Politique / France

Comment éviter un nouveau 21 avril

Le scénario probable de la prochaine élection –avec Marine Le Pen qualifiée au second tour– prouve une chose: le scrutin majoritaire à deux tours ne permet pas au peuple d'élire la personne de son choix. Il est temps d'inventer une nouvelle façon de désigner le chef de l'Etat.

Temps de lecture: 7 minutes

Nous sommes à un an de l’élection présidentielle. L’échéance approche à grands pas et, avec elle, la perspective d’un nouveau 21 avril, «à l’envers» (élimination de Nicolas Sarkozy au premier tour) mais aussi «à l’endroit» (élimination, comme en 2002, du candidat socialiste). La présence de Marine Le Pen au second tour de l’élection en 2012 est désormais non seulement possible, mais probable: sondage après sondage, elle est donnée finaliste de la présidentielle.

Cette probabilité trahit naturellement la montée la puissance du FN dans l’électorat. Avec son nouveau leader charismatique, en voie de dédiabolisation et parti à la conquête des classes populaires, le Front national menace de se déployer à des niveaux électoraux inédits, au-delà des 20%.

A contrario, la situation traduit également le manque d’attractivité des grands partis de gouvernement, PS et UMP. C’est tout particulièrement vrai à droite: Nicolas Sarkozy est le président en exercice qui cristallise le mécontentement populaire le plus élevé de toute la Ve République; il aborde l’élection présidentielle en situation de détresse électorale. 

Mais le risque d’un nouveau 21 avril est dû avant tout à la fragmentation du paysage politique. Nicolas Sarkozy avait réussi à unifier la droite de gouvernement sous la bannière de l’UMP. Mais l’UMP est aujourd’hui en voie d’éclatement: Jean-Louis Borloo, Hervé Morin, Dominique de Villepin, voire Nicolas Dupont-Aignan ou Christine Boutin menacent de se présenter sous leurs couleurs. Etant donné la faiblesse de Nicolas Sarkozy, toute candidature dissidente le placerait en situation critique.

Mais la fragmentation est surtout extrême dans le camp progressiste. Il y a avait huit candidats à gauche au premier tour en 2002, provoquant la chute de Lionel Jospin. La perspective est identique pour 2012: le candidat socialiste pourrait trouver sur sa route, au premier tour, trois candidats trotskystes (Olivier Besancenot, Nathalie Arthaud, Gérard Schivardi), un candidat Front de Gauche (Jean-Luc Mélenchon), un candidat écologiste (Nicolas Hulot ou Eva Joly), un candidat Modem (François Bayrou), voire aussi un candidat radical (Bernard Tapie?) et un candidat républicain (Jean-Pierre Chevènement).

Avec un tel éparpillement, les risques d’élimination de la gauche au premier tour deviennent massifs. Ségolène Royal est donnée battue par les sondages. Martine Aubry et François Hollande ne sont pas à l’abri de dévisser. Si l’un des principaux candidats progressistes (Hulot, Mélenchon, Bayrou), aujourd’hui bas dans les sondages, venait à décoller pendant la campagne présidentielle, Dominique Strauss-Kahn aussi serait en risque. Or chacun de ces candidats a un fort potentiel électoral: François Bayrou l’a déjà montré, Jean-Luc Mélenchon est un orateur et campaigner hors pair, Nicolas Hulot surtout bénéficie d’un capital de sympathie et de notoriété exceptionnel.

Que faire dans ces conditions?

L’enjeu, pour chaque camp de gouvernement, est de partir le moins désuni possible. Pour Nicolas Sarkozy, cela signifie un changement radical de positionnement politique: une partie de la droite, de culture chrétienne-démocrate ou gaulliste sociale, ne peut pas suivre le sarkozysme dans ses dérives populistes anti-humanistes.

Pour la gauche, le problème n’est pas le contenu politique: en dépit de quelques points délicats (le nucléaire, les nanotechnologies, la relation au progrès), les divergences idéologiques sont limitées et on voit émerger une nouvelle «social-écologie» comme matrice de la future plateforme de gouvernement de la gauche. Son problème, c’est le processus de rassemblement.

Terra Nova est à l’origine intellectuelle des primaires ouvertes, que le Parti socialiste s’apprête à mettre en œuvre pour désigner son candidat. Nous avons milité, avec Arnaud Montebourg, pour que la primaire ne soit pas socialo-socialiste mais élargie aux partis progressistes qui souhaitent s’y joindre: la primaire a vocation à servir de première étape du rassemblement de la gauche, contribuant ainsi à sa défragmentation. Martine Aubry a pris cette idée à son compte.

La primaire telle que votée par les militants socialistes fin 2009 a ainsi vocation à s’élargir aux «partis frères». D’ailleurs, des représentants des radicaux de gauche et des chevènementistes ont participé au comité d’organisation de la primaire mis en place par le PS.

Malheureusement, lorsque les décisions se sont nouées, début 2010, les conditions politiques n’étaient pas favorables. La perspective d’un nouveau 21 avril paraissait virtuelle: le FN n’était pas une menace, affaibli par un leader en fin de cycle. Le PS, sorti très haut des régionales (30%), ne voyait pas de nécessité impérieuse de nouer des accords autour des primaires. Et le temps était, chez les partenaires de gauche, à l’affirmation de leur autonomie, notamment chez les écologistes, où la fusion Europe Ecologie–Les Verts plaidait pour l’installation de leur nouvelle identité politique lors du premier tour de la présidentielle.

Les conditions ont aujourd’hui changé

Radicalement. Le niveau électoral du néo-FN de Marine Le Pen constitue plus qu’une menace: l’extrême-droite est désormais donnée favorite pour se qualifier au second tour. Il est vital pour la gauche de réévaluer la situation au regard des nouvelles conditions politiques.

La fenêtre d’opportunité politique pour négocier une primaire élargie a certes été ratée, les primaires socialistes et écologistes sont désormais lancées séparément, il est sans doute trop tard –mais est-il jamais trop tard pour bien faire? 

L’autre dispositif évoqué ces jours-ci par Daniel Cohn-Bendit ou Yannick Jadot ne paraît pas plus praticable: retirer le candidat écologiste, en janvier prochain, si sa présence risque d’entraîner l’élimination de la gauche au premier tour. Dire à Nicolas Hulot ou Eva Joly, en pleine campagne, «ta campagne marche trop bien, donc tu dois te retirer» n’est guère crédible. Les Verts avaient retiré leur candidat en 2002 (Alain Lipietz) parce que ses sondages étaient trop médiocres, difficile de croire qu’ils le retireront cette fois parce qu’ils sont trop bons… Quoi qu’il en soit, il revient aux leaders progressistes d’inventer une procédure, quelle qu’elle soit, pour éviter une fragmentation létale au premier tour.

Pour 2012, c’est aux partis de gouvernement de prendre leur responsabilité. Au-delà, il faut réfléchir sérieusement au mode de scrutin présidentiel.

Le scrutin majoritaire à deux tours utilisé pour la présidentielle a un atout important: il donne une légitimité majoritaire au vainqueur du second tour. Pourtant, son premier tour se révèle gravement dysfonctionnel.

En 2012, étant donnée la mécanique du scrutin, Marine Le Pen a de fortes chances de figurer parmi les deux finalistes de l’élection et de se retrouver ainsi au centre du jeu démocratique. C’est en réalité un non-sens.  Dans un duel de second tour, elle perd contre tous les autres candidats potentiels: c’est donc la plus mauvaise des candidatures en lice, la dernière hiérarchiquement, alors que le mode de scrutin va la placer n°2 si elle se qualifie au second tour.

Pire: le candidat qui recueille l’assentiment majoritaire des Français (en l’occurrence le candidat socialiste), celui qui gagne contre tous les autres dans un duel de second tour (avec une large majorité, qui plus est) –le meilleur donc– celui-là est menacé d’une élimination au premier tour. Cela aboutirait en 2012 à la réélection de Nicolas Sarkozy, un président sortant à l’impopularité record.

Tel est le principal élément dysfonctionnel du scrutin présidentiel: il peut éliminer le «meilleur» au premier tour, qualifier au second un candidat secondaire voire le «pire» candidat de la vie politique nationale, faire gagner un candidat illégitime.

Le scrutin actuel présente également d’autres défauts

Il peut provoquer un biais électoral au premier tour. Pour conjurer le risque d’élimination du «meilleur» candidat de second tour, l’électeur est amené à «voter utile», donc à ne pas s’exprimer honnêtement et ainsi fausser le résultat. Par exemple, l’électeur écologiste ne votera pas pour Nicolas Hulot, qui est pourtant son candidat préféré, mais pour le candidat socialiste, afin d’assurer sa présence au second tour et éviter de se retrouver face à un choix Le Pen–Sarkozy.

Le scrutin présente par ailleurs un caractère fruste, car binaire: l’électeur vote pour un candidat, mais on ne sait rien de son avis sur les autres, de la hiérarchie dans laquelle il les place.

Le scrutin ignore toute évaluation qualitative: l’électeur fait un choix comparatif, mais le vote ne dit rien de son jugement intrinsèque sur le candidat retenu –adhésion massive ou résignation pour le «moins pire»? Le pourcentage de vote obtenu au second tour ne renseigne guère. Il est clair par exemple que les 53% de vote qui se sont portés sur Nicolas Sarkozy en 2007 soulignent une dynamique d’adhésion beaucoup plus forte que les 82% obtenus par Jacques Chirac en 2002.

Le jugement majoritaire

Il ne nous semble pas utile d’attendre un accident politique majeur pour se pencher sur les modalités de l’acte démocratique phare de notre République. Terra Nova propose de réfléchir à un nouveau mode de scrutin, le «jugement majoritaire» (1).

Inventé par Michel Balinski et Rida Laraki, chercheurs au CNRS à l’Ecole polytechnique, salué par la communauté scientifique, en particulier, les Prix Nobel Kenneth Arrow, Robert Aumann et Eric Maskin, il donne la possibilité de nuancer ses opinions.

Au lieu de nommer un seul candidat, le «jugement majoritaire» demande d’évaluer les mérites de chacun des candidats dans une échelle de mentions:

  • Très bien
  • Bien
  • Assez bien
  • Passable
  • Insuffisant
  • A rejeter

Le scrutin se déroule en un seul tour. Chaque candidat obtient une «mention majoritaire»: celle qui réunit plus de 50% d’opinions égales ou supérieures à cette mention. Le vainqueur est celui qui a la meilleure mention majoritaire.

Le «jugement majoritaire» résout l’ensemble des dysfonctionnements identifiés dans le scrutin présidentiel à deux tours.

Point fondamental, c’est bien le «meilleur» candidat qui gagne. Le jugement majoritaire protège contre le risque des candidatures multiples: rajouter ou retirer des candidats ne change pas le classement des autres.

Marine Le Pen à sa vraie place: dernière

A l’inverse, il écarte tout risque de placer le «pire» candidat au centre de la campagne présidentielle. Ainsi, Marine Le Pen, en dépit de son soutien fort par un noyau d’électeurs, obtient la mention «à rejeter» par une large majorité des Français. Avec le «jugement majoritaire», Marine Le Pen se retrouve à sa vraie place: la dernière.

Le «jugement majoritaire» rend caduc le vote utile. Il permet de donner son jugement hiérarchisé sur chaque candidat, et non sur un seul. Un électeur écologiste peut donner une mention «très bien» à Nicolas Hulot, son candidat préféré, sans porter préjudice au candidat socialiste, son second choix, à qui il accordera la mention «bien».

Ce nouveau scrutin donne plus de liberté aux électeurs en leur demandant de juger et non de voter: ainsi, avec douze candidats, le premier tour du scrutin usuel ne donne que treize possibles expressions d’opinion (nommer un candidat ou voter blanc); le «jugement majoritaire» en donne plus de deux milliards.

Un président mention «Assez bien»

Il offre également une évaluation qualitative: on peut gagner avec une mention majoritaire «Très bien» ou «Assez bien», mais cela n’a pas le même sens politique.

Enfin, ultime nuance, il résiste aux évaluations exagérées vers le haut ou vers le bas et incite à l’honnêteté: voter «Très Bien» ou «Bien» pour, par exemple, Nicolas Hulot n’a pas d’influence sur sa mention majoritaire «Passable».

Ainsi, le jugement majoritaire donne la vraie hiérarchie des candidats à la présidentielle. Il garantit notamment, contrairement au scrutin présidentiel actuel, que le candidat le plus capable de rassembler une majorité de Français gagnera l’élection.

Vous pensez que tout ceci est irréaliste? Si le scénario du pire devait arriver en 2012 –élimination au premier tour du candidat socialiste, présence de Marine Le Pen au second, réélection de Nicolas Sarkozy– alors la question de la réforme du système de vote de l’élection présidentielle serait incontournable.

Comment accepter, en effet, que le candidat plébiscité par les Français ne gagne pas, et qu’à l’inverse soit réélu le président sortant le plus impopulaire de la Ve République? Un tel choc démocratique appellerait des solutions radicales, y compris institutionnelles.

Olivier Ferrand

Photo de une: Marine Le Pen, le 27 mars 2011. REUTERS/Pascal Rossignol

(1) A lire: Michel Balinski et Rida Laraki, Rendre les élections aux électeurs: le jugement majoritaire (note Terra Nova) Retourner à l'article

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