France

Les ultralibéraux français sont déjà dépassés

Ils font le tour des plateaux pour réclamer moins d'impôts, moins d'Etat, moins de régulation. Si on peut être d'accord avec certains de leurs constats, la philosophie qu'ils y appliquent semble aller contre le sens de l'histoire récente, comme l'a montré la dernière présidentielle américaine.

<a href="http://www.flickr.com/photos/ulikleafar/2151453005/">Liberté</a> / leafar via Flickr CC <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/deed.fr">License by</a>
Liberté / leafar via Flickr CC License by

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Alain Madelin a fait des enfants. Ces jours-ci, ils écument tous les plateaux télés en portant haut les idéaux reaganiens du père.

D’un côté, les plus modérés, qui voudraient faire de la France l’Allemagne, comme Philippe Manière ou Agnès Verdier-Molinié.

De l’autre, les plus zélés, qui voudraient en faire l’Angleterre de Margaret Thatcher: j’ai nommé Gaspard Koenig, Charles Beigbeder ou encore Arnaud Dassier. Ces derniers sont d’ailleurs tous cadres du Parti libéral démocrate.

Car oui, il y a un parti libéral en France. Mazette!

Il est le seul en France à avoir assuré Mitt Romney de son soutien public, ce qui est déjà assez surprenant pour être signalé. On comprend donc qu’il aimerait voir sa doctrine appliquée en France, et celle-ci tient un mot: moins d’État.

Une nécessaire rationalisation de l’État...

Premier crédo des libéraux: l’État doit maigrir. Ils veulent définitivement tourner la page de l’État-Providence et on peut les comprendre.

L’Etat français peut-il encore sérieusement, en 2012, avec la dégradation complète de tous les paramètres économiques, se gérer ainsi qu’il le fait? Car il est dispendieux, et pas besoin d’être de gauche ou de droite pour s’en rendre compte. Du reste, les exemples de son irrationalité sont si nombreux que l’on a quelque mal à n’en prendre que deux.

1. Les impôts

La France est l'un des pays au monde où la pression fiscale est la plus lourde. La charge fiscale totale du pays correspond à 42,8% de son PIB. En Europe, seul le Danemark (48,2%), la Suède (47,1%), la Belgique (44,3%) et la Finlande (43,1%) font «mieux».

Cela n’est pas vraiment un problème en soi. Cependant, la fiscalité française est au mieux tortueuse, au pire inexplicable.

Que penser quand on voit que les PME ont à s’acquitter d’un taux mirifique de 34,33% d’impôt sur les sociétés, qui pousse de nombreux patrons à céder leur entreprise (souvent à des groupes étrangers) et décourage fortement les primo-investisseurs? Et ceci quand les entreprises du CAC 40, elles, ne subissent en moyenne qu’un poids fiscal de 8%!

Que dire du maintien de l’ISF, impôt démagogique par excellence, dont il est notoire qu’il coûte à l’Etat bien plus qu’il ne lui rapporte, et dont le mode de calcul, qui ne prend pas en compte le niveau réel de revenus mais la valeur globale du patrimoine, étrangle les propriétaires modestes de biens immobiliers onéreux et les oblige souvent à s’en séparer, concourant ainsi activement à la gentrification de certains territoires.

Ne parlons même pas des taxes sur les successions, des niches fiscales pour les retraités, de la fameuse taxe à 75% (certes retoquée, pour l'instant, par le Conseil constitutionnel) et de tout le reste…

La pilule est d’autant plus amère que cette fiscalité est supposée financer un modèle social poussif (qui devrait, à mon avis, davantage rechercher l’égalité que l’égalitarisme) et des grands projets dont on peine parfois à percevoir l’intérêt économique, quand ils ne sont pas tout simplement farfelus, ou notoirement ruineux.

Certains ont choisi de ne plus se poser ces questions. Ou, du moins, d’aller se les poser à Néchin voire à Moscou. Il faudrait sans doute dire, sans cautionner leur choix, que si des familles entières choisissent l’exil fiscal, ce n’est pas forcément qu’elles en ont assez de payer leurs impôts, mais plutôt qu’elles n’en peuvent plus de voir leurs impôts utilisés n’importe comment. Ce qui nous amène directement au deuxième point.

2. La fonction publique

On peut également s’interroger sur le maintien d’une fonction publique aux proportions ahurissantes, quand l’État n’a plus le premier euro pour y faire face et se voyait d’ailleurs contraint, il y a deux ans, d’emprunter 930 millions d’euros sur les marchés financiers pour pouvoir rémunérer ses agents.

Un rapport de la Cour des comptes de 2009 estimait que la France comptait environ 5,3 millions de fonctionnaires (soit 20,4% de l’emploi total). Entre 1980 et 2008, leur nombre a progressé de 36%: 1,4 millions de fonctionnaires en plus!

Indéniablement, il faut alléger. Il faut en revanche savoir où et comment. Ne pas remplacer un fonctionnaire sur deux qui part à la retraite, c’est bien. Décider de ne pas remplacer un policier, un médecin ou un enseignant qui part à la retraite, c’est le début du drame.

Particulièrement visée donc, on l’aura compris, la fonction publique territoriale, somptuaire et redondante, qui embauche à tour de bras quand la fonction publique d’État tente, elle, de se serrer la ceinture, et qui est à mon avis pour beaucoup dans la perte de peps de «nos vieilles terres préfectorales».

L’État peut et doit tenter d’endiguer les excès des élus locaux en les forçant à revoir leurs politiques budgétaires, sous peine de sanctions financières. La libre-administration aveugle des collectivités ne se justifie par rien, et n’a décidément que trop duré (cela passera peut-être aussi par la suppression pure et simple de l’échelon départemental, mais cela est un tout autre débat).

Ceci dit, on peut aussi se réjouir de l’existence de nombreux services publics. De pouvoir, par exemple, bénéficier de transports publics relativement fiables et abordables (quiconque se plaindrait par exemple du métro parisien ne s’est manifestement jamais frotté au métro de Londres, hors de prix et particulièrement calamiteux).

Ou de pouvoir accéder à un enseignement supérieur de très grande qualité à des tarifs raisonnables. Le sieur Charles Beigbeder plaide d’ailleurs pour une augmentation «massive» des droits d’inscriptions à l’université, que les étudiants devraient en grande part financer.

Pas de panique, mes semblables, nous resterons pour la plupart ce que nous sommes : des étudiants paupérisés et précaires. On pourra simplement se vanter d’avoir désormais un emprunt bancaire de 15.000 euros sur le dos…

... mais des préceptes économiques inopérants

Deuxième crédo des libéraux: l’État doit cesser d’intervenir dans l’économie. Une revendication qui peut prêter à sourire dans un pays qui a un secteur public aussi étendu que celui de la France, qu’il faudrait donc liquider jusqu’à la dernière action, pour le plus grand bonheur de Bruxelles.

Évidemment, il faudrait du même élan s’atteler à «dérèglementer» l’économie. Qui a pu échapper à la main invisible d’Adam Smith? Pour les libéraux, cette théorie fait quasiment office de religion: il ne sert à rien de règlementer l’économie, car le cordonnier ou le boucher auront toujours à cœur de fournir le meilleur de leurs services pour s’attirer les bonnes grâces du consommateur, maintenant ainsi la qualité de l’offre.

Cette théorie part malheureusement d’un postulat de départ totalement erroné: elle présuppose que le commerçant est par nature un être bien intentionné. Pourtant, le bon monsieur Smith n’était pas encore né qu’au Moyen-Âge, il fallait déjà empêcher les taverniers de couper leurs barriques de vin à l’eau pour s’assurer des coûts d’achat moindres et des marges de profits conséquentes, au nez et à la barbe des poivrots du royaume.

C’est d’ailleurs au pays du reaganisme que l’on a, dès le 19ème siècle, ressenti le besoin de réguler un tant soit peut l’économie avec le Sherman Act de 1890, la fameuse loi anti-trust qui a cassé les monopoles des grandes entreprises.

On avait remarqué, en effet, que quand une entreprise est en situation de monopole sur un marché, elle a tendance à augmenter ses prix. Plus grave, elle se livre à la prédation économique, en éliminant ou en rachetant toutes les entreprises qui voudraient exercer dans le même secteur.

Le marché se résume donc à elle, et parce qu’elle n’est pas pressée par la concurrence, les innovations ralentissent. Cette mentalité n’a pas encore totalement disparu, preuve en est les condamnations dont Microsoft a régulièrement fait l’objet par les juridictions européennes pour avoir abusé de sa position dominante.

Les libéraux prônent les investissements, la prise de risque, mais rien de cela ne serait possible sans les règlementations qu’ils dénoncent tant.

D’ailleurs, penser que le marché peut et doit se réguler seul pouvait encore passer pour une gentille lubie en 1980. En 2012, après les subprimes, après Lehman Brothers, après Goldman Sachs et ses semblables, qui n’ont pas hésité à spéculer sur les dettes souveraines de la Grèce, du Portugal, de l’Espagne (et de la France), c’est tout simplement un discours irresponsable et criminel.

La leçon américaine

La régulation économique ne doit donc pas faire figure d’exception, elle doit être la règle. D’autant que les consommateurs (vous et moi) sont les premiers à être impactés par les comportements voyous des acteurs économiques, juste après les travailleurs, avec la généralisation (pis, la normalisation!) des licenciements boursiers.

Car l’interventionnisme économique a aussi un aspect humaniste. Rappelons qu’aux États-Unis, c’est grâce à la Clause de commerce de la Constitution (qui permet au Congrès de légiférer sur tout ce qui touche au commerce extérieur et au commerce interétatique) que l’on a pu interdire la ségrégation raciale dans les lieux commerciaux qui reçoivent du public.

Cette Clause de commerce a été, en creux, au coeur d'un des principaux évènements de l'actualité politique américaine l'an dernier: la validation par la Cour suprême, le 28 juin 2012, de l'«Affordable Care Act» (de son petit nom «Obamacare»), la loi emblématique de la première présidence Obama, qui a créé une assurance maladie universelle, la première du genre aux États-Unis, une sorte de New Deal du 21ème siècle (un «big fucking deal», dixit le vice-président Joe Biden).

Celle-ci a constitué le point d’orgue d’une lutte acharnée qui oppose l’administration démocrate, plutôt interventionniste tendance Roosevelt, à une frange du Parti républicain devenue franchement anti-Etat, le Tea Party. Ce dernier a combattu «Obamacare» bec et ongles, notamment en saisissant la Cour suprême, afin qu'elle se prononce sur sa constitutionnalité: celle-ci étant plutôt à droite, avec cinq juges conservateurs sur neuf, elle espérait qu’elle abattrait la loi sans scrupules.

Sauf que la Cour, à la surprise générale, a décidé de sauver la loi: évidemment, les quatre juges libéraux ont voté pour, mais, plus surprenant, le président de la Cour, le très conservateur John Roberts, a décidé de voter avec eux, arguant que si la loi n'entrait pas dans le champ de la Clause de commerce, elle était valide au regard de la compétence fiscale accordée au Congrès.

Au-delà du dispositif juridique de la décision, la Cour n’a pas agi sans arrière-pensées. Elle a d’abord signifié au Tea Party qu’il ne servait à rien d’essayer de lui faire trancher des questions politiques, surtout quand elles sont aussi clivantes. Elle a ensuite pris acte de l’imminence de l’élection présidentielle et a choisi de laisser le peuple décider lui-même quelle politique il voulait voir appliquer: l’interventionnisme soft d’Obama/Biden ou le laisser-faire total de Romney/Ryan.

Le verdict a été sans appel. La majorité des Américains veut un gouvernement plus puissant et une économie davantage régulée.

C’est pour ne pas avoir compris cela que les Républicains ont échoué et échoueront encore en 2016 s’ils continuent de se reposer sur le Tea Party. C’est dans le pays même du free will et du free business que le peuple a décidé la mort de l’héritage reaganien. Paix à son âme.

En conséquence, paix aussi à celle aussi de nos libéraux français, qui, manifestement, sont déjà morts politiquement avant même d’avoir réellement vécus.

Yann Solle

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