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Une solution à la crise: l’Europe fédérale, maintenant!

Si cette crise de la dette publique a des causes et des conséquences économiques, il s’agit avant tout d’une crise du politique, une crise du leadership en Europe.

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«Les hommes n’acceptent le changement que dans la nécessité et ne voient la nécessité que dans la crise.»

Cette réflexion de Jean Monnet, père fondateur de l’Europe, était-elle encore exagérément optimiste, comme le suggérait récemment Jacques Delors au Telegraph? L’Union européenne et ses Etats membres sont aujourd’hui à la croisée des chemins. Les choix des semaines à venir décideront probablement de l’avenir du projet européen.

Les dirigeants nationaux, mais aussi les citoyens, doivent en prendre la mesure. Car en la matière, il est à craindre que le train de l’histoire n’attendra pas…

Les événements de ces derniers mois permettent de douter sérieusement de la capacité des dirigeants nationaux, soucieux de leur réélection, à comprendre ce qui est en jeu.

Jamais le destin de l’Europe et sa place dans l’économie mondiale n’auront été autant liés à la vision –ou l’absence de vision– de ses responsables politiques, au premier rang desquels «Merkozy».

Si cette crise de la dette publique a des causes et des conséquences économiques, il s’agit avant tout d’une crise du politique, une crise du leadership en Europe.

Des politiques incapables de s'entendre et de décider

Ce que sanctionnent les marchés –qui portent certes une lourde responsabilité dans la propagation de cette crise, mais qui volontairement ou non, se révèlent être une force inattendue d’intégration (ou, selon l’issue de cette crise, de désintégration?)– c’est avant tout l’incapacité des politiques à s’entendre et à décider.

La Grèce, qui représente 2% du PIB européen et sa dette seulement 4 % de la dette de la zone euro a réussi à faire trembler la monnaie unique, remise en cause dans son existence même, du simple fait de la succession de tergiversations politiciennes intervenues depuis l’éclatement de la crise grecque, au-delà de toute rationalité économique.

Mais cette crise scelle aussi et surtout l’échec de l’Europe intergouvernementale. Non sans raison, les Grecs s’indignent d’être dépossédés de leur libre-arbitre, voire de leur droit à la parole, pour se voir placés sous la tutelle des Etats les plus puissants d’Europe.

Dans le même temps, les Italiens se sentent humiliés de se voir dicter des choix de politique intérieure, tel que le report de l’âge de la retraite, au gré des conférences de presse de «Merkozy».

En France, certains se demandent, parfois dans des termes peu amènes, si leur pays n’est pas devenu un supplétif de son voisin rhénan, dont il se contenterait d’adoucir les projets de remise au pas budgétaire du continent.

Parmi les nouveaux Etats membres d’Europe centrale et orientale –qui ne sont pour rien dans la crise actuelle–, on s’inquiète de la marginalisation politique annoncée par le retour des projets d’Europe à deux vitesses, voire d’un processus rampant de soumission aux grands Etats qui évoque même à certains l’Union soviétique.

La crise révèle notre interdépendance

De telles réactions font craindre le pire pour l’avenir du projet européen. Pourtant, elles étaient prévisibles et sont, dans le cadre actuel, presque inévitables. Car cette crise révèle l’interdépendance extrême qui unit les pays européens, à plus forte raison lorsqu’ils partagent la même monnaie.

Il n’y a plus de domaine qui relève de la stricte politique intérieure, tant les choix budgétaires et économiques des uns engagent l’avenir des autres.

Ce constat ne s’étend pas seulement aux budgets publics, attribut traditionnel de la souveraineté, et aux risques de dérapage «à la grecque», mais aussi aux politiques économiques en général.

En effet, sans les divergences de politique économique, fruit de l’absence de coordination européenne, qui ont alimenté les excédents commerciaux d’un côté, les déficits de l’autre, sans l’absence criante de perspectives de croissance qui touche de grands pays européens comme l’Italie ou même la France, la zone euro ne serait probablement pas autant menacée aujourd’hui.

Les institutions communautaires ont bien sûr leurs détracteurs. Elles sont trop éloignées du débat public national pour être perçues comme pleinement légitimes.

Mal comprises et ignorées du plus grand nombre, on leur reproche tantôt leur caractère intrusif, lorsqu’elles réglementent beaucoup, tantôt, à l’inverse, d’être le cheval de Troie de toutes les déréglementations et de tous les dumpings.

Reconnaissons qu’elles ne sont pas exemptes de défauts, qui sont liés aussi aux compétences et aux missions que les Etats ont bien voulu leur attribuer. Mais ces institutions sont les seules à permettre de surmonter les antagonismes nationaux. Par leur fonctionnement même, elles évitent que l’interdépendance de fait ne se traduise par le triomphe des rapports de force, voire le choc des nationalismes.

Tel est le legs précieux de Jean Monnet, édifice sans précédent ni équivalent historique inventé dans la sagesse de l’après-guerre.

La solution passe par plus d'Europe

Or, dans le débat actuel, en particulier au sein d’une classe politique française encore traumatisée par le référendum de 2005, faire mine d’ignorer leur existence est presque devenu une évidence politique pour tous, lorsque certains n'en font pas sciemment un argument électoraliste.

Pourtant, nous le savons, la solution à la crise passera par plus d’Europe. Peu le nient aujourd’hui, y compris en France.

En effet, l’alternative serait le démantèlement hasardeux d’une union monétaire dont la fin annoncée livrerait les économies européennes à la furie des spéculateurs et marquerait la remise en cause radicale de 50 ans de politique européenne française, politique dont le rapprochement franco-allemand voulu par de Gaulle fut l’acte fondateur et le choix de François Mitterrand, ratifié par référendum en 1992, d’une union politique européenne dotée d’une monnaie unique, l’aboutissement.

Plus d’Europe, donc, mais laquelle?

L’Europe intergouvernementale, celle du Conseil européen et du «directoire Merkozy», est, on l'a dit, synonyme de l’affrontement des intérêts nationaux et de la résurgence des rapports de force entre Etats. Elle ne peut plus être une réponse crédible à la crise.

En effet, après le lancement de l’euro, les Etats, malgré les déclarations de l’époque, n’ont pas coordonné leurs politiques économiques. Même celles de la France et de l’Allemagne ont évolué dans un sens diamétralement opposé.

Quant à la surveillance budgétaire par les Etats eux-mêmes, selon les règles du Pacte de stabilité, elle a déjà été tentée. Elle a abouti à la décision des «grands» en 2003 –la France et l’Allemagne– de suspendre leur application –contre l’avis de la Commission européenne– dès lors qu’elles étaient susceptibles de s’appliquer à eux-mêmes, après avoir pourtant montré qu’ils n’auraient aucun scrupule à sanctionner un petit Etat, le Portugal.

Comment convaincre les marchés et, même, instaurer un climat de confiance entre les Etats de l’Union européenne dans ces conditions?

De la même manière, toutes les solutions envisagées jusqu’à présent pour répondre à l’urgence de la crise actuelle n’ont été que des rustines intergouvernementales pour éviter au bateau de sombrer.

Elles ont échoué une à une, malgré la succession d’annonces tonitruantes d’une solution «définitive» à la crise. Le FESF, hier présenté comme le remède miracle, n’a ni la puissance de feu, ni la gouvernance nécessaire pour intervenir efficacement.

Alors ne retombons pas dans les travers qui portent en eux les germes des prochaines crises. Il s’agit aujourd’hui de choisir entre le démantèlement progressif de l’acquis européen et davantage de fédéralisme. La solution ne peut venir en effet que d’un transfert de compétences, notamment budgétaire, au niveau supranational.

Faire le pari du politique

Le débat en France sur la perte de souveraineté est à ce titre rétrograde et reflète une grave sous-estimation de la signification de cette crise. Sans encadrement européen des choix budgétaires et économiques nationaux, la pérennité de la monnaie unique est menacée.

Cet encadrement peut être politique: il faut alors accepter la «mise en commun» de la souveraineté.

Il peut aussi être «technique», en se fiant à l’application de règles rigides dans les constitutions nationales et les Traités, assorties de sanctions automatiques appliquées par des juges ou des technocrates. Cette solution peut satisfaire ceux qui se contentent d’une souveraineté «formelle», certes encadrée par des règles juridiques, mais libre de l’interférence de tout organe politique supranational. Elle serait pourtant gravement déficiente d’un point de vue démocratique.

Accepter la voie fédérale signifierait faire le pari du politique au niveau européen. Le fédéralisme n’est pas, comme les Allemands le savent, synonyme de compétences illimitées du pouvoir central.

Au contraire, les compétences de l’Union seraient toujours strictement limitées par le cadre des Traités. Ceux-ci seraient être réformés pour donner à l’Union et à ses institutions supranationales –au premier chef desquels la Commission et le Parlement–, qui ont vocation à représenter l’intérêt collectif européen et non des intérêts nationaux, de réelles compétences d’encadrement des politiques budgétaires et économiques. Le Parlement voterait ce cadre annuellement et la Commission serait en charge de veiller à son application et de  sanctionner son non-respect.

D’autre part, le budget européen serait graduellement augmenté et la politique de cohésion réformée afin de financer des politiques de croissance et d’investissement public, tout particulièrement et de manière massive dans les pays qui souffrent le plus d’un manque de compétitivité, comme aujourd’hui l’Espagne, le Portugal ou la Grèce.

La discipline budgétaire imposée à chacun des Etats membres aurait pour contrepartie la solidarité de tous, à travers l’aide directe apportée aux pays en difficulté mais aussi la mutualisation d’une partie de la dette par la création d’euro-obligations.

Cette approche constituerait un bon compromis entre les positions divergentes qui s’expriment aujourd’hui.

Faire le pari de la démocratie

D’un côté la France et les pays du sud de l’Europe accepteraient un plus grand encadrement de leurs politiques en échange de plus de solidarité. L’Allemagne consentirait à subventionner davantage ses voisins et à mener des politiques économiques plus «coopératives» –car c’est le prix à payer pour que continue à exister un marché unique européen dans lequel elle puisse exporter– tout en obtenant l’assurance que le «laxisme budgétaire» serait désormais banni.

Les pays qui ont la volonté d’entrer à terme dans l’euro, en particulier ceux d’Europe centrale et orientale, obtiendraient l’assurance de ne pas être marginalisés et de pouvoir entrer dans le «club» lorsqu’ils en rempliront les conditions.

Quant aux pays «eurosceptiques», en particulier la Grande-Bretagne et la Suède, s’ils ne souhaitent pas s’engager, ils pourraient continuer à constituer une «arrière-garde» de l’Europe, mais devraient accepter en contrepartie de se voir reconnaître un pouvoir bien moindre dans la prise de décision.

Accepter la voie fédérale signifierait aussi faire le pari de la démocratie européenne.

La contrepartie logique des nouveaux pouvoirs exercés à l’échelle supranationale serait en effet la démocratisation des institutions communautaires.

Le Parlement, comme le souhaite l’Allemagne, verrait sa composition revue afin d’être plus représentative de la démographie, et son mode de scrutin répondrait à des modalités européennes et non plus nationales.

En matière budgétaire, on pourrait imaginer qu’un «Sénat» composé des commissions des finances des Parlements nationaux ait également son mot à dire, afin que leurs prérogatives soient respectées.

La Commission verrait quant à elle son nombre de commissaires réduit, retrouvant sa vraie vocation de recherche de l’intérêt européen au-delà des intérêts nationaux, ce qui, combiné au renforcement de son rôle, permettrait d'attirer des responsables politiques de plus grande envergure.

Le mode de nomination des commissaires pourrait être revu afin que sa légitimité dépende plus directement du Parlement européen, voire d’une véritable coalition parlementaire.

La proposition d’élire le président de la Commission au suffrage universel direct mériterait aussi d’être étudiée, même si elle pourrait déstabiliser cette logique de légitimité parlementaire et le fonctionnement collégial de la Commission.

Tels sont les enjeux des débats actuels qui nous replongent plus de dix ans en arrière, au moment de la création de l'euro, mais aussi aux sources même de la construction européenne.

Tourner la crise à l'avantage de l'Europe

Profitons de la crise pour tirer toutes les leçons de ses succès comme de ses imperfections, en y incluant le sempiternel «déficit démocratique».

Toutes ces évolutions ne se feront certes pas en un jour. Pourtant, les jours à venir vont être cruciaux et la situation est telle que l’attente n’est plus permise.

Le «saut fédéral» n’est aujourd’hui vu comme une utopie qu’en raison du manque de volonté politique des dirigeants actuels. Il est pourtant objectivement  la meilleure chance de sortie de crise.

Il faut pour cela fixer un cap clair, comme ce fut le cas lors de la décision de créer une monnaie unique, tracer une feuille de route précise pour les mois et les années à venir, et amorcer dès aujourd’hui certains des changements nécessaires. 

La réforme des Traités devra sans doute venir dans un deuxième temps, mais c’est dès maintenant qu’il faut dessiner les grands traits de l’Europe de demain.

L’électrochoc que provoquerait l’annonce d’un tel choix politique lèverait bien des doutes sur l’avenir de la construction européenne et la pérennité de la zone euro.

Aux dires de certains, les Traités européens sont désormais gravés dans le marbre car les citoyens voteront «non» à toute réforme.

Faisons au contraire le pari que les peuples, qui savent que leurs destins sont liés, accepteront de conserver une monnaie unique dans une Europe plus démocratique.

Et quelle assurance, disent les autres, qu’un tel «choc de confiance» suffirait à calmer la tempête actuelle sur les marchés?

Gageons que l’engagement ferme d’un côté à faire respecter une vraie discipline collective en matière budgétaire, grâce à un système de contrôle crédible car réellement supranational, et de l’autre à organiser une solidarité qui ne soit plus de façade au travers la mise en place d’euro-obligations, lèverait les réticences de la Banque centrale européenne à intervenir. Celle-ci pourrait alors déployer contre les spéculateurs toute sa puissance de feu et mettre un terme à la crise actuelle.

Les annonces récentes du couple «Merkozy» ne laissent rien présager de très positif pour le Conseil européen de cette fin de semaine.

L'Europe n'est pas une option

Les changements de traité seraient très limités et se concentreraient sur le renforcement de la discipline budgétaire par l'introduction dans le traité  de mesures déjà été adoptées il y a quelques mois.

Le cadre intergouvernemental de surveillance budgétaire «par les pairs», c'est-à-dire par les Etats, serait reconduit et les règles du Pacte de stabilité durcies et placées sous le contrôle des juges constitutionnels nationaux.

A croire que nos dirigeants préfèrent encore la contrainte brute –qui permettra toujours, en cas de besoin, de mettre les décisions qui fâchent sur le dos des juges et les technocrates– à l'existence d'un espace démocratique supranational, au risque de priver l'Europe de la souplesse parfois nécessaire en matière de politique budgétaire.

Quant à l'harmonisation des politiques économiques promise, tout porte à croire qu'elle sera l'otage des marchandages et des rapports de force entre Etats. Enfin, le couple «Merkozy» n'a pas dit un seul mot sur les mécanismes de solidarité à court terme (intervention de la BCE) et moyen terme (euro-obligations), qui sont pourtant devenus indispensables.

L’Europe n’est pas une option mais une nécessité.

Le temps n’est plus aux ajustements temporaires ou à la reconduction de l'existant, même sous une forme «durcie», mais à la définition d'un nouveau cadre de fonctionnement pour l'avenir, lequel suppose une vision, un projet.

C'est seulement à cette condition qu'une proposition de révision des traités pourra être un succès.

Puissent les chefs d'Etat et de gouvernement européens s’en rappeler dans les moments cruciaux qui s’annoncent.

Le Collectif Ventotene

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