie et ne leur offre aucune perspective d’avenir. L’afflux massif des descendants de déportés en Tchétchénie fait naître un nouvel espoir, de courte durée.

Comme bon nombre de peuples ex-soviétiques, la Tchétchénie, entité autonome au sein de la Fédération de Russie, aspire à l’indépendance. Les déclarations unilatérales provoquent la colère de Moscou et la réaction est sévère.

Entre 1994 et 1996, une première guerre met face à face l’armée russe et une puissante et sournoise guérilla urbaine tchétchène. Vaincue et humiliée, l’armée russe se retire, mais au niveau politique c’est l’impasse, car la Tchétchénie échoue à faire reconnaître sa souveraineté par un autre pays.

Elle sombre dans le chaos, politique, économique et social, dans lequel les différentes factions se montrent incapables de surmonter leurs divisions. La résistance contre la Russie, au départ séculière et nationaliste, prend des aspects sans cesse plus religieux. Car, entre-temps, des éléments islamistes radicaux originaires du Moyen-Orient se sont implantés en Tchétchénie.

Au prétexte de cette islamisation progressive et des provocations du chef de guerre Shamil Bassaev, les Russes déclenchent en décembre 1999 la deuxième guerre de Tchétchénie, mais celle-ci est confiée à l’aviation qui rase la capitale Grozny, force les combattants à prendre le maquis dans les montagnes et soumet la population à la tutelle de Moscou.

Le bilan humain des deux guerres fait polémique, mais les organisations des droits de l’homme estiment à plus de 200.000 le nombre de victimes, essentiellement des civils. Leur sacrifice n’a toutefois pas résolu le «problème» tchétchène.

Si la rébellion a été momentanément affaiblie et expulsée de la petite république, et qu’un régime pro russe autoritaire a imposé un calme relatif en Tchétchénie, les forces séparatistes n’ont fait que se radicaliser, ont renoncé à toute idéologie nationaliste au profit d’un discours djihadiste dépassant le cadre tchétchène et intégrant des militants issus des autres minorités caucasiennes, regroupés dans une organisation paramilitaire secrète, l’Emirat du Caucase.

A la répression féroce et aveugle par l’armée russe, la rébellion djihadiste répond par des actes terroristes encore plus odieux en Russie, comme dans le cas de la prise d’otage du théâtre de Moscou en 2002 ou celle de l’école de Beslan en Ossétie du Nord qui fit 300 victimes.

L’impasse tchétchène

Circonscrit à la Tchétchénie avant de s’étendre à tout le Caucase et à la Russie, le terrorisme tchétchène pourrait-ils déborder sur le sol américain, comme pourrait le faire croire l’attentat de Boston? Rien n’est moins sûr et ce pour plusieurs raisons.

D’abord, le discours indépendantiste tchétchène, qu’il soit nationaliste ou islamiste, fait de la Russie la seule ennemie et puissance contre laquelle se définit en négatif la nation tchétchène. En visant exclusivement les intérêts de l’Etat russe, ou ceux de ses alliés locaux, tchétchènes ou autres, le terrorisme tchétchène montre qu’il n’a pas d’audience hors des frontières russes.

Bien qu’aucune preuve ne vienne étayer l’hypothèse d’un quelconque débordement terroriste tchétchène à l’étranger, il est fort à parier que Moscou cherchera à exploiter l’attaque de Boston pour encourager Washington à plus de coopération antiterroriste, et ce malgré les divergences de vue sur ce que cela induit.

Dans le cas épineux de la guerre en Syrie, Moscou a déjà brandi et exagéré l’épouvantail djihadiste tchétchène dans les rangs de l’opposition syrienne pour justifier de son soutien au régime de Bachar el-Assad. Or, la présence de combattants tchétchènes en Syrie reste tout à fait marginale, mais n’empêchera malheureusement pas les amalgames avec les auteurs de l’attentat de Boston.

Ces amalgames trop rapides, favorisés par l’islamophobie ambiante en Russie, permettent notamment à la Russie de Poutine de se dédouaner à bon compte de tous ses crimes de guerre en Tchétchénie.

Or, ces raccourcis erronés masquent le drame de ces générations de la guerre et de la haine, qui sont au bout de l’impasse et qui ne connaissent que la violence comme mode d’expression et d’affirmation.

L’acte de folie des frères Tsarnaev ne s’inscrit pas dans la nébuleuse terroriste internationale mais dans le traumatisme de la conscience nationale tchétchène et dans l’échec de leur insertion dans la société américaine.

Ce n’est malheureusement pas la première fois que ce genre de dérive et de délire nihiliste se produit, comme le démontrait déjà en 2009 le professeur Brian Jenkins, dans son témoignage devant le Comité du Sénat [PDF] pour les questions de sécurité intérieure, et dans lequel il mettait en évidence comment le djihad, en tant que dérive fanatique, était instrumentalisé comme exutoire de problèmes personnels.

C’est vraisemblablement dans la dérive personnelle et dans le désespoir de leur geste plutôt que dans les revendications religieuses radicales ou nationalistes tchétchènes que l’attentat des frères Tsarnaev demeure un acte de terrorisme aveugle.

Bayram Balci

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