France

La Synarchie, ce complot permanent qui n'existait pas

Dans «La Synarchie. Le mythe du complot permanent», Olivier Dard réduit en pièce le mythe persistant d'un gouvernement occulte, né dans la presse collaborationniste et qui connaît un regain de popularité dans une fraction de la gauche altermondialiste.

Illustration de couverture de La Synarchie. Le mythe du complot permanent d'Olivier Dard. Détail
Illustration de couverture de La Synarchie. Le mythe du complot permanent d'Olivier Dard. Détail

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Les éditions Perrin publient ces jours-ci, en format poche, une version enrichie et actualisée du livre d’Olivier Dard, La Synarchie. Le mythe du complot permanent. Publiée une première fois en 1998, cette minutieuse enquête historique qui tient en 384 pages –dont 90 pages de notes– est le résultat de plusieurs années de recherches. Docteur en histoire contemporaine, l’auteur, qui enseigne à l’université Paul-Verlaine de Metz, est sans nul doute le meilleur spécialiste du sujet. Car sa thèse d’histoire, soutenue en 1994, Olivier Dard l’a consacrée à Jean Coutrot, l’homme dont le suicide, le 19 mai 1941, est justement à l’origine du «scandale de la Synarchie».

Présentant tous les attributs du mythe politique, la synarchie, explique Olivier Dard «n’a aucune matérialité, sauf dans l’imagination de ses pourfendeurs passés ou présents qui ont lu… ou entendu parler de ce prétendu complot». La théorie du «complot synarchique» est en effet polymorphe.

Les uns y voient un complot antipatriotique dirigé contre la Révolution nationale. Les autres une conspiration unissant extrême droite et haut patronat. Selon les versions les plus répandues, une puissante société secrète, le Mouvement Synarchique d'Empire, aurait été créée en 1922.

Constituée autour de la Banque Worms, elle aurait prémédité la défaite de la France face à l’Allemagne. La Cagoule, une organisation fasciste –bien réelle celle-là–, aurait même agi dans les années 1930 comme le «bras armé» de la Synarchie, tandis que Jean Coutrot aurait été rien moins que le «Grand Maître» de l’organisation. Arrivés au pouvoir, les «synarques» auraient dicté leur loi au Maréchal Pétain avant d’infiltrer la Résistance. Par la suite et malgré les changements de régime, ils seraient demeurés aux commandes, toujours de manière occulte, agissant notamment via la Commission Trilatérale et le groupe de Bilderberg.

Née dans la presse collaborationniste avec des figures comme celles de Pierre Costantini, Jean Marquès-Rivière ou Jean Mamy –qui reprochent à Vichy sa tiédeur et plaident pour une alliance plus poussée avec l’Allemagne nazie–, la théorie du «complot synarchique» a été largement développée à la Libération dans la presse communiste, faisant fond sur l’obsession de la «trahison» et la dénonciation d’une «Cinquième Colonne» qui aurait précipité la Débâcle.

Ne cessant depuis lors d’être diffusée dans les franges les plus radicales de l’extrême droite, notamment sous la plume du publiciste antisémite Henry Coston (citons aussi Paul Rassinier ou Pierre de Villemarest), elle réapparait notamment en 1968 avec Synarchie et pouvoir (éd. Julliard) d’André Ulmann, un journaliste stalinien auteur d’un faux à l’origine de l’affaire Kravchenko.

Devenu dans les années 1970 un thème de prédilection de la propagande larouchiste, qui fait de «l’Empire britannique» l’épicentre de la synarchie, le conspirationnisme anti-synarchique instruit le procès des élites technocratiques et, derrière elles, du patronat et du «grand capital»… quand elle ne désigne pas ouvertement la «banque juive» ou les Jésuites.

L’éternel retour du mythe

Replaçant cette théorie du complot dans le temps long, l’ouvrage d’Olivier Dard met à jour sa généalogie, retrace son cheminement, examine ses multiples avatars. En ce sens, il fait véritablement œuvre de salubrité publique. Pour en prendre la mesure, il convient de dire quelques mots du contexte dans lequel il est réédité.

Le mythe de la synarchie connaît en effet un regain d’intérêt depuis la publication du Choix de la Défaite (Armand Colin, 2006), d’Annie Lacroix-Riz… et la mise en ligne sur Internet de plusieurs dizaines de vidéos de ses conférences. L’une d’elles, postée il y a cinq ans sur Dailymotion, a été vue plus de 160.000 fois.

Marginalisée au sein de la communauté historienne, Annie Lacroix-Riz ne fait pas mystère de son engagement militant. L’historienne, que devance une réputation bien méritée de «stalinienne» depuis qu’elle s’est laissée aller à présenter le «petit père des peuples» en bienfaiteur de l’humanité, n’hésite pas à mouiller le maillot en s’affichant aux côtés de quelques-uns des représentants les plus en vue de la galaxie conspirationniste francophone comme Thierry Meyssan, Jacques Cheminade ou encore Ginette Skandrani.

Il n’empêche: reçue sur France Inter dans l’émission de Daniel Mermet, puis invitée à prononcer des conférences par telle section locale des Amis du Monde diplomatique, d’Attac ou du PCF, Annie Lacroix-Riz a suscité, au cours des dernières années, l’engouement de toute une fraction de la gauche altermondialiste ne sachant plus très bien à quel «complot» se vouer.

Faut-il s’étonner, dès lors, de pouvoir lire dans L’Humanité, que «la grande bourgeoisie française» a été «idéologiquement travaillée par l’action de la "synarchie"»? Ou de découvrir l’été dernier sur Marianne2.fr une présentation plus que complaisante de la thèse «anti-synarchiste» d’Annie Lacroix-Riz?

Wikipédia, dont la notice consacrée à la synarchie, à la fois très lacunaire et orientée, s’abreuve principalement à la source d’ouvrages complotistes (ce sont naturellement les plus nombreux), illustre bien les dégâts qu’a pu causer cette offensive idéologique: de juillet 2008 à février 2009, on pouvait ainsi y lire que «les travaux de Madame Annie Lacroix-Riz (…) ont permis d’établir que la synarchie ne constituait pas un mythe, et ce à partir d’archives, de documents irréfutables (archives françaises, allemandes, anglaises, américaines). Le statut de la synarchie est donc désormais passé de la légende à l’hypothèse, puis à celui de fait historique avéré»!

La faible diversité des sources utilisées par Annie Lacroix-Riz est la principale critique qui a été formulée à l’endroit de ses ouvrages. L’historienne entend faire parler pour l’essentiel des archives de police ouvertes au cours de la dernière décennie. Archives dont il est pourtant notoire qu’elles regorgent de rumeurs et d’informations non vérifiées. Pour se faire une idée des impasses auxquelles peut conduire une telle méthodologie, il suffit d’imaginer à quoi pourrait ressembler un livre sur «l’affaire de Tarnac» rédigé à partir des seules archives des renseignements généraux.

Sans s’attarder sur l’ouvrage d’Annie Lacroix-Riz, qui ne fait que recycler des thèses vieilles de soixante dix ans, Olivier Dard montre que la dénonciation de «la synarchie» relève de la classique instrumentalisation de l’histoire à des fins idéologiques. Il s’agit, écrit-il, «de trouver les ressources toujours renouvelées pour mener un combat politique». On est alors très loin du souci de la véracité des faits. Raisonnant par analogie, proposant un parallèle entre la crise que nous traversons et celle des années trente, les dénonciateurs du «complot synarchique» se heurtent cependant au mur infranchissable de l’administration de la preuve.

Introuvable synarchie

«A aucun moment en effet, poursuit Olivier Dard, les pourfendeurs de la synarchie ne parviennent à étayer sérieusement leur argumentation et à démontrer preuves à l’appui l’existence de la société secrète, se contentant de se retrancher derrière le Pacte synarchique et le "rapport Chavin" qui sont les deux piliers de leur discours.»

Pièce maîtresse des premières «enquêtes» dénonçant le «complot synarchiste», le rapport que remet le directeur de la Sûreté nationale de Vichy, Henri Chavin, au ministre de l’Intérieur au cœur de l’été 1941, est pourtant truffé d’erreurs factuelles. Ses conclusions, révèle Olivier Dard, se fondent sur des prémisses matériellement fausses, des citations tronquées et des amalgames

Quant au Pacte, il existe bel et bien. Olivier Dard a pu le consulter et en reproduit des extraits à la fin de son ouvrage. Perquisitionné au domicile de Jean Coutrot, «ce document se présente comme un volume photocopié d’une centaine de pages à la couverture dorée et au titre mystérieux, les initiales MSE (qui signifient Mouvement synarchique d’Empire) et CSR (Convention synarchique révolutionnaire)».

Sur ce point, l’historien ouvre une piste inexplorée par les tenants de la théorie du complot: tout indique que ce fameux Pacte, brandi comme la preuve définitive de l’existence de la Synarchie, a en fait été rédigé dans l’entre-deux-guerres par les animateurs d’un petit cercle ésotérique, «le groupe des Veilleurs».

Ce groupe, qui surestimait de toute évidence ses capacités d’influence, avait pour ambition de créer un «ordre synarchiste», en référence à la synarchie de Saint Yves d’Alveidre, une figure importante de l’histoire de l’occultisme de la seconde moitié du XIXe siècle. Convaincus de la nécessité de créer une organisation qui pourrait peser sur la politique, ils auraient tenté d’entrer en contact avec un certain nombre de décideurs de l’époque. C’est de cette manière que le Pacte aurait atterri au domicile de Coutrot.

Mais les partisans de la théorie du complot n’en démordent pas: pour eux, la seule existence du Pacte prouve catégoriquement celle du «Mouvement Synarchique d'Empire». Comment expliquer, alors, que les investigations des différents services de renseignements qui enquêtent sur la synarchie pendant toutes ces années (les autorités allemandes, en particulier, prennent l’affaire très au sérieux) n’aient abouti à rien ? Sans doute parce que, comme le dit le proverbe, «il est difficile d’attraper un chat noir dans une pièce sombre. Surtout lorsqu’il n’y est pas».

Rudy Reichstadt

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