Culture

Le beau voyage de Tintin en Amérique avec Spielberg

Le résultat est-il à la hauteur de la filmographie de Spielberg et la gloire de Tintin et d’Hergé en sort-elle intacte? Eh bien... oui, foi de tintinophile.

Temps de lecture: 6 minutes

L’affaire semblait entendue: l’histoire de Tintin au cinéma n’était qu’une succession de tentatives avortées et de réalisations indignes de l’œuvre d’Hergé, plus cinématographique par nature que ses adaptations, qu’il s’agisse des dessins prétendument animés ou des films bien fades avec acteurs.

Un seul avait compris très tôt que pour faire vivre Tintin à l’écran, il faudrait inventer un genre nouveau: Alain Resnais, le plus bédéphile des cinéastes, pressenti à la fin des années 1950 pour tourner une aventure de Tintin, avait suggéré de faire porter aux comédiens… un masque. A l’époque, l’idée avait paru loufoque et fait long feu.

Et pourtant, c’est bien, mutatis mutandis, la solution à laquelle –après vingt-cinq ans de vaines réflexions– Spielberg a abouti, en optant pour la motion capture: de vrais acteurs jouant leur rôle avant d’être redessinés grâce aux techniques informatiques les plus pointues et camouflés sous le masque le plus sophistiqué qui soit. En somme, Tintin aura attendu cette «rencontre du 3e type» pour devenir enfin une star au cinéma!

Laissons gloser les contempteurs de la technologie des images de synthèse: à chacun ses goûts esthétiques! Libre aussi à certains de s’interroger sur l’apport de la 3D, qui ne serait qu’un gadget promis à une aussi courte carrière que le «cinérama» des années 1960.

L’essentiel n’est pas là mais bien de savoir si le résultat est à la hauteur de la filmographie de Spielberg et si la gloire de Tintin et d’Hergé en sort intacte.

D’un strict point de vue cinéphilique, à part les habituels grincheux à qui on ne la fait pas, la plupart des critiques s’accordent à y voir un divertissement de qualité, plein d’humour, de suspense et de rebondissements, propre à séduire un public vierge de toute culture tintinologique, à commencer par les nombreux fans de Spielberg.

L’enjeu est de taille puisque du succès au box-office, particulièrement outre-Atlantique, dépendra la suite, à savoir le tournage d’autres épisodes. Par prudence, les producteurs comptent s’appuyer sur le buzz venu d’Europe et d’Asie pour mieux conquérir l’Amérique fin décembre. Début de réponse ce 26 octobre. Wait and see… 

Quant aux tintinophiles, ils étaient partagés sur l’opportunité du projet. Nombre d’entre eux avaient fait part de leurs craintes sur les blogs des sites spécialisés, prédisant que le film ne se ferait pas, et que s’il voyait le jour, ce serait au pire un désastre, au mieux une déception de plus.

Tintin par les Américains????

Que pouvait comprendre Hollywood à un personnage si typiquement européen, pour ne pas dire Belge, si ancré dans l’Histoire du siècle dernier? Comment même un Spielberg réussirait-il cette gageure de traduire en langage cinématographique la «ligne claire», quand tant d’autres –de Resnais à Jaco Van Dormael, en passant par de Broca, Polanski, Berri, Jeunet– n’avaient même pas pu dire «Moteur». C’était couru: Tintin allait échapper à Spielberg: Catch me if you can!

De plus, les albums traduits depuis plus de cinquante ans aux Etats-Unis n’ont touché qu’un lectorat marginal, des intellectuels branchés de la côte Est ou de Californie… Les producteurs d’Universal ne l’avaient-ils d’ailleurs pas rappelé à ce rêveur de Spielberg en débarquant de sa «Licorne» avant même qu’elle ne prenne la mer? Son «Tintin» n’était pas bankable, alors que le premier budget du film dépassait 130 millions de dollars!

Et puis, s’il fallait déguiser Tintin en nouveau Superman ou Batman pour attirer l’Amérique profonde, non merci, disaient les Cassandre tintinolâtres. Si l’œuvre d’Hergé devait être passée au tamis du «politiquement correct» made in USA, gommant, par exemple, l’alcoolisme d’Haddock, comme l’éditeur américain l’avait déjà fait dans les albums, ce serait sans eux, proclamaient ces gardiens du temple. Lesquels ont poussé des cris d’orfraie devant le déferlement du marketing et du merchandising inhérent au lancement du blockbuster… oubliant l’inventivité commerciale d’Hergé tout au long de sa carrière pour promouvoir ses albums et ses reproches récurrents à son éditeur Casterman par trop pusillanime à ses yeux sur ces sujets.

Bref, beaucoup voyaient déjà leur cher Tintin égaré en Amérique, implorant, tel ET, qu’on l’aide à rentrer à la maison.

Alors, cette «Licorne» est-elle la galère annoncée? Sommes-nous sortis de la projection en soupirant: Caramba, encore raté?

Eh bien, non, mille sabords!

Dès le générique, tout en animations en ombre chinoise et au lettrage comme dans les albums, on comprend que Spielberg sera fidèle à Hergé, comme il l’avait promis, alors même que le dessinateur belge lui avait accordé par avance la liberté due à un vrai créateur.

Pourquoi Hergé n'y a-t-il pas pensé lui-même?

Loin de reprendre plan par plan le découpage des albums, les scénaristes de Spielberg ont concocté un maillage astucieux du Crabe aux pinces d’or, du Secret de la Licorne et du Trésor de Rackham le Rouge.

Ces trouvailles paraissent si hergéennes que le spectateur se prend à regretter qu’Hergé lui-même n’y ait pas songé: faire de Sakharine –joué par Daniel Craig– non plus un  innocent collectionneur compulsif de maquettes de bateaux, mais le descendant du pirate Rackham le Rouge est une fameuse idée. De même la transposition au beau milieu du désert marocain du récit par Haddock –excellent Andy Sarkis– de l’abordage de la «Licorne» de son aïeul  donne lieu à des images formidables en  faisant surgir, tel un mirage, ce vaisseau fantôme de l’océan de sable. Toute la séquence à bord du cargo «Karaboudjan» est une réussite spectaculaire.

Les références à d’autres aventures abondent, tantôt clins d’œil furtifs, voire subliminaux, tantôt éléments à part entière d’un scénario à la fois original et «à la manière de»: ainsi le contre-ut de la Castafiore chez Omar Ben Salaad (Gad Elmaleh) va briser le verre blindé protégeant la troisième maquette de «La Licorne» plus sûrement que la machine à ultrasons de Tournesol dans «l’Affaire» qui porte son nom; le char d’assaut encastré dans un mur de pierres renvoie au tank bordure du même album. La sortie de l’hydravion en plein vol d’un Capitaine éthylique évoque évidemment celle de son escapade hors de la fusée lunaire, voire les voltiges aériennes involontaires des Dupondt dans «L’Ile noire»… au mépris d’ailleurs de toute vraisemblance comme au temps des débuts débridés d’Hergé, celui  des Soviets ou de Tintin en Amérique.

Tintin-Jamie Bell se montre plus reporter que le Tintin des albums, non sans quelque narcissisme si l’on en juge par les témoignages de ses exploits tapissant les murs de son appartement au 26, rue du Labrador.

Fidèle à Hergé, Spielberg l’est au point de montrer dans une séquence d’ouverture qui fera date le dessinateur belge en portraitiste  des rues croquant sur le vif certain jeune reporter musant au marché aux puces!

Mais Spielberg n’en oublie pas pour autant d’être fidèle à… Spielberg! Non content de jouer de sa ressemblance avec le pickpocket Filoselle, il multiplie les références à sa propre production. La mèche de Tintin émergeant des flots rappelle certain requin et Rackham est un nouveau capitaine Crochet venu venger l’échec commercial de Hook.

Et, juste retour des choses, ce Tintin-là est un petit frère d’Indiana Jones. Quand en 1981, des critiques européens avaient fait valoir à Spielberg que son archéologue devait beaucoup au jeune reporter, Spielberg était tombé des nues. Il n’avait jamais entendu parler de Tintin, concédant pour seule  inspiration L’Homme de Rio de Broca. Il ne pouvait pas savoir que Daniel Boulanger et Philippe de Broca, après avoir renoncé à une adaptation d’Hergé, s’étaient rabattus sur un film «original», où Adrien (Belmondo) faisait sans le dire du «Tintin» aux côtés d’une Agnès-Milou (Françoise Dorléac)… qui ne manquait pas de chien!

Par la suite, ayant pris une option sur les albums d’Hergé, Spielberg ne s’était pas privé de multiplier les correspondances entre Tintin et Indiana, comme, par exemple, la scène où Harrison Ford et son «père» barbu Sean Connery pénètrent dans le site de Pétra, tels Tintin et Haddock dans Coke en stock.

A regarder en VO ou en VF?

Le parallèle avec Indiana est particulièrement évident tout au long de la poursuite échevelée dans le port marocain de Bagghar. Une scène d’ailleurs un peu trop frénétique et longuette, où l’on n’est pas certain de capter tout le mouvement tant ça va à toute allure, et où la 3D finit par nous mettre «du shimmy dans la vision», comme à Haddock après l’expérimentation ratée de télé couleur par Tournesol dans Les Bijoux de la Castafiore!

Autre  bémol, c’est le cas de le dire, la partition omniprésente de John Williams, l’habituel compositeur des productions de Spielberg, qui s’auto-parodie paresseusement  sans offrir au Secret de la Licorne de thème immédiatement mémorisable au contraire  des Star Wars et Aventuriers de l’Arche perdue.

A propos de son, une suggestion à destination des francophones: privilégiez à titre exceptionnel la version doublée. Outre qu’en 3D les sous-titres sautent littéralement aux yeux au point de détourner de l’image, entendre des personnages à la «voix» si familière s’exprimer en anglais, devoir admettre que Dupont et Dupond s’appellent ici Thompson et Thomson, ne pas retrouver les vrais jurons du Capitaine, tout ça finit par gêner.

En tout cas, en VO ou en VF, et sans attendre la suite qu’une fausse fin laisse augurer, comme au bon vieux temps où les aventures paraissaient en feuilleton dans le journal Tintin, courez voir ce Secret de le Licorne, même si vous avez moins de 7 ans ou plus de 77!

Jacques Langlois

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