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La mer de Chine en 2013 est-elle les Balkans de 1913?

Par Kevin Rudd, ancien Premier ministre et ancien ministre des Affaires étrangères australien.

Bateaux de pêche chinois et un navire des garde-côtes japonaises (2e à gauche) à une trentaine de km des îles Senkaku/Diaoyu, disputées par les deux pays, en septembre 2012. REUTERS/Kyodo
Bateaux de pêche chinois et un navire des garde-côtes japonaises (2e à gauche) à une trentaine de km des îles Senkaku/Diaoyu, disputées par les deux pays, en septembre 2012. REUTERS/Kyodo

Temps de lecture: 8 minutes

La situation est tout sauf normale en Asie de l’Est. Alors que les conflits territoriaux exacerbent les tensions dans les mers de Chine orientale et méridionale, la région fait de plus en plus penser aux Balkans d’il y a 100 ans, version maritime. Une poudrière sur l’eau. Le sentiment nationaliste embrase ces territoires, réduisant dans le même temps l’espace politique domestique. Les relations entre la Chine et le Japon sont désormais à leur plus bas niveau depuis la normalisation diplomatique de 1972.

Les investissements et le commerce bilatéraux ont été significativement réduits et les autorités locales sont à l’affût du moindre développement. Les relations de la Chine avec le Vietnam et les Philippines se sont aussi considérablement détériorées, et la situation créé des tensions au sein des organisations régionales comme l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (Asean). En termes de sécurité, la région n’a jamais été aussi fragile depuis la chute de Saigon en 1975.

A Pékin, les problèmes actuels avec Tokyo, Hanoi et Manille sont au cœur des préoccupations. Ils dominent à la fois dans les médias officiels et sur les réseaux sociaux – ces derniers sont d’ailleurs devenus particulièrement agressifs. Ils dominent aussi les discussions entre les responsables chinois et les visiteurs étrangers. La relation avec le Japon surtout est au centre de quasi toutes les discussions officielles, les interlocuteurs chinois essayant de vérifier ce profond changement qu’ils pensent avoir identifié dans la politique japonaise interne et dans la place occupée par la Chine dans le débat au Japon. Pékin ne veut pas que ces disputes territoriales aboutissent à un conflit armé, mais fait clairement comprendre qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir pour des raisons internes, et que la Chine est prête à parer à toute éventualité.

Mondialisation et nationalismes primitifs

Comme les Balkans il y a un siècle, l’environnement stratégique est complexe en Asie orientale, elle est divisée par des alliances, des fidélités et des rancœurs qui se chevauchent. Au moins six Etats ou entités politiques sont en bisbille territoriale avec Pékin. Trois d’entre eux sont des partenaires stratégiques importants des Etats-Unis. Sans compter les multiples organisations impliquées dans chaque Etat. Pour la Chine par exemple, le Groupe de crise international en a identifiées huit rien qu’en mer de Chine méridionale.

Les revendications territoriales sont en outre vastes – tout comme les enjeux en termes de ressources minérales, maritimes et énergétiques. Les Etats-Unis restent globalement neutres, mais il existe de nombreuses imbrications entre les intérêts locaux des pays impliqués et la concurrence stratégique globale entre l’Amérique et la Chine et elles ne sont pas forcément évidentes à gérer.

Pour compliquer encore les choses, l’Asie de l’Est est profondément tiraillée entre deux mouvements opposés. D’un côté, les forces de la mondialisation rapprochent ses populations, ses économies et ses Etats, plus que jamais dans l’histoire. En témoigne le développement du commerce régional, qui représente désormais presque 60% des échanges totaux dans ces territoires. D’un autre côté, les forces des nationalismes primitifs, voire ataviques, menacent toujours de déchirer la région.

Résultat: dans la région, l’idée d’un conflit armé, même si elle semble contraire à l’intérêt national rationnel de ces Etats qui jouissent actuellement d’un dynamisme économique sans précédent, est devenue un sujet de conversation terrifiant mais courant, à cause des conflits territoriaux récents mais aussi de rancœurs culturelles et historiques profondément ancrées. Deux mondes très différents cohabitent dans cette Asie orientale contemporaine.

«Combinaison de coups»

C’est entre la Chine et le Japon et entre la Chine et le Vietnam que les lignes de fracture sont les plus inquiétantes. En septembre 2012, le gouvernement japonais a acheté à un propriétaire privé trois îles des Senkakus, un petit archipel revendiqué par les deux pays (les Chinois appellent ces îles les Diaoyu). La Chine en a conclu que le Japon, qui a de facto contrôlé administrativement ces îles durant la plus grande partie du siècle dernier, comptait y renforcer sa souveraineté.

Les îles Senkakus/Diaoyu. CC 3.0 by wikimedia

En réponse, Pékin a lancé ce qu’il appelle une «combinaison de coups»: représailles économiques, envoi de navires de patrouille maritime dans les régions disputées, exercices de combat communs entre les différentes branches de son armée et gigantesques manifestations publiques, parfois violentes, devant les bâtiments diplomatiques ou commerciaux nippons dans le pays. Les exportations japonaises en Chine ont donc brusquement chuté au dernier trimestre 2012.

Et parce que la Chine était devenue le premier partenaire commercial du Japon, cet effondrement des exportations va probablement peser lourdement sur la contraction de la croissance économique nippone attendue pour cette même période.

Mi-décembre, le Japon a affirmé que des avions chinois étaient entrés dans l’espace aérien japonais au-dessus des îles disputées, pour la première fois depuis 1958. A la suite d’un autre incident, Tokyo a envoyé huit avions de chasse F-15 dans ces îles. Les deux parties se sont certes gardées de déployer des navires de guerre mais l’inquiétude croît face à la militarisation rampante car des capacités militaires sont transférées à des bateaux de type garde-côte.

Conciliation japonaise

Alors que dans les cercles militaires japonais, on prône de plus en plus l’intransigeance, le premier ministre Shinzo Abe, au pouvoir depuis mi-décembre, a cherché à adoucir ses déclarations publiques sur la Chine, probablement pour montrer à cette dernière qu’il avait envie de retrouver une relation stable. Il y a eu aussi cette lettre de conciliation transmise par Shinzo Abe au nouveau secrétaire général du parti communiste chinois Xi Jinping le 25 janvier lors d’une visite dans la capitale chinoise du chef du Nouveau Komeito, parti membre de la coalition au pouvoir aux côtés du Parti libéral-démocrate.

Une démarche plutôt bien accueillie à Pékin, publiquement et en privé, comme l’ont montré les déclarations de Xi Jinping le jour suivant. La Chine demande au Japon de reconnaître formellement l’existence d’un conflit territorial, pour renforcer sa position politique et juridique au regard de l’avenir de ces îles. Mais elle souhaite dans le même temps que ce différend ne menace pas la sécurité régionale, pour conserver la stabilité nécessaire à son objectif premier: la réforme économique et la croissance.

Le climat pourrait donc s’adoucir entre la Chine et le Japon à court terme. Mais les réalités diplomatiques et stratégiques demeurent pour l’essentiel inchangées. L’offensive diplomatique sans précédent lancée mi-janvier par Shinzo Abe et le ministre des Affaires étrangères japonais Fumio Kishida – ils ont visité sept pays d’Asie de l’Est – montre que la tension reste élevée entre les deux pays. L’annonce fin janvier de la création d’une force spéciale de garde-côtes japonaise, constituée de 12 nouveaux navires et de 600 soldats spécifiquement chargés des Senkaku, rappelle que l’affaire est loin d’être résolue.

Le poids des opinions publiques

Le souci, c’est qu’aucun des deux pays ne peut se permettre de faire un pas en arrière vis-à-vis de son opinion publique. La Chine estime que le Japon a mis fin au statut quo et le Japon pense qu’il n’a pas à céder puisqu’il n’a a pas de problème de souveraineté. Tous deux continuent donc à scruter chaque mouvement dans le ciel ou en haute mer, et le moindre incident pourrait rapidement dégénérer.

Pour éviter d’en arriver là, les deux pays vont probablement devoir camper sur leurs positions en public, pour des raisons internes, tout en revenant en arrière, progressivement et de manière parallèle, sur le déploiement maritime et aérien. Le tout selon un plan négocié par un intermédiaire ou via leurs propres réseaux diplomatiques, en coulisses. Si de telles négociations secrètes ne sont pas encore en cours (et il semblerait qu’elles le soient), c’est dans l’intérêt des deux pays de déclencher le processus.

Le Japon ne devrait installer aucun équipement, aucune base et aucun homme sur ces îles, des projets parfois envisagés par Tokyo: cela déclencherait inévitablement des mesures de représailles de Pékin et aggraverait la crise. Si ces pas pouvaient être réalisés et que la situation était stabilisée, il faudrait alors peut-être envisager sur le long terme d’inviter une institution environnementale internationale appropriée à gérer ces îles et leurs alentours et s’entendre pour que les navires nationaux ne s’en approchent plus.

Pétrole, gaz, poissons

Les revendications territoriales en mer de Chine méridionale sont encore plus complexes. Selon les services américains, des responsables chinois affirment que la mer contient 213 milliards de barils de réserves avérées de pétrole (dix fois les réserves des Etats-Unis, mais les scientifiques américains sont sceptiques) et 25.000 milliards de mètres cubes de réserves de gaz (grosso modo les réserves avérées du Qatar).

La mer de Chine méridionale représente aussi 10% des prises annuelles de poissons du monde. La région est d’ores et déjà le théâtre d’explorations controversées de ressources énergétiques en mer profonde. La pêche engendre également de multiples confrontations physiques entre bateaux De plus, contrairement aux Senkaku/Diaoyu, beaucoup d’îles de la mer de Chine méridionale sont déjà jonchées de garnisons et de bases navales.

Six Etats, plus Taiwan, ont des revendications territoriales dans cette région. Le conflit le plus grave concerne la Chine et le Vietnam. Tous deux se sont déjà accrochés sur ces questions, en 1974 et en 1988. Ils se sont aussi fait la guerre en 1979 à leur frontière. Un haut responsable d’Hanoi a très bien résumé la relation sino-vietnamienne en mai 2011 en disant: «les deux pays sont de vieux amis et de vieux ennemis».

Les îles Spratleys et qui les revendiquent. Cartothèque Spiridon Manoliu

Les Chinois ont aujourd’hui clairement l’avantage sur les Vietnamiens au niveau économique. Si bien qu’un autre responsable vietnamien a récemment souligné sans détour que la Chine pourrait tout simplement faire sombrer l’économie vietnamienne si elle le voulait. Mais il ne faudrait pas en déduire, vu les rancœurs historiques, que cette dépendance économique serait de nature à empêcher toute action diplomatique ou militaire du Vietnam sur la question de la mer de Chine méridionale.

Et voici le Vietnam…

La relation sino-vietnamienne s’est dégradée depuis que des bateaux chinois ont coupé les câbles sismiques de navires exploratoires vietnamiens en mai 2011 puis en décembre 2012. Selon Reuters, le Vietnam a ensuite déclaré qu’il déploierait à partir de janvier 2013 des navires civils, soutenus par la police maritime, pour empêcher les bateaux étrangers de pénétrer dans ses eaux. L’Inde, partenaire du Vietnam pour certaines des explorations, a indiqué qu’elle pensait aussi envoyer des bateaux en mer de Chine méridionale pour protéger ses intérêts.

Dans le même temps, la province chinoise de Hainan a averti qu’à partir de 2013, ses navires de surveillance maritime commenceraient à intercepter, à fouiller et à repousser les bateaux étrangers qui violeraient les eaux territoriales chinoises, y compris dans les parties disputées. Ces différentes annonces de nouvelles procédures d’interception des bateaux étrangers, contradictoires, laissent entrevoir d’importants conflits pour l’année à venir. Le Vietnam et la Chine se cherchent, et ceux qui suivent de près l’évolution de cette relation craignent un nouveau conflit armé.

Pour éviter l’escalade, il est temps que Pékin et Hanoi lâchent du lest. Ils devraient avant tout s’entendre pour identifier comme prioritaire l’élaboration du code de conduite tant attendu entre l’Asean et la Chine en mer de Chine méridionale, un texte qui doit inclure des projets communs d’exploitation des ressources énergétiques. Les deux gouvernements devraient identifier un seul projet commun, sur un territoire qu’ils se disputent et commencer à négocier concrètement les modalités de son développement. Si c’est trop difficile, les deux pays devraient alors s’interroger sur la mise sur pied d’un projet de pêcherie commune dans une seule région bien définie, cela permettrait de faire oublier les délicates questions de souveraineté qui sont plus sensibles quand il s’agit d’extraction des ressources.

L’avertissement européen de 1914

En d’autres termes, plutôt que d’attendre l’aboutissement de négociations diplomatiques complexes sur la version finale d’un code de conduite, mieux vaut commencer à construire la confiance en coopérant sur un vrai projet. Si cette approche porte ses fruits entre la Chine et le Vietnam, des projets communs de développement pourraient être engagés avec d’autres Etats qui le souhaitent.

Mais tout cela pourrait ne pas fonctionner. Les nationalismes pourraient l’emporter. Les décideurs politiques pourraient se contenter de laisser les événements suivre leur cours, comme ils l’ont fait il y a un siècle. Dans son dernier livre, The Sleepwalkers: How Europe Went to War in 1914 – “Les Somnambules: comment l’Europe est entrée en guerre en 1914” - l’historien Christopher Clark raconte comment les petits nationalismes des Balkans combinés avec les jeux politiques des grandes puissances et le manque d’habileté diplomatique des responsables d’alors ont abouti au carnage à grande échelle de la Première Guerre mondiale.

A cette époque, la mondialisation économique était encore plus avancée qu’aujourd’hui et les gouvernements européens, jusqu’en 1914, estimaient qu’une guerre paneuropéenne était irrationnelle et donc impossible. Je pense qu’une guerre pan-asiatique est improbable. Mais pour les habitants de la région, confrontés à l’escalade des tensions dans les mers de Chine orientale et méridionale, l’histoire européenne est un avertissement qui mérite réflexion.

Par Kevin Rudd

Traduit par Aurélie Blondel

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