Culture

Cannes: BHL avait rendez-vous avec l'histoire, sur le tapis rouge

Baptiste Rossi, étudiant de 18 ans, a monté les marches à Cannes pour accompagner l'équipe du «Serment de Tobrouk» de BHL. Il raconte cette première fois et défend l'oeuvre du philosophe.

Bernard-Henri Lévy, «Le Serment de Tobrouk».
Bernard-Henri Lévy, «Le Serment de Tobrouk».

Temps de lecture: 4 minutes

N’ayant ni le talent de Zac Efron, ni l’intelligence de Kim Kardashian - et seulement 18 ans - je n’avais, à vrai dire, jamais monté les marches du Festival de Cannes. C’était un rêve: grâce au producteur François Margolin, ce fut une réalité; bien plus, bien mieux, grâce à Bernard-Henri Lévy, ce fut un instant de grâce, un cristal de secondes, qui à lui, seul, permet de dire: mon fils, j’ai vécu.

Vendredi 25 Avril, il est dix-huit heures trente, et comme souvent, François Margolin, le producteur du Serment de Tobrouk, film de Bernard-Henri Lévy présenté en séance spéciale à Cannes, est en retard. Cette fois-ci, il en est contrarié: ce n’est pas un anniversaire, un rendez-vous de camarades. Non, c’est le Grand Jour, la montée des marches du Palais des Festivals, avec Bernard-Henri Lévy, Gilles Hertzog (journaliste, compagnon de route de BHL et personnage du film) accompagnés de plusieurs figures du Panthéon libyen, et enfin de deux héros anonymes, enturbannés et dissimulés sous peine de mort, venus de la Syrie rebelle et suintante.

Donc, François Margolin est pressé. Il prend son nœud papillon de la main gauche, moi de la main droite, et nous transbahute, cahin caha, sur le trottoir de la Croisette. Une dernière fois, à quelques mètres de l’hôtel, quand s’écoulent les dernières minutes avant l’heure fatidique, avant que les organisateurs du Festival n’interrompent cette saillie d’Histoire, cette trouée de grandeur et de légende dans la mornitude d’un défilé de vedettes pour grandes surfaces, on appelle François.

C’est la sous-préfète, Madame la sous-préfète, qui ne veut pas laisser monter les marches aux deux syriens anonymes, ces Colonel Fabien sans sourires. Les Importants, les Officiels, les Ennuyeux: les plus hauts représentants de ces trois catégories. Personne, en fait, ne semble s’apercevoir combien l’heure est exceptionnelle. Extraordinaire. Osons le mot: d’anthologie.

A vrai dire, le Festival de Cannes ne compte pas souvent de moments historiques, je veux dire: dont l’importance est telle qu’ils méritent de figurer dans la frise chronologique de nos chères têtes blondes. Il y a eu Alain Resnais, en 1956, sa nuit, son brouillard, et sa distinction impertinente, toujours là, plus de cinquante ans plus tard. Cannes, souvent, par la grâce d’une lucarne entre les barreaux des dictatures a lutté contre l’oppression: Persepolis en 2006 et Jafar Panahi (2007) ont décoiffé les turbans des mollahs; on se souvient également de Wajda en 1981, brisant les glaces polonaises, de Michael Moore (palme d'or en 2004) de Godard et Truffaut en Mai 68.

Rarement, cependant, presque jamais avant 2012, des rebelles, des révolutionnaires, des dé-bastilleurs des tropiques, des sans-culottes outre-mer n’avaient été directement sous les projecteurs: Costa-Gravas, et pour cause, ne fit pas monter les marches à Slansky, ni à Arthur London; Lech Walesa ne fut jamais accueilli par Gilles Jacob au palier de la salle obscure.

Souvent, on invitait des films sur, des films de, jamais Cannes n’avait invité des héros, des Massoud. Au mieux, mais trop rarement, le Festival accompagnait, regardait faire. Jamais, à part  en 1994, quand BHL prit fait et cause pour la Bosnie, il initia. La geste plutôt que le geste, l’engagement contre le combat, le Hugo de Guernesey plutôt que le Malraux de Tolède. Pour 2012, c’était morne plaine. La venue de Nicole Kidman, jusque là, contentait les plus avides.

Comme Jean Moulin à la Fashion Week

C’est alors que Cannes osa. Pensez: invités par BHL, les héros de la Révolution Libyenne, Suleiman Fortia, représentant de Misrata au CNT, ces gens qui n’ont pas tremblé devant les bombes de Kadhafi, ce cortège d’ombres lumineuses, et puis les héros de Damas échappés, sur le tapis rouge? C’était comme si Jean Moulin débarquait à la Fashion Week: absurde, décalé, et pourtant, si beau.

Vendredi 25 Avril, il est dix huit heures cinquante-cinq, François Margolin, est très, très en retard. La sous-préfète, on passera outre. Le protocole: au diable. Ah, un dernier problème: plus de places dans les voitures. Plus le temps d’en aller chercher une nouvelle, dans cinq minutes, la cascade pourpre. 

Alors, François Margolin nous fait vivre une scène qui, même si je passe les cinquante prochaines années de ma vie comme expert-comptable dans la Sarthe, justifieront la rédaction de mes mémoires. Et dont personne ne se sera rendu compte.

J’ouvre la porte d’une voiture: il y a là le Général en Chef de Benghazi, et le premier ambassadeur du CNT en France, assis, et qui, manifestement, ne peuvent se serrer d’avantage. Alors, ni une ni deux, François Margolin m’empoigne et me voilà sur ses genoux, ou plutôt sur son genou gauche, la seconde partie de mon équilibre corporel reposant sur le cuir, tanné au vent sirocco des souffles numides, de M. Suleiman Fortia. Je m’imagine, un instant, à califourchon sur les épaules du Général de Gaulle: c’est aussi absurde.

Vendredi 25 Avril, il est dix-neuf heures trente, et nous voilà enfin, tous, sur le tapis rouge. Il y a Bernard-Henri Lévy, enserrant le flegmatique Hertzog; il y a là le molosse Weinstein, le producteur dont le succès fait parfois oublier l’engagement humaniste, bringuebalant son sourire goguenard, la belle Syrienne Randa Kassis, offrant, à la Delacroix, sa poitrine aux assassins. Il y a là, encore, nos deux encagoulés, pleurant par-dessus le keffieh, le photographe Marc Roussel. Et, déjà, Robert Pattinson arrive.

Pataphysique

Bernard-Henri Lévy, en cet instant devrait mettre le Festival, catalyseur des vanités successives, face à sa propre in-importance. D’un seul coup, la Société du Spectacle devrait se regarder se regarder infiniment. Cela, cette mise à nu des atours télévisuels et des oripeaux à paillettes, personne à Cannes, peut-être, n'en a conscience. Bernard-Henri Lévy, cet homme qui depuis vingt ans, pour sauver la juste cause de ses combats, livre son personnage de Lawrence d’Armani à la meute journalistique pour faire ricaner dans les chaumières et détourner la jalousie, sachant bien, qu’in fine, l’Histoire lui donne toujours raison.

C’est sa leçon, dans le Serment de Tobrouk, film aussi palpitant que 24 Heures Chrono, puis mélancolique et poétique comme une variation proustienne sur la mémoire au milieu des dunes de la tripolitaine. Un taxi pour Combray. Alors qu’importe la haine, le mépris et la mesquinerie: dix, vint, trente ans après, le consensus est là, sur le Bangladesh, la Serbie, le Darfour, et bientôt, donc, la Libye.

Le futile, la chemise de BHL, le Festival de Cannes et Robert Pattinson: tout a fui déjà, seuls restent les combats d’un homme. Et c’est pour cela qu’en ce vendredi 25 Avril, François Margolin, et tous, protagonistes de cette bataille d’Hernani, décidément, étions pressés: nous avions rendez-vous, sur la carpette couleur sang versé, avec l’Histoire.

Baptiste Rossi

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