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Cher Grand Rabbin de France

Lettre ouverte à Gilles Bernheim, Grand Rabbin de France, au sujet du mariage pour tous.

Le grand rabbin de France Gilles Bernheim à l'Elysee à Paris, le 16 décembre 2011. REUTERS/Charles Platiau
Le grand rabbin de France Gilles Bernheim à l'Elysee à Paris, le 16 décembre 2011. REUTERS/Charles Platiau

Temps de lecture: 6 minutes

Cher Monsieur le Grand Rabbin,

Autant vous le dire tout de suite, jusqu’à ces dernières semaines, j’étais l’un de vos fans les plus fidèles. Comme beaucoup d’autres juifs de France, je pense que votre nomination à la tête de la communauté fut une excellente nouvelle. Vous incarniez jusqu’ici une forme de judaïsme éclairée et ancrée dans la réalité républicaine. À chacune de vos apparitions à la télévision, je me félicitais de ce que la communauté juive serait désormais représentée par un homme sage préoccupé par le dialogue inter-religieux et ouvert sur le monde.

Mais voilà, l’état de grâce a pris fin avec le projet de loi Taubira sur le mariage pour tous. Vous vous êtes fendu d’un essai intitulé Ce que l’on oublie souvent de dire expliquant dans le détail pourquoi vous êtes farouchement opposé à ce projet de loi.

Il faut croire que ce texte a eu un grand retentissement dans la sphère monothéiste puisque le Pape Ratzinger en personne en a repris les principaux points dans sa charge récente contre le mariage (et l’adoption) pour les couples de même sexe. Vous semblez d’ailleurs fier de cette convergence de vues puisque vous vous en félicitiez il y a quelques jours à peine à la radio et sur votre page Facebook.

J’ai donc lu ce texte et je souhaite à mon tour vous expliquer pourquoi ces pages vous ont durablement décrédibilisé alors que vous faisiez jusqu’à présent un quasi sans faute.

Vous débutez votre essai en disqualifiant d’office ceux qui pourraient être tentés d’invalider vos arguments au prétexte que vous êtes rabbin, donc dépositaire d’une tradition ancienne présumée homophobe et que, de facto, vous n’auriez pas le droit de prendre part à ce débat. Mais vous vous tirez d’emblée une balle dans le pied en rappelant que votre vision du Monde est intégralement façonnée par la Bible.

Dépasser la Torah

Pour être honnête, je ne vous crois pas tout à fait, lorsque vous réduisez à ce point vos conceptions de l’universel: tous ceux qui vous connaissent savent que votre érudition ne se limite pas à la simple tradition juive mais que vous êtes également un fin connaisseur des philosophies occidentales et que vous êtes également féru de littérature, d’histoire, de sociologie etc. Vous savez bien qu’un intellectuel en 2013 ne peut pas avoir d’audience sérieuse dans la société civile si son champ de références se limite au religieux.

Car nous touchons ici au coeur du problème. Aujourd’hui, nous lisons les textes de la tradition à la lumière du contexte et c’est là une très bonne chose! Les hommes inspirés par Dieu qui ont rédigé les différents livres de la Bible et qui ont donc façonné votre vision du monde n’avaient malheureusement pas réponse à tout. Ils ne font que très peu allusion à l’homosexualité sauf pour dire ici et là qu’il s’agit d’une abomination.

La question ne les intéresse visiblement pas outre mesure, trop occupés qu’ils sont à traiter de grandes questions philosophiques et à relater des évènements paranormaux (Il est d’ailleurs amusant de constater que la Torah n’interdit jamais explicitement l’homosexualité féminine puisqu’il n’y est nulle part fait mention). Pourquoi diable ne pas clairement prendre vos distances avec ces bouts de phrases pour le moins embarrassants? Aujourd’hui, tous les gens raisonnables (et je sais que vous en êtes) sont d’accord pour reconnaître que l’homosexualité n’est pas une abomination, qu’elle est dans la Nature (elle ne vient pas de Jupiter) et qu’elle n’est pas «contagieuse».

Arguments fallacieux

Pour mettre en échec les défenseurs du mariage pour tous, vous évoquez l’argument que certains d’entre eux avancent et qui obligerait la société à offrir le mariage aux homosexuels au nom du sacro-saint amour. Nous sommes au moins d’accord sur ce point: l’amour n’a rien à faire dans ce débat, les homosexuels demandent juste le droit de faire des mariages d’amour ou de raison comme leurs concitoyens hétéros. Nul sentimentalisme dans cette revendication.

Ceux qui évoquent naïvement l’amour pour légitimer la revendication font un excès de pédagogie; ils tentent maladroitement d’expliquer à l’écrasante majorité hétéro que l’homosexualité n’est pas toujours strictement motivée par une luxure rampante comme le prétendent les homophobes depuis des siècles.

Des parents hétéros idéalisés

Je reviens aussi sur la partie de votre texte assurant que la volonté d’élever un enfant pour un couple homosexuel résulterait d’un caprice qui ferait de l’enfant un objet à acquérir ou la simple matérialisation d’un droit dont on abuserait à tort à à travers. Ce procès, si vous êtes honnête, vous devez le faire à l’ensemble des couples qui choisissent de faire naître un enfant pour des raisons pas toujours avouables.

Les couples hétéros, c’est bien connu, murissent toujours leur décision durant de longues années avant de franchir le pas et aucun enfant ne nait par accident, ça va sans dire. Les jeunes mères n’enfantent jamais pour jouer à la poupée. Les couples en crise ne donnent pas non plus naissance à de futurs psychanalysés dans le but de prendre de vitesse leur désarroi conjugal. Et l’on n’entend jamais dans la bouche des pères «Le petit dernier, c’est ma femme qui le voulait et  comme je ne peux rien lui refuser...»?

La liste des mauvaises raisons d’enfanter est longue, confirmant que la peinture idyllique que vous faites des motifs parentaux hétérosexuels est celle d’un bisounours, Monsieur le Grand Rabbin. Laissez moi vous dire que lorsque la procréation ne va pas de soi pour certains parents, leur volonté laisse entrevoir à travers ces épreuves, une maturité et une profondeur qui vous surprendraient.

Je ne reviendrai pas sur le passage caricatural dans lequel vous assimilez tous les homosexuels aux plus radicales des théoriciennes du mouvement queer, légitimant ainsi les parallèles que certains de vos détracteurs sont tentés de faire entre vous et les fanatiques de Civitas...

Tenir compte des minorités

Vous terminez votre exposé par une formule assez confondante de mauvaise foi en arguant que la communauté homosexuelle représente une infime minorité et qu’il n’est donc pas nécessaire de causer un tel préjudice à l’ensemble de la société au profit d’un groupe aussi insignifiant... Je vous rappelle juste que vous ne représentez pas plus de 600 000 âmes. (Je compte large, les juifs libéraux, massortis et autres agnostiques ne m’en tiendront pas rigueur).

Vous êtes bien content lorsque les épreuves que traversent les Juifs de France ne sont plus seulement leur problème, mais celui de toute la République. Souvenez-vous de ces milliers de français de toutes les confessions descendant dans la rue au lendemain de la profanation du cimetière juif de Carpentras: l’antisémitisme n’était plus seulement l’affaire des juifs. L’homophobie est-elle plus acceptable que l’antisémitisme? Ah non, j’oubliais, vous condamnez toute agression physique et verbale sur les personnes homosexuelles - merci pour tant de magnanimité, mais ces derniers réclament un peu plus que le simple droit de ne pas être molestés!

Comme le dit un de mes amis, il est pour le moins gonflé, de brandir les droits de l’homme quand ça nous arrange en tant que juif, noir, arabe et de les jeter au rebut lorsque ces mêmes droits ne servent plus nos intérêts propres.

Ce n'est pas votre affaire

Au fond, votre position - assez intenable, j’en conviens - est celle d’un dignitaire religieux qui s’exprime dans le cadre d’une république laïque. Votre marge de manoeuvre dans l’espace public est clairement délimitée par la loi de séparation des églises et de l’État.

Ce projet de loi concerne une procédure civile et je pense que vous devriez déjà être reconnaissant d’être consulté avec les autres représentants des grandes religions. Il n’a jamais été question de réformer le mariage juif et de l’élargir aux couples de même sexe alors pourquoi se mêler d’une affaire qui, je le répète, ne concerne en rien les ministres des différents cultes?

Dans le camp rétrograde

Ces derniers jours, vous vous êtes agacé que l’on vous mette dans le même panier que les catholiques intégristes et les leaders rétrogrades du Conseil Français du Culte Musulman; vous faites valoir que vous vous opposez au projet de loi pour des «mobiles» différents. Vous avez ainsi refusé de prendre part à la Manif pour tous de peur d’être vu - ô suprême ironie - aux cotés de Gollnisch, Boutin, De Villiers et Frigide Barjot... mais le mal était déjà fait! C’est finalement votre tragédie que celle d’un intellectuel de haute volée qui se retrouve embarqué dans le même camp que les réactionnaires et les bigots les plus arriérés.

Vous auriez du rester silencieux dès le début! Mieux aurait valu que vous ne vous positionniez pas dans ce débat. Vous seriez sorti grandi de cette affaire en vous démarquant des autres religieux. Vous auriez adressé un message positif à votre communauté ainsi qu’à la nation qui équivaudrait en substance à : «nous, Juifs orthodoxes, avons notre opinion sur la question mais nous avons perdu la très vilaine (et très monothéiste) habitude monothéiste d’empiéter sur la sphère publique et nous ne voulons pas imposer notre vision traditionnelle de la famille à l’ensemble de la société civile».

Et les jeunes juifs vous entendent

Inutile de dire que vous auriez également fait le plus grand bien à ces milliers de jeunes qui suivent leurs scolarité dans les établissements juifs et qui n’ont pas la chance de profiter de vos subtilités herméneutiques en cours de Kodesh*.Ces collégiens doivent bien souvent se contenter de la compétence limitée d’enseignants rétrogrades qui leurs font ingérer via la prose biblique leur dose quotidienne de machisme, de tribalisme mesquin, de superstitions infantilisantes et de messages belliqueux prônant le rejet de l’autre...

Enfin, Monsieur le Grand Rabbin, n’avez vous jamais envisagé que l’homosexualité n’est pas réservée aux seuls Gentils? Que des jeunes juifs qui se découvrent, la mort dans l’âme une sexualité différente sont les premières victimes de votre intransigeance?

Vous leur auriez prouvé, par une prise de position plus subtile, qu’ils ne sont pas tout à fait seuls et que la Synagogue ne leur ferme pas ses portes. Vous auriez montré à leurs persécuteurs de cours de récréation et à leurs familles dans le déni que le judaïsme contemporain n’est pas le même que celui, rugueux et primitif, pratiqué par les Hébreux d’il y a 3000 ans. Vous leur enseigneriez qu’on peut être juif en 2013 sans être en dehors de l’époque dans laquelle on vit.

Respecter les couples homosexuels dans leur quête des mêmes droits que les autres aurait été un grand pas dans cette Renaissance du judaïsme républicain et tolérant que vous sembliez jusqu’ici incarner.

Joachim Cohen

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