Culture

Pourquoi «The Jinx» est unique... et pourquoi elle devrait le rester

La mini-série documentaire d'Andrew Jarecki, qui tente de cerner la personnalité de Robert Durst, milliardaire soupçonné de nombreux meurtres, est fascinante. Mais elle pose beaucoup de problèmes.

Robert Durst quitte le palais de justice de la Nouvelle Orléans, le 17 mars 2015. REUTERS/Lee Celano
Robert Durst quitte le palais de justice de la Nouvelle Orléans, le 17 mars 2015. REUTERS/Lee Celano

Temps de lecture: 5 minutes

Depuis la diffusion sur HBO de son dernier épisode, suivi par 1 million de téléspectateurs et générant 35.000 tweets vus par près de 3 millions de personnes (en termes de série, seule The Walking Dead en a généré plus ce jour-là), la série documentaire The Jinx: The Life and Deaths of Robert Durst n’en finit plus de faire parler d’elle.

En six épisodes, elle tente de cerner la personnalité complexe de son sujet, Robert Durst, millionnaire mystérieux soupçonné de plusieurs meurtres. Jusqu’ici rien de vraiment atypique puisque d’autres œuvres ont eu par le passé des démarches similaires.

Nous pouvons citer par exemple la remarquable mini-série de Jean-Xavier de Lestrade, Soupçons sur la condamnation de l’écrivain Michael Peterson pour le meurtre de sa femme. L’auteur de The Jinx, Andrew Jarecki, lui-même réalisateur du documentaire Capturing the Friedmans, s’est sans doute également inspiré de The Thin Blue Line d’Errol Morris, comme le suggère un article de Business Insider.

Néanmoins, le double coup de théâtre final de The Jinx, à savoir la désormais célèbre «confession dans la salle de bain» dans la dernière scène de la série et l’arrestation de Robert Durst quelques heures avant la diffusion, relève bel et bien du jamais-vu et justifie la frénésie et l’engouement actuels. Il y a fort à parier que la série fera bonne figure dans les classements de fin d’année des critiques.

Si sa réussite est indéniable, elle pose cependant de nombreuses questions qui laissent le téléspectateur tiraillé entre une fascination pour la puissance dévastatrice du récit sériel et l’examen des problèmes éthiques et moraux, non moins dévastateurs, qui en découlent.

Un tiraillement illustré par le célèbre critique de séries américain Alan Sepinwall qui, après avoir fait part de ses interrogations sur les zones d’ombre du documentaire, ne peut s’empêcher de reconnaître:

«Et pourtant... Il m’est difficile d’imaginer qu’un moment de télévision puisse me renverser autant cette année que la “confession dans la salle de bains” de Durst.»

Mais revenons tout d’abord sur le docu-série en lui-même.

Tout commence peu de temps après la sortie en 2010 du film d’Andrew Jarecki, All Good Things, mauvais titre pour une fiction s’inspirant de l’histoire vraie de Robert Durst, avec Ryan Gosling dans le rôle de l’héritier de l’empire immobilier new-yorkais Durst, soupçonné mais jamais accusé de la disparition de sa femme Kathie Durst en 1982 et du meurtre de sa meilleure amie Susan Berman en 2000, puis acquitté pour celui de son voisin Morris Black (avec démembrement du corps en sus) l’année d’après.

Le film est un flop, les critiques américaines sont tièdes et il sort directement en DVD chez nous, sous un titre encore plus mauvais, Love and Secrets.

Coups de chance en série

L’histoire aurait pu s’arrêter là, mais un rebondissement de taille intervient: Robert Durst en personne contacte la production et souhaite s’entretenir avec Andrew Jarecki pour une éventuelle interview filmée dans laquelle il pourrait donner sa version des faits. Il n’en fallait pas plus à Andrew Jarecki, plus que jamais fasciné par le personnage, pour mettre sur les rails un documentaire retraçant la vie de l’énigmatique Bob et s’articulant autour de la fameuse interview suggérée par ce dernier.

Après des discussions avec la chaîne HBO, déjà productrice de Capturing the Friedmans, The Jinx allait finalement prendre la forme d’une série. Il faut dire qu’il y avait matière à combler plusieurs épisodes.

Tour à tour polar, étude psychologique, film d’horreur, biopic, film de procès, documentaire à la Michael Moore sur les puissants de ce monde et thriller hitchcockien tendance schizophrène (Robert Durst se déguise en vieille femme comme Norman Bates), The Jinx vampirise l’hallucinante sève fictionnelle offerte par la vie réelle de son sujet pour nous la servir sous toutes ces formes avec un savoir-faire remarquable, y compris dans la majorité des scènes reconstituées, tartes à la crème habituelles de ce genre d’exercice (vous pouvez lire une interview intéressante des «acteurs» de la série).

Une réussite dans les deux sens du terme puisque Jarecki semble avoir eu beaucoup de chance. Pour le documentariste, le scénario incroyable de la vie de Robert Durst en est une, c’est certain, mais sa personnalité et son attitude, dévoilées avec parcimonie dans le cadre de l’interview, représentent également une mine d’or inestimable. Difficile en effet de ne pas être fasciné par ce personnage au visage reptilien parcheminé, perclus de tics, à la scansion lancinante et l’accentuation si particulière, sosie d’un improbable et effrayant croisement entre Charlie Watts et Jean d’Ormesson.      

Mais les coups de chance les plus spectaculaires sont intervenus durant le tournage.

D’abord lors de la découverte d’une lettre manuscrite de Robert Durst dont l’écriture correspond à une lettre anonyme du probable meurtrier de Susan Berman. Puis lors de l’inattendue et terrifiante «confession dans la salle de bain», twist final ahurissant qui, en grammaire sérielle, s’apparente à un cliffhanger magistral laissant le téléspectateur médusé et pressé de connaître la suite.

Des «trous» dans la chronologie

La «suite», on la vit désormais à travers les médias qui couvrent depuis plusieurs jours l’arrestation rocambolesque de Robert Durst pour le meurtre de Susan Berman, intervenue juste avant la diffusion du dernier épisode. Ce basculement dans la «réalité» nous extrait de celle, subjective, orchestrée brillamment par Andrew Jarecki dans The Jinx et nous permet de prendre un peu de recul en se posant les nombreuses questions laissées en suspens par le docu-série et le silence assourdissant de ses auteurs.

Quand Andrew Jarecki a-t-il remis les «preuves» aux autorités? Ses «preuves» sont-elles compromises du fait de leur utilisation au préalable dans la série? Pourquoi l’arrestation a-t-elle eu lieu le jour de la diffusion du sixième épisode? Jarecki a-t-il délibérément manipulé la chronologie des événements à des fins scénaristiques, créant ainsi des «trous» invraisemblables? Et plus généralement, d’un point de vue éthique, Andrew Jarecki a-t-il faussé notre jugement en jouant sur notre fascination pour les «monstres» (la chanson du générique, Fresh Blood de Eels, est assez éloquente sur ce point)? Sommes-nous complices?

Malgré le pur plaisir de téléspectateur ressenti durant la vision de The Jinx, il est primordial de se poser ces questions. Car son succès risque en effet de faire des émules et de relancer l’intérêt des chaînes pour ce type de programme.

On pourrait voir fleurir prochainement, sous l’impulsion par exemple de Netflix, ces «Faites-entrer l’accusé» améliorés, tentés de franchir la ligne jaune pour mettre en valeur des sujets qui auront de toute façon du mal à rivaliser avec le matériau initial de l’œuvre d’HBO. Si, avec une histoire aussi exceptionnellement riche et passionnante que celle de l’affaire Durst, Andrew Jarecki s’est tout de même arrangé pour façonner des faits réels à des fins fictionnelles, il est aisé d’imaginer la course à la surenchère à laquelle des auteurs encore moins scrupuleux vont pouvoir se livrer.

D’une manière ou d’une autre, il va falloir qu'Andrew Jarecki s’explique sur les zones d’ombre de The Jinx, sur ces «coups de chance» peut-être provoqués. Une chance qui commence peut-être à tourner. Le pouvoir de la fiction avec lequel il a joué va-t-il se retourner contre lui? Ironie du sort, c’est lui qui se retrouve petit à petit sur le banc des accusés. Robert Durst, en acceptant étrangement de se livrer auprès lui, ne lui aurait-il pas finalement transmis sa «poisse» (jinx)? D’autant qu’il n’est même pas sûr que Durst finisse par être condamné de quoi que ce soit au bout du compte.

Ce n’est pas le moindre attrait des conséquences de cette série unique qui, à bien des égards, doit absolument le rester.

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