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Accord sur le nucléaire: comment une initiative européenne a été récupérée par les Américains

Avant que les Etats-Unis ne se placent au premier plan de l'accord avec l'Iran, ils ont longtemps laissé oeuvrer les Européens, attendant de savoir s'il valait la peine de se mouiller ou pas.

John Kerry et Laurent Fabius le 28 mars 2015 à Lausanne. REUTERS/Brendan Smialowski
John Kerry et Laurent Fabius le 28 mars 2015 à Lausanne. REUTERS/Brendan Smialowski

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Les apparences ont été sauvées. C’est la Haute représentante pour la politique extérieure et de sécurité commune de l’Union européenne, Federica Mogherini, qui, aux côtés du ministre iranien des affaires étrangères, Mohammad Javad Zarif, a annoncé, jeudi 2 avril à Lausanne, l’accord-cadre sur le nucléaire iranien. 

Car cet honneur revenait bien aux Européens. Ils sont à l’origine et aux avant-postes de la négociation avec Téhéran depuis 2003. Si un compromis a pu être conclu –qu’il reste à confirmer dans les détails d’ici le 30 juin–, le mérite leur en revient. Trois ministres européens des affaires étrangères, le Français Dominique de Villepin, le Britannique Jack Straw, et l’Allemand Joschka Fischer, avaient pris leur bâton de pèlerin, le 21 octobre 2003, pour rencontre à Téhéran un certain Hassan Rohani, alors secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale et aujourd’hui président de l’Iran. 

Leur objectif: convaincre les Iraniens de renoncer à fabriquer une arme nucléaire avant que George W. Bush, à peine terminée la campagne d’Irak, n’emploie contre eux la manière forte.

Une stratégie d'unité

Le raisonnement de ce qu’on appelait alors la «troïka» ou E3 était simple: l’Europe s’était divisée face à l’intervention américaine contre Saddam Hussein. Les Français et les Allemands avaient été contre la guerre en Irak. Les Anglais avaient suivi leur allié américain mais commençaient à s’en repentir. Il ne fallait que l’Europe se laisse à nouveau divisée si d’aventure Bush et ses conseillers néoconservateurs décidaient d’intervenir contre un autre pays de «l’axe du mal». Non que les trois ministres des affaires étrangères aient sous-estimé le risque de prolifération représenté par le programme nucléaire iranien. Au contraire. Mais ils estimaient que la prévention était une priorité, alors que les Moudjahidines du peuple, un groupe d’opposants iraniens hostile aux mollahs de Téhéran, avaient rendu public l’existence de la centrale nucléaire clandestine de Natanz.

La «troïka» est vite devenue une affaire européenne, notamment pour apaiser le mécontentement des Italiens, furieux d’avoir été tenus à l’écart du voyage à Téhéran. La direction des pourparlers avec les Iraniens a été confiée à Javier Solana, haut représentant pour la politique extérieure, et le E3 s’est transformé en E3/UE. 

Les responsables américains manifestaient un intérêt très relatif à cette initiative européenne, qu'ils qualifiaient de «villepinade»

Les responsables américains continuaient à manifester un intérêt très relatif à cette initiative européenne. Ils la qualifiaient volontiers de «villepinade». 

Le néologisme renvoyait au discours flamboyant de Dominique de Villepin devant le Conseil de sécurité de l’ONU en février 2003 dans lequel le ministre français des affaires étrangères dénonçait les intentions américaines en Irak.

Ils laissaient faire sans s’attendre à un grand succès de la démarche européenne. Si celle-ci réussissait, ils en tireraient aussi les bénéfices, eux qui n’avaient plus de relations officielles avec l’Iran depuis 1980. Si elle échouait, les Européens auraient fait la preuve qu’on ne pouvait  compter ni sur eux ni sur les Iraniens.

Persévérance

Pendant cinq ans, la diplomatie européenne a maintenu le lien avec Téhéran sans se laisser décourager par les revers subis. Les Américains ont commencé à s’intéresser à la négociation quand des perspectives positives sont apparues. 

Du point de vue iranien aussi, la participation des Etats-Unis paraissait essentielle car c’est avec «le grand Satan» de Washington que les mollahs voulaient négocier plutôt qu’avec les «petits Satans» européens. C’est de Washington qu’ils attendaient la reconnaissance officielle de leur statut de grande puissance régionale et leur retour dans l’économie mondiale. 

On avait le sentiment de flirter dans un cocktail avec une femme qui pendant ce temps regardait par-dessus votre épaule pour voir qui se tenait derrière

Un négociateur de l'époque

Souvent, pendant les entretiens avec leurs interlocuteurs iraniens, les Européens avaient l’impression de n’être que des intermédiaires ou des messagers. «Comme si, nous disait alors un des négociateurs, en parlant avec nous, les Iraniens ne voulaient s’adresser en fait qu’aux Américains. On avait le sentiment de flirter dans un cocktail avec une femme qui pendant ce temps regardait par-dessus votre épaule pour voir qui se tenait derrière».

L’élection de l’ancien gardien de la révolution et ancien maire de Téhéran Mahmoud Ahmadinejad a mis fin à l’aventure européenne. 

Le «format» E3/UE est devenu P5+1, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU plus l’Allemagne qui était partie prenante des pourparlers depuis l’origine. Cependant, les responsables de la diplomatie européenne, Javier Solana, puis la baronne Catherine Ashton et enfin Federica Mogherini, sont restés, au moins formellement, les chefs de file de la négociation.

Des apartés américains

En réalité, une grande partie du travail diplomatique a été accompli, notamment dans les derniers mois de la négociation, au cours de discussions bilatérales entre le secrétaire d’Etat américain John Kerry et son collègue iranien. Ces apartés ont été souvent une source d’irritation pour les Européens, et notamment pour la diplomatie française toujours soucieuse de préserver son rang et son indépendance. 

Ce n’était pas seulement une question de forme. Avec l’arrivée à la Maison blanche de Barack Obama, adepte de la politique de la main tendue, les Européens, et encore une fois la France, craignaient que le nouveau président américain fasse passer la conclusion d’un accord avec Téhéran avant la sauvegarde des principes. A peine Barack Obama avait-il été élu que Nicolas Sarkozy dépêchait à Washington son ministre des affaires étrangères Bernard Kouchner pour dispenser une leçon de fermeté. Il est vrai que depuis son élection, Nicolas Sarkozy avait durci le ton vis-à-vis du régime des mollahs et adopté un discours plus intransigeant que son prédécesseur.

Continuité

François Hollande s’est inscrit dans la même ligne. Pour lui, il est très clair que l’obtention d’un accord avec l’Iran n’est pas un but en soi, une faiblesse qu’il soupçonnerait volontiers chez Barack Obama. Outre le fait que John Kerry était arrivé à Genève avec un projet concocté avec son collègue iranien sans en avoir informé les Européens, c’est la raison pour laquelle Laurent Fabius a fait capoter un premier accord intérimaire, en novembre 2013. Les diplomates ont dû travailler encore plusieurs jours avant d’arriver à un texte acceptable par tous. Au-delà du respect des formes, les Français pensaient, non sans raison, que le compromis trouvé entre Américains et Iraniens n’offrait pas de garanties suffisantes sur l’impossibilité pour Téhéran de produire une arme nucléaire.

La prudence avec laquelle Paris a accueilli «l’accord-cadre» de Lausanne témoigne encore de ce scepticisme. L’Elysée déclare vouloir aboutir à «un accord crédible et vérifiable», laissant entendre que ce n’est pas encore le cas. Ce que Laurent Fabius explique en parlant d’un «accord d’étape qui comporte des avancées positives incontestables», tout en ajoutant: «il reste encore du travail à faire». Une sagesse tirée d’une expérience de plus de dix ans de négociations où les déceptions ont été aussi nombreuses que les espoirs.

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