Culture

Lescure de désintox?

Quelques pistes pour que les industries culturelles arrêtent de tout mettre sur le dos du numérique avant la fin de la mission confiée à l'ex-patron de Canal.

Tournage d'un film. REUTERS
Tournage d'un film. REUTERS

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Bientôt, un jour, peut être, la Commission Lescure va rendre son avis. Vous vous en rappelez? il y a longtemps, très longtemps, quelques semaines après l’élection présidentielle, Hollande confiait  —si j’ai bien suivi— dans le dos de ses ministres de la Culture et du Numérique une mission à Pierre Lescure pour repenser l’offre culturelle sur Internet.

Lescure? Pourquoi Lescure? L’ancien journaliste, enfant du rock, président de Canal+ ère Messier ou encore président du Théâtre Marigny réunissait sans doute tous les atouts pour donner une image dynamique à une mission que pourtant beaucoup imaginait (imagine?) a priori sans grande envergure et pour le moins sans révolution attendue.

Dans le cadre de cette «mission de concertation sur les contenus numériques et la politique culture à l'ère du numérique», Pierre Lescure devra donc faire, d'ici mars prochain –donc 10 mois après sa désignation, «des propositions permettant de:

- favoriser le développement des œuvres et des pratiques culturelles numériques
- assurer l'accès à tous à celles-ci
- soutenir la création et la diversité
- valoriser leurs retombées économiques
- et lutter contre la contrefaçon commerciale».

Donc un beau matin, j’ai vu de la lumière au ministère de la Culture, je suis entré avec un petit camarade et on a poussé deux ou trois idées. Le Pierrot et ses acolytes étaient très chaleureux, plutôt contents qu’on leur serve une soupe un peu différente –pas meilleure, différente– de celles mitonnée lors des cent et quelques précédentes auditions.

Je vous la fais courte sur le premier sujet abordé, la nécessité de préserver le statut d’hébergeur mais malgré mes nombreuses chroniques dans Slate sur le sujet (par exemple) et malgré une jurisprudence le sanctifiant, les premières déclarations de Pierrot Lescure qui a donc dû rencontrer lors de sa mission 100 personnes dont 98 ayants droit dont parmi ces 98, 96 lui ont demandé une révision du statut d’hébergeur donnaient l’idée qu’il avait écouté ces 96 ayants droit.

Donc on récapitule sur le sujet: afin de créer un environnement favorable au développement du commerce électronique, une directive européenne du 8 juin 2000, qui concerne toute la chaîne économique du numérique, a créé pour les hébergeurs un régime de responsabilité civile et pénale aménagée. Ce régime, loin d’organiser l’irresponsabilité des hébergeurs, les soumet à des obligations nombreuses et précises de traitement des notifications, de conservation des informations ou encore de réponses aux requêtes de la police.

Je défends donc le maintien des règles existantes. La suppression du statut d'hébergeur se traduirait par la mise en œuvre des règles de la responsabilité civile de droit commun, fondées sur l’existence d’une faute, d’un préjudice et d’une relation de causalité entre les deux. Cela ne résoudrait rien et ferait resurgir les débats qui ont eu cours dans les années 1990 sur la définition des obligations de surveillance et de diligence de l’hébergeur. Bref le bordel.

Par ailleurs, l’instauration d’une obligation de «stay down» (c’est-à-dire l’obligation non seulement de retirer les contenus notifiés comme illicites, mais aussi de prévenir la réapparition de contenus équivalents ou similaires, qu'ils émanent du même utilisateur ou d'un autre), réclamée par certains, doit également être rejetée.

La Cour de cassation a écarté cette interprétation de la directive en juillet 2012 et la Commission européenne s’apprête à en faire autant. On a tendance à oublier que le statut de l’hébergeur ne concerne pas seulement les atteintes à la propriété intellectuelle mais une multitude de corpus juridiques (protection de l’enfance, terrorisme, injure et diffamation…)

Certains hébergeurs sont certes allés au delà de ce que la loi exige. Des sites d’annonces ont signé des chartes pour lutter contre la contrefaçon de biens matériels; des plateformes vidéo se sont dotées de systèmes «d’empreintes numériques», permettant de détecter automatiquement les contenus mis en ligne sans autorisation et de déclencher l’application de la règle définie par l’ayant droit (retrait, maintien avec ou sans monétisation).

Malheureusement, les ayants droit et leurs représentants n’utilisent pas suffisamment ces services offerts par les outils. La tentative de signer une charte, sur le modèle des «UGC Principles» (2007), n’a pas abouti, malgré deux ans de débats au CSPLA (Conseil Supérieur de la Propriété Littéraire et Artistique), et alors que cette charte était très peu contraignante pour les ayants droit. Ceux-ci restent trop peu au fait des outils technologiques existants et ne veulent pas assumer le coût ni le temps humain liés à l’utilisation de ces outils.

Donc première idée mise en avant: une solution pour lutter contre l’inertie de l’industrie culturelle pourrait être d’imposer, immédiatement après le mixage, le fingerprinting de toute œuvre cinématographique ou audiovisuelle, sous peine de suppression de l’aide accordée par le CNC. Ben oui, ensemble –industries culturelle et numérique– tout devient possible même pour limiter les contenus mis en ligne sans l’autorisation de leurs ayants droit.

Un autre enjeu clé concerne la numérisation et l’exploitation des œuvres. Selon un rapport  récent de la Commission européenne, 20 millions d'heures de films, dont certains ont bénéficié d’aides publiques, ne sont toujours pas numérisées.

Ce n’est pas normal. En France, la mobilisation des fonds du Grand emprunt pourrait contribuer à y remédier. L’analyse de rentabilité sur laquelle repose ce dispositif de soutien doit être de toute façon assouplie, car nul ne peut prédire le potentiel économique d’une œuvre ni les formes futures de son exploitation numérique. On pourrait donc prioriser, dans ce programme de numérisation, les films pour lesquelles un nombre minimal d’internautes ont manifesté leur intérêt.

Et puis idée pas idiote —c’est mon avis et je le partage— même si elle fait déjà hurler: pourquoi les budgets colossaux dits «d’action culturelle» des sociétés de gestion collective (vous savez les SACEM et autres qui tous les ans se font épingler par la Cour des comptes sur leurs modes de fonctionnement mais qui pourtant continuent leur petit bout de chemin) pourraient également financer la numérisation des œuvres. Les 20% de frais de gestion de ces sociétés pourraient enfin servir à la collectivité… Donc à quand une taxe sur les Sacem et autres? La France est le pays des taxes, le pays des pigeons et des faisans, non?

Autre idée pour faire avancer le débat: instaurer une obligation d'exploitation à la charge des ayants droit de l'audiovisuel et de la musique, sur le modèle de ce qui existe dans le livre. Je m’explique : quand un auteur de bouquin signe avec un éditeur, si ce dernier n’exploite pas, n’édite pas l’ouvrage, objet du contrat, ce contrat tombe et l’auteur reprend sa liberté. On pourrait ainsi imaginer quand un film, une œuvre audiovisuelle plus largement (fiction, documentaire, animation, etc…) ou une chanson sont oubliés sur des étagères numériques ou physiques que l’auteur de ces œuvres récupère les droits d’exploitation pour se tourner vers un autre distributeur prêt à assumer une vraie exploitation notamment numérique de l’œuvre.

Bon, je pourrais mentionner le changement nécessaire de la chronologie des médias, ce système qu’on peut qualifier d’absurde quand un film disponible en VOD cesse d’être disponible pour laisser une chaine de télé le diffuser en catimini à 2h du matin. Mais là Pierrot L. semblait au courant et donc ça devrait bouger.

Bref, c’était mes two cents pour faire avancer le schmilblick des pratiques culturelles numériques. Arrêtons la désintox sur le fait qu’on ne peut rien faire si ce n’est incriminer l’industrie numérique….

Giuseppe de Martino

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