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Nucléaire iranien: un mauvais accord n’est pas préférable à pas d'accord

En laissant intactes les infrastructures nucléaires et en levant les sanctions économiques, l’accord peut être considéré comme une victoire pour l'Iran. De quoi aviver les tensions grandissantes entre Téhéran d’un côté et les pays arabes sunnites et Israël de l'autre.

Barack Obama est informé, le 2 avril 2015, de l’avancée des négociations à Lausanne avec les Iraniens. REUTERS
Barack Obama est informé, le 2 avril 2015, de l’avancée des négociations à Lausanne avec les Iraniens. REUTERS

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Pour mener à bien son grand dessein de changement d’alliances au Moyen-Orient, Barack Obama devait conclure un accord avec l’Iran pour contrôler son programme nucléaire. Il y est parvenu avec l’annonce, jeudi 2 avril à Lausanne en fin de journée, d’un accord cadre «historique» après un faux suspense au-delà de la date butoir fixée au 31 mars. Il reste à formaliser les questions techniques d'ici au 30 juin.

Washington pourra maintenant s’appuyer pleinement sur la République islamique d’Iran et ses alliés Bachar el-Assad, le gouvernement irakien et le Hezbollah libanais pour affronter Daech. Le problème, c’est que cet accord, que la France n’a d’ailleurs cessé de vouloir rendre plus contraignant, satisfait la plupart des exigences de Téhéran et pourrait aviver encore les conflits au Moyen-Orient. La République islamique conserve la quasi-totalité de son infrastructure nucléaire, dont personne ne peut croire qu’elle était à vocation civile, obtient la levée presque immédiate des sanctions économiques et voit disparaître tout risque de confrontation militaire avec les Occidentaux.

Barack Obama en avait fait une affaire personnelle. Après avoir accumulé les échecs diplomatiques depuis des années, il voulait un accord à tout prix et l'a annoncé lui-même aux Américains. John Kerry aura passé plus de temps à négocier avec les Iraniens qu’aucun autre secrétaire d’Etat américain sur une même question depuis... le Traité de Versailles en 1919.

Une guerre ouverte entre chiites et sunnites

Pourtant, comme le souligne The Economist dans un article titré «Le nouvel âge nucléaire», le danger est que cet accord ne freine pas mais accélère, au contraire, la prolifération nucléaire. Il est limité dans le temps (dix ans) et entérine de fait l’existence des multiples infrastructures nucléaires iraniennes. Et si la grande puissance chiite, l’Iran, peut avoir la bombe en quelques mois, l’Arabie Saoudite, la Turquie et l’Egypte, les grands pays sunnites, voudront aussi une telle arme et le Moyen Orient se retrouvera dans un équilibre de la terreur sans les acteurs rationnels qu’ont été pendant 45 ans les Etats-Unis et l’URSS. L’intervention militaire collective des Etats sunnites au Yémen illustre la guerre maintenant ouverte entre chiites et sunnites. Sans oublier le fait que l’Iran ne cesse de promettre de «rayer Israël de la carte» et a encore affirmé il y a quelques jours que cela était «non négociable». Des menaces qui ne sont pas prises comme de la simple rhétorique à Jérusalem, devenu aussi l’ennemi juré de la République islamique.

Imaginer la théocratie qui contrôle l’Iran par la force depuis 36 ans disposer d’un arsenal nucléaire et des moyens de s’en servir est un scénario assez effrayant, sans doute plus encore que de voir Daech consolider son pseudo-Etat à cheval sur la Syrie et l’Irak. De fait, l’idéologie de la République islamique n’est pas très différente de celle de Daech. C’est un Etat religieux, obscurantiste et brutal. La répression des opposants y est impitoyable. Selon Amnesty International, 743 personnes ont été exécutées en Iran en 2014. Les islamistes chiites et sunnites, tout en étant des adversaires irréductibles, partagent la même vision du monde.

Daech n’existerait d’ailleurs sans doute pas sans l’expansionnisme chiite qui s’est accéléré au cours des dernières années. L’Etat islamique est une réponse sunnite à l’impunité et aux atrocités de Bachar el-Assad, tenu à bout de bras par Téhéran et son affidé le Hezbollah libanais, et au refus du pouvoir chiite irakien de faire la moindre place à la minorité sunnite. De fait, l’Iran contrôle aujourd’hui quatre capitales arabes: Bagdad, Damas, Beyrouth et Sanaa. Et au moment même ou les Occidentaux veulent que ce pays rejoigne la communauté des nations, il ne cesse d’étendre par la violence sa sphère d’influence.

L’Iran n’est pas l’URSS

Au fil des années, les Occidentaux, et notamment les Etats-Unis, ont changé de stratégie avec l’Iran. Ils sont passés du refus de toute capacité nucléaire utilisable à des fins militaires au containment (endiguement), réplique de la doctrine utilisée pendant la Guerre froide. En juin 2010, ils obtenaient le vote d’une résolution par le Conseil de sécurité de l’Onu exigeant que «l’Iran cesse toutes ces activités d’enrichissement». Aujourd’hui, l’administration Obama et la communauté internationale reconnaissent le «droit» de l’Iran à l’enrichissement de l’uranium.

Le problème, c’est que l’Iran n’est pas l’URSS. Et qu’un traité sur le contrôle d’un programme nucléaire n’a rien à voir avec une quelconque ouverture du régime. «Je n’ai pas de doute sur le fait que la délégation iranienne ici à Lausanne veut parvenir à un accord. Ce que nous ne savons pas, en revanche, c’est ce qu’il en est du débat politique interne à Téhéran», déclarait il y a quelques jours Philip Hammond, le ministre anglais des Affaires étrangères. Depuis deux décennies, Téhéran n’a cessé de nier l’existence de son programme nucléaire puis d’en cacher l’ampleur et la composante militaire. L’Iran refuse toujours aujourd’hui l’accès à certaines installations clés. Et l’accord entérine cela.

L’Agence internationale pour l’énergie atomique (AIEA) a pourtant mis en garde contre «l’existence possible du développement clandestin… d’une charge nucléaire pour un missile». En fait, ses enquêteurs «ont réuni une masse de rapports, correspondances, graphiques, vidéos, schémas qui montrent les capacités iraniennes en matière de conception de têtes nucléaire», écrit le New York Times. «L’Iran affirme que ce sont de faux documents… Le chef de l’AIEA, Yukiya Amano, a rejeté ses allégations dans une interview, expliquant que les inspecteurs ont confirmé l’origine de ses documents…» Si ces preuves avaient été mises sur la place publique, elles auraient contredit le discours officiel iranien selon lequel son infrastructure nucléaire est uniquement civile.

Il ne faut pas oublier que l'existence des deux plus importants sites d’enrichissement d’uranium, Natanz et Fordo, a été tenue secrète pendant des années et a été révélée par des opposants au régime. L’accord autorise aujourd’hui Téhéran a continué à faire tourner des milliers de centrifugeuses enterrées profondément sous la montagne à Fordo.

Téhéran n’a pas osé franchir le pas

Quand Benjamin Netanyahou, devant le Congrès américain, affirmait, «c’est un problème de sécurité pour vous et de survie pour nous», il avait raison. A fortiori quelques jours après l’engagement réitéré par les anciens Alliés, lors du 70e anniversaire de la libération d’Auschwitz, de «plus jamais cela». La taille d’Israël fait qu’il s’agit d’un pays «à une bombe» pour employer le jargon militaire. Une seule arme atomique de moyenne puissance suffit à le rayer de la carte.

Et la traduction dans les faits depuis 70 ans du «plus jamais cela» s’est faite, non pas grâce au devoir de mémoire, mais plus prosaïquement avec des F16 et la doctrine Begin. Cette dernière est qu’une frappe préventive contre les ennemis d’Israël disposant d’armes de destruction massive est une responsabilité morale pour tout dirigeant de l’Etat juif. C’est pourquoi les réacteurs nucléaires d'Osirak en Irak et d'al-Kibar en Syrie ont été détruits par des bombes israéliennes. Celui d'al-Kibar avait sans doute été fourni par l’Iran.

Mais la parole de Benjamin Netanyahou est complétement dévaluée. On ne passe pas du statut de politicien prêt à tout pour rester au pouvoir à celui d’homme d’Etat «churchillien».

Le même Benjamin Netanyahou a, depuis des années, averti que l’Iran investissait des dizaines de milliards de dollars pour se donner les moyens de fabriquer des armes atomiques et était proche d’avoir une bombe. A force de crier au loup, il a fini par ne plus être crédible. Sans doute à tort. Car si l’Iran n’a pas franchi le pas tout en en ayant la capacité «depuis au moins une décennie», c’est par crainte des conséquences, notamment militaires, explique Gary Sick, grand spécialiste de l’Iran, ancien conseiller des présidents américains Ford, Carter et Reagan. «L’ensemble de la communauté américaine du renseignement et la plupart de nos alliés –Israël compris, apparemment– ont conclu, avec un degré de certitude assez important, que l’Iran n’a pas pris la décision jusqu’à aujourd’hui de construire une bombe», écrit-il. La menace était donc efficace… jusqu’à aujourd’hui. Avec l’accord qui vient d’être conclu, la menace, par définition, n’existe plus.

C’est un premier argument contre cet accord. Il y en a deux autres. Le premier tient à la nature du régime iranien et le second porte sur le fait qu’il conserve, intactes, ses capacités nucléaires.

Le pouvoir iranien n’a pas changé

L’espoir avec cet accord, mis en avant par les diplomates occidentaux, est de renforcer le camp des modérés au sein du régime iranien. Ces mêmes experts expliquent que ce pouvoir a changé au fil des années et qu’il va s’ouvrir maintenant plus encore. Difficile à croire quand des dirigeants iraniens évoquent ouvertement la nécessité d’un «grand Iran». La fatwa contre Salman Rushdie, condamné à mort pour la publication de son livre Les Versets sataniques, a bien été prononcée il y a plus de trente ans par l’ayatollah Khomeini, en 1989. Mais en septembre 2012, il y a moins de trois ans, la récompense iranienne pour l’assassinat de Salman Rushdie a été augmentée à 3,3 millions de dollars!

L’Iran est à l’origine, avec le Hezbollah, d’attentats en Argentine contre l’ambassade d’Israël le 17 mars 1992, qui a fait 29 morts, et contre une association mutuelle juive de Buenos Aires le 18 juillet 1994, qui a tué 84 personnes. Téhéran a participé depuis, avec le complicité de dirigeants argentins, aux sabotages des enquêtes prouvant sa culpabilité. Le procureur argentin Alberto Nisman a sans doute été assassiné pour cela… le 18 janvier 2015. Il y a moins de trois mois.

Comme l’explique Genieve Abdo, spécialiste de l’Iran et chercheuse à la Brookings Institution, le régime «veut que les sanctions soient levées et un accord nucléaire. Rien de plus». Elle ajoute que les mollahs ont laissé faire l’élection à la présidence d’un «modéré», Hassan Rouhani, pour convaincre les occidentaux de leur bonne volonté mais que son pouvoir est limité. La politique étrangère est aux mains des Gardiens de la Révolution. La levée des sanctions économiques et notamment des restrictions sur les exportations de pétrole et de gaz renforcera un régime contesté par une majorité de la population dès qu’elle en a la moindre occasion.

Des milliers de centrifugeuses

Sur le plan technique, comme l'écrit le Washington Post, l’accord présente deux problèmes majeurs: «le premier est l’acceptation d’une importante infrastructure nucléaire iranienne, comprenant des milliers de centrifugeuses pour enrichir l’uranium. Le second est la limite dans le temps à toutes les restrictions imposées...» Dans dix ans, quand l’accord aura expiré, l’Iran pourra développer sans limites la production de matériaux nucléaires.

Alors fallait-il préférer un mauvais accord à pas d’accord en prétextant qu’il n’y a pas d’alternative? La question est mal posée. Il aurait fallu un bon accord. Il est difficile de croire que le programme nucléaire iranien ne peut pas être démantelé plus largement, notamment en maintenant une pression économique qui a déjà contraint le régime à venir à la table des négociations. Si l’Iran n’a pas l’intention, comme il le proclame, de se doter d’un arsenal nucléaire, il n’a pas besoin de conserver des milliers de centrifugeuses, des centaines de tonnes d’uranium enrichi et un réacteur à eau lourde. Il n’a pas de raison, non plus, d’interdire les inspections de certains sites comme la base militaire de Parchin où sont testés les missiles balistiques.

L’Iran sait aujourd’hui comment fabriquer une bombe, mais a-t-il la technologie pour la miniaturiser et la mettre sur un missile? C’est du contrôle de cette partie du programme, la composante militaire, qui selon les négociateurs des deux côtés n’existe pas et n’a jamais existé, que devrait dépendre tout jugement de fond sur un accord. Comme l’explique l’ancien numéro 2 de l’AIEA, Olli Heinonen, «nous n’aurons aucune idée de la rapidité avec laquelle l’Iran peut fabriquer une arme atomique tant que nous ne saurons pas ce que les ingénieurs iraniens ont fait dans le passé». Mais il n’est pas question d’aborder cette question. La France a tenté à plusieurs reprises de mettre le sujet sur la table et à chaque fois l’administration Obama a refusé et cédé à Téhéran. Les diplomates français, qui ont une confiance très limitée dans les engagements du régime iranien, se sont plaints de pressions répétées de Washington.

Le raisonnement selon lequel il vaut mieux un mauvais accord que pas d’accord a été déjà suivi il y a 77 ans de cela à Munich par Daladier et Chamberlain. Bien sûr, les analogies historiques sont toujours contestables et imparfaites. Le problème, c’est que dans ce cas, il n’y en a pas de meilleure.

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