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Que penser d'une société qui maltraite ses profs?

Depuis cinq ans, on les empêche d’apprendre leur métier, on les empêche de se former, on les empêche de réfléchir, on les empêche d’aider leurs élèves, on les empêche de se concerter, bref, on les empêche de transmettre.

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Que faut-il penser d'une société qui maltraite ses enseignants? C’est une question qui devrait habiter, aujourd’hui, les consciences.

A peine élu candidat du PS pour la présidentielle, sur quoi François Hollande se fit-il attaquer, avec une violence rare, par ses adversaires de l’UMP? Sa proposition (sans doute trop «concrète» pour ne pas représenter un risque politique en période de campagne électorale) de recruter, s’il est au pouvoir, 60.000 personnels supplémentaires dans l’Education nationale. Honte à lui.

Lorsqu’on connaît l’état dans lequel se trouve notre système éducatif –constat qui met d’ailleurs à peu près tout le monde d’accord– ce choix d’angle d’attaque apparaît très symbolique.

Sur ce point, malgré tout, deux rappels utiles, complaisamment occultés par ceux qui s’empressent de crier au scandale. Depuis le début du quinquennat de Nicolas Sarkozy, et en comptant les 14.000 suppressions annoncées pour 2012, l’Education nationale aura perdu 80.000 postes. L’engagement de François Hollande devient déjà un peu plus raisonnable dans la mesure où il ne propose pas de revenir sur l’ensemble des suppressions.

Par ailleurs, il ne s’agit évidemment pas d’un recrutement immédiat, mais étalé sur cinq ans. De plus, et c’est l’aspect sans doute le plus intéressant de la proposition, François Hollande parle bien de «personnels de l’Education nationale» et non seulement d’enseignants.

A ce titre, il entre dans une réflexion globale et approfondie sur les besoins actuels, et bien réels, de notre système éducatif: au nombre de ces infâmes 60.000 postes, sont pris en compte les infirmiers scolaires, les assistantes sociales et les psychologues, afin, nous dit le projet du Parti socialiste, de permettre aux enseignants de se recentrer sur leur mission première, la transmission des savoirs. Qui oserait sincèrement remettre en question une telle nécessité?

Concernant d’abord le suivi médical des élèves, les questions, cruciales, de prévention (hygiène, maladies, contraception…), la situation est, dans certains établissement –toujours les plus en difficulté, autrement dit ceux où ces questions sont les plus brûlantes– alarmante.

Il fallait avoir mal à la tête l'année dernière

Dans le collège où je travaille, qui n’est certainement pas une exception, sur les trois dernières années scolaires, deux se seront effectuées en l’absence totale d’infirmier, parce que le rectorat de l’académie n’a tout simplement personne à nous proposer.

Lorsqu’un infirmier est nommé sur un établissement, il l’est généralement pour quelques demi-journées par semaine (le matin ou l’après-midi suivant les cas). Autant dire que, dans un collège de taille moyenne (500 élèves environ), les moments sont nombreux où les adultes présents restent impuissants devant des enfants en souffrance: «Tu as mal à la tête? Eh bien il fallait avoir mal ce matin –ou l’année dernière.»

La présence à temps plein d’un référent médical dans un établissement scolaire semble moins une lubie démagogique qu’une exigence incontournable. Refuser, avec une belle arrogance, de reconnaître cette réalité, c’est à la fois mépriser les besoins des élèves les plus fragiles et imposer aux enseignants en particulier une responsabilité qu’ils n’ont aucun moyen d’assumer.

L’analyse sera sensiblement la même concernant le travail des psychologues (dont il faudrait d’ailleurs détacher la fonction de celle de l’orientation) en milieu scolaire. Combien de situations extrêmement complexes pourraient être améliorées si les élèves disposaient, au sein de leur établissement, d’un interlocuteur indépendant de l’équipe éducative?

Les problématiques liées à l’adolescence recouvrent un champ d’expertise qui dépasse largement la compétence des seuls enseignants, lesquels y sont pourtant confrontés quotidiennement dans leur travail. Dans les cas les plus extrêmes, ils n’ont d’autre solution que de suggérer aux parents une consultation dont ceux-ci, bien souvent, ne veulent pas entendre parler, paralysés par la peur, légitime sans doute, de voir leur enfant –et eux-mêmes par contrecoup– stigmatisé.

On peut imaginer qu’une présence réelle, à l’école, de psychologues spécialisés, par un effet de banalisation, permettrait à des parents en difficulté d’ouvrir leur regard et de dépasser leurs appréhensions. Elle serait alors plus constructive, pour prévenir les situations de violence notamment, que la solution avancée par la droite, d’assurer une permanence policière dans les établissements scolaires.

A y regarder de plus près, l’engagement de François Hollande paraît ainsi soudain moins risible. En choisissant de l’attaquer sur ce point précis, l’UMP démontre deux choses: qu’elle continue, d’abord, de croire en la mauvaise réputation du monde enseignant dans notre société et qu’elle préfère, contrairement à ce qu’elle proclame, entretenir, pour des raisons purement politiciennes, cette prétendue déconsidération, plutôt que de revaloriser la fonction. Plus profondément, elle montre que la question de l’éducation est, au final, le cadet de ses soucis.

Si les cinq années passées ne nous avaient convaincus, il suffit de lire le programme du parti présidentiel pour en être définitivement assuré. Il ne dévie aucunement de ce qui a été mis en place tout au long du quinquennat (on ne saurait faire, à ce sujet, de procès en incohérence), avec les résultats que l’on sait, mais dont on n’ose parler.

Deux lignes de force rhétoriques traversent ce programme: dénoncer l’éternelle litanie de la gauche («toujours plus de moyens») et s’enorgueillir de son propre bilan. Sachant que les deux programmes se rejoignent sur plusieurs analyses (revalorisation du statut des enseignants et refondation du rythme scolaire en particulier), la condamnation des propositions socialistes est un peu rapide. Passons. En revanche, puisqu’il s’agit de justifier sa politique future par sa politique passée, il convient de considérer les fruits de cette dernière. On se permettra d’être moins optimiste.

Une profession niée

Le point noir de la politique du gouvernement depuis cinq ans n’est pas —et c’est dire— la suppression de 80.000 postes dans l’Education nationale. Non, la véritable catastrophe, celle qu’il faut dénoncer sans relâche, c’est l’anéantissement pur et simple de la formation des enseignants. Cela dit, un œil averti observera que les deux mesures —suppression des postes et annulation de la formation— sont intimement liées.

Au début du constat dressé par l’UMP pour sa convention Education, on lit cette phrase ahurissante:

«A l’issue de leur année de stage, 87% des professeurs stagiaires de la première promotion issue de la réforme dressent un bilan positif de leur première année d’enseignement.»

On ne saura pas d’où sort ce chiffre (1). Un enseignant qui a rencontré plusieurs stagiaires de cette première promotion aura du mal à lui donner le moindre crédit, sauf à conclure qu’il est, par malchance, chaque fois tombé sur l’un des 13% insatisfaits. Pour se donner une idée concrète des conditions dans lesquels ces stagiaires apparemment heureux –et probablement masochistes– ont vécu cette première année d’enseignement, il faut lire le «Livre noir» élaboré par le collectif «Stagiaire impossible» en recueillant de nombreux témoignages, dans toute la France, toutes disciplines et tous types d’établissements confondus (à télécharger ).

On peut aisément dégager les points névralgiques, prévisibles pour quiconque a un peu d’expérience de l’enseignement, qui révèlent toute l’absurdité de la situation dans laquelle on place les professeurs débutants. D’abord l’impossibilité physique de préparer correctement ses cours: concevoir ex-nihilo 15 ou 18 heures de cours quand on n’a qu’une vague idée théorique de la manière dont il faut s’y prendre, c’est un mur de Planck contre lequel se brisent inévitablement les meilleures volontés.

Les conséquences en sont innombrables et engendrent une spirale infernale: le temps se réduit comme peau de chagrin, les heures devant les élèves se passent mal, la fatigue s’accumule, la concertation avec le tuteur (lequel n’enseigne pas toujours dans le même établissement que son stagiaire) ou les collègues est réduite à la portion congrue, quand elle existe, alors même qu’elle est un moment fondamental, où un enseignant, quel qu’il soit, peut prendre du recul par rapport à sa pratique et cristalliser sa réflexion en la confrontant à d’autres regards.

L’enseignant stagiaire, au lieu d’apprendre sereinement son métier, est prisonnier de l’urgence, se voit contraint de glaner ici ou là des conseils sporadiques qui lui interdisent de s’installer dans le long terme. Beaucoup, acculés, prennent quelques jours d’arrêt maladie, pendant lesquels… ils préparent leurs cours.

Autrement dit, cette première année n’a de stage que le nom, puisque, outre qu’elle fait vivre à ceux qui entrent dans le métier une année outrageusement difficile et éprouvante, elle les empêche du même coup de penser leur enseignement et d’analyser leurs erreurs, deux conditions essentielles à n’importe quel apprentissage. Il est dès lors évident que le «stage» n’est pas seulement un mauvais moment à passer (c’est déjà un problème): les difficultés qu’il génère se répercuteront, pour ces enseignants, sur plusieurs années.

A l’absurdité de fond qu’impose cette réforme, s’ajoute l’attitude contestable de l’institution (ici par l’intermédiaire de chefs d’établissement peu scrupuleux) qui, dans bien des cas, ne fait rien pour soutenir ses jeunes recrues, au contraire. Il lui arrive de refuser les deux heures de décharge prévues; on demande à des stagiaires d’assurer la fonction de professeur principal, y compris dans des classes à orientation; d’autres enseignent en classe de première une discipline à examen.

La liste est longue, elle est accablante. Soyons clairs: ou bien la réforme a pour but d’instaurer une espèce de darwinisme social, sauvage et terriblement brutal, d’où sont censés sortir les meilleurs enseignants du monde, ceux qui survivront à ces conditions extrêmes, tout en sacrifiant au passage des générations d’élèves. Ou bien il s’agit de décourager, insidieusement, toute velléité de devenir professeur. Et l’on est peut-être en passe d’y parvenir. 

Car, si le programme de l’UMP se réjouit que le nombre de candidats au Capes soit en hausse, une simple recherche statistique interdit de partager cet enthousiasme pour le moins prématuré: pour ne prendre que l’exemple le plus frappant, au concours de mathématiques –une discipline déjà déficitaire– pour l’année 2011, on relève une baisse du nombre de candidats supérieure à 50%. Sur l’ensemble des disciplines, la chute est tout de même de 43% (deux sites à consulter sur ce sujet: ici et ).

La Finlande, la Corée: des exemples à regarder de plus près

Une dernière remarque sur la question de la formation: on ne cesse de porter aux nues le modèle finlandais, à juste titre puisqu’il caracole en tête des inébranlables études Pisa.

Mais prend-on la peine de rappeler que la formation des enseignants, là-bas prise très au sérieux et particulièrement exigeante, s’étale sur cinq années, que les futurs professeurs doivent, dès la première année, effectuer un stage en situation, que leur entrée en classe se fait de manière très progressive tout au long de la formation et avec l’appui d’enseignants expérimentés spécialisés dans cette transmission du métier?

Notre gouvernement ne peut, dans un même mouvement rhétorique, afficher comme horizon à atteindre un pays où le statut d’enseignant est l’un des plus valorisés au monde, grâce notamment à la qualité et l’exigence de la formation, et continuer de prétendre que sa propre réforme, qui va dans le sens exactement contraire, est une réussite.

On constate une tendance sophistique similaire, lorsqu’on lit (toujours dans le programme de l’UMP) que la Corée du Sud, seule rivale sérieuse de la Finlande dans les études Pisa, réussit avec 35 élèves par classe, preuve incontestable qu’un bon système éducatif n’est pas affaire de moyens, alors que, comme chacun devrait le savoir, une part considérable de cette réussite repose sur les cours particuliers dans lesquels les parents coréens investissent des sommes astronomiques…

La pensée éducative du gouvernement comme de ceux qui sont en train de concevoir les futurs arguments de la campagne présidentielle pour la droite relève, il faut bien l’avouer, de la pensée magique. On prétend sauver un système sinistré en consumant les dernières énergies qui le soutenaient encore, celles des enseignants.

Certes le succès d’une politique d’éducation ne repose pas exclusivement, loin s’en faut, sur l’investissement financier. Mais il ne saurait non plus avoir lieu aux dépens de ses premiers acteurs. Or, depuis cinq ans, les professeurs sont maltraités, le mot n’est pas trop fort, par leur gouvernement et par l’institution en général.

On les empêche d’apprendre leur métier, on les empêche de se former, on les empêche de réfléchir, on les empêche d’aider leurs élèves, on les empêche de se concerter, bref, on les empêche de transmettre.

On continue de supprimer des postes alors que, chaque année, les remplacements sont de plus en plus compliqués à assurer (il faut avoir à l’esprit la conséquence de cet état de fait: l’enseignement de certaines disciplines n’est pas assuré pendant plusieurs mois): comment, dans ces conditions, ne pas se vivre comme une nuisance, un parasite, inutile et malsain, qu’il convient d’éradiquer au plus vite?

Suggère-t-on seulement de créer un appel d’air pour soulager les enseignants des responsabilités, toujours plus nombreuses, qu’ils ont à assurer, jusqu’à l’épuisement, physique et moral, l’idée est immédiatement perçue comme un scandale, et attaquée en proportion.

Alors, reposons la question: que faut-il penser d’une société qui —en toute bonne conscience— maltraite ses enseignants? Je ne prétendrai pas avoir une réponse exhaustive, mais simplement quelques pistes à soumettre. Marcel Gauchet a de la situation une analyse très éclairante: on demande aujourd’hui à l’école d’assurer une mission qu’elle ne peut pas remplir.

Que penser d'une société qui maltraite ses enseignants?

La société se décharge sur l’école de tout ce qui peut lui poser problème (une certaine faillite de la famille, des inégalités sociales irréductibles, l’intégration d’une certaine jeunesse en difficulté, pour prendre les exemples les plus évidents), attitude qui a un double avantage: ne pas avoir à se soucier de trouver une solution collective à ces problèmes, et pouvoir accuser le monde éducatif de ses propres échecs pour ensuite, avec les meilleures raisons du monde, s’autoriser à en mépriser les supposés responsables.

C’est très confortable. Sauf pour les enseignants, bien sûr, qui désespèrent d’être jamais à la hauteur de l’exigence impossible qu’on leur impose: le piège est imparable. Quoi qu’ils fassent, ils seront toujours déjà coupables: c’est le seul rôle qu’on leur reconnaît véritablement aujourd’hui.

Plus profondément, une société qui maltraite ses enseignants est une société qui renonce peu à peu, irrémédiablement, à ses valeurs, à son histoire, à sa culture et, plus dangereusement encore, à son avenir. C’est en ce sens que la suppression de la formation (on peut bien parler de «mastérisation», il faut appeler les choses par leur nom) doit être vue comme un symptôme particulièrement inquiétant.

Outre la difficulté dans laquelle elle place les professeurs débutants, elle brise la chaîne de transmission: on n’apprend plus à transmettre, le savoir ne mérite plus d’être représenté par des experts à qui on aura donné le temps de la réflexion pour trouver le meilleur moyen de le faire vivre et de permettre aux générations futures de se l’approprier.

Nous prenons le risque de devenir une société déracinée de son propre terreau de civilisation, condamnée à péricliter, à mourir d’asphyxie. L’on peut bien répéter que la priorité des priorités c’est l’innovation, celle-ci n’existe pas hors de ce qui l’a précédée, elle n’est pas une production spontanée du vide et les étudiants que le système éducatif, dans son état actuel, est susceptible d’engendrer seront bien démunis au moment de devoir innover.

Un seul souci devrait nous occuper: sortir l’éducation nationale de l’urgence dans laquelle elle étouffe, redonner de l’espace au savoir et, à ceux qui ont choisi de le transmettre, le temps de penser. Sauf, bien sûr, à considérer que c’est là du temps perdu.

Sophie Audoubert

(1) NDLE: Un sondage Ipsos, repris par Le Monde en septembre 2011, montre que «87 % des professeurs stagiaires de l'année précédente dressent un bilan positif de leur première année, à temps plein. Mais ils sont 69 % à se déclarer insatisfaits de leurs "possibilités" de formation». Retourner à l'article

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