France

Le renseignement et l'antiterrorisme, les inconnues de l'enseignement supérieur

Contrairement aux pays anglo-saxons, la France dispose de peu de cursus universitaire consacrés à la matière.

REUTERS/David McNew
REUTERS/David McNew

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Nous sommes une dizaine de jours après les événements de janvier. Matignon annonce un renforcement de son arsenal de lutte contre le terrorisme, incluant la création de 2.680 emplois supplémentaires dont 1.100 réservés aux services de renseignement intérieur sur les trois prochaines années.

Peu de formations spécifiques

Si les spécialistes du renseignement s'accordent pour dire que les services ont toujours besoin de plus d'analystes, de traducteurs et d'informaticiens contractuels en plus des policiers, la prochaine vague de recrutements laisse peu de doutes: la plupart des nouveaux entrants, qui viendront grossir les rangs d'une communauté aujourd'hui forte de 13.000 membres, auront peu de connaissances préalables du renseignement et de l'antiterrorisme, deux domaines encore très peu étudiés et enseignés en France.

«Nous disposons de beaucoup de formations en ce qui concerne la veille et l'intelligence économique, mais bien moins quant aux menaces stratégiques», affirme Alain Chouet, ancien chef du service de renseignement de sécurité de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) jusqu'en 2002.

En France, c'est principalement dans des formations en relations internationales et sciences politiques que l'on retrouve des cours sur le terrorisme et la lutte antiterroriste. Certaines universités disposent d'intelligence studies comme l'université de Bordeaux ou Sciences-Po Paris. Ou encore le centre français de recherches sur le renseignement (CF2R) affilié à une société de conseil en gestion de risques.

D'autres formations qui proposent ce type de module sur le terrorisme et la lutte antiterroriste associent université et écoles spécialisées, tel le master en droit et stratégie de la sécurité, partenariat entre l'université Paris-2 Assas et l'Ecole des officiers de la gendarmerie nationale de Melun en Seine-et-Marne. Autrefois réservée aux apprentis gendarmes, elle est désormais ouverte aux civils qui souhaitent préparer les concours de la police et de la gendarmerie, cette dernière souhaitant elle aussi se faire une place parmi les acteurs traditionnels du modèle du renseignement français que sont les services, les policiers judiciaires et les magistrats.

Jean-Marc Toillon, aujourd'hui chef d'escadron de la gendarmerie départementale de Valence, était l'auteur d'un mémoire de fin d'études en 2004 sur la nébuleuse française du contre-terrorisme et de l'antiterrorisme. «Cela n'était pas du tout enseigné. Il fallait chercher à gauche à droite, mais je trouvais qu'il y avait peut-être une pierre à apporter à l'édifice en continuant», se souvient-il.

A mi-chemin entre plusieurs disciplines, l'objet renseignement a des difficultés à entrer dans une catégorie universitaire classique

 

Si l'offre universitaire reste timide, c'est que la communauté du renseignement n'échappe pas à la tradition française des mandarins. Le concours administratif reste la règle pour intégrer l'un des six services composant la communauté du renseignement, qu'ils soient dépendants du ministère de la Défense (DGSE, Direction du renseignement militaire et Direction de la protection et de la sécurité de la Défense, qui emploient près de deux tiers des agents du renseignement), de la place Beauvau (DGSI) ou de Bercy (Direction nationale des enquêtes douanières et TRACFIN). Des concours généralistes où l'on va essentiellement tester des connaissances en droit, en culture générale ou en finances publiques. Si, certes, la généralisation progressive des concours remplaçant un système de cooptation dans le milieu du renseignement a amélioré la qualité des entrants, Philippe Hayez, haut fonctionnaire et chargé de cours à Sciences-Po sur les politiques de renseignement, considère que «l'on est encore prisonnier des systèmes de concours».

Comme l'explique Olivier Chopin, chercheur associé à l'EHESS et co-auteur du rapport «Etudier le renseignement» pour l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire affilié au ministère de la Défense, les universités préfèrent alors mettre en place des préparations à ces concours articulées autour du droit et de l'économie plutôt que des cours sur l'histoire ou la sociologie du renseignement.

«Il y a un déficit d'attention de la part de l'université elle-même faute de débouchés connus.»

A mi-chemin entre plusieurs disciplines, l'objet renseignement a des difficultés à entrer dans une catégorie universitaire classique. «Pour l'instant, quand on parle de contre-terrorisme dans l'enseignement supérieur, on fait essentiellement référence aux outils juridiques», relève Philippe Rousselot, co-fondateur d'Hestia, un groupe de recherche sur le renseignement et la sécurité globale.

Il y aussi un problème d'ordre épistémologique. «On a mis le mot terrorisme sur tout et n'importe quoi», prévient Alain Chouet.

«Chaque type de menace nécessite une formation différente. C'est une réalité tellement mouvante qu'il faudrait une mise à jour permanente des enseignements.»

Lui distingue également l'antiterrorisme «où on a un adversaire identifié» du contre-terrorisme, beaucoup plus large, «où l'on va essayer de faire en sorte que les conditions d'apparition de l'acte terroriste ne se produisent pas», nécessitant également des compétences diplomatiques, culturelles et sociales.

La mauvaise image du monde du renseignement

Pour Olivier Chopin, il existe une autre raison: celle de l'application et de la formation continue.

«La formation des policiers et des militaires se fait en interne. Ceux venus de la brigade anti-criminalité ou anti-gang qui vont effectuer une seconde partie de carrière dans le renseignement sont déjà rodés aux techniques de surveillance, de filature ou d'arrestation en flagrant délit.»

Le monde du renseignement pâtit également d'une mauvaise image auprès de l'opinion publique que l'on retrouve aussi sur les bancs de l'université, «un univers trouble et malsain où gravitent des barbouzes, des hommes du Cardinal, prêts à toutes les basses besognes», comme le résumait l'ancien coordonnateur national du renseignement Ange Mancini en 2013 lors d'une audition devant l'Assemblée nationale. «Un universitaire qui s'intéresse au renseignement serait le porte-parole des forces de renseignement. On en est encore au stade du renseignement vu comme un objet sale», renchérit un expert préférant rester anonyme.

Dans les pays anglo-saxons, les formations se sont multipliées dès le début des années 1990

 

Par ailleurs, si l'on remonte aux origines de la constitution d'unités antiterroristes dans la communauté du renseignement, la formation s'est essentiellement faite sur le tas au fil des attentats frappant le territoire français.

Parallèlement à la création de l'Unité de coordination de la lutte antiterroriste (UCLAT) et d'un pôle antiterroriste au parquet de Paris au milieu des années 1980, «ceux qui travaillaient dans les services de contre-espionnage ont alors commencé à travailler dans les services antiterroristes», relève Philippe Hayez.

L'ancien chef de l'antiterrorisme à feu la DST Jean-François Clair en témoigne dans Les espions français parlent (sous la direction de Sébastien Laurent), dont Atlantico publiait des bonnes feuilles en novembre 2013:

«Je dois l'avouer, cela ne me plaisait guère puisque j'avais intégré la DST pour “faire du contre-espionnage” (...) Nous n'imaginions pas alors que la menace terroriste allait connaître un tel développement.»

Et qui dit développement de la menace, dit développement d'une série d'institutions pour mieux y répondre et se préparer –comme le prouve cette plaquette publiée fin 2014 par le cabinet du Premier ministre et présentant pour la première fois un organigramme de la communauté discrète du renseignement français.

Dans les pays anglo-saxons, des cursus de formation et de recherche dans le domaine du renseignement et de la lutte contre le terrorisme se sont, eux, multipliés dès le début des années 1990, et a fortiori au lendemain des attentats du 11-Septembre, comme le pointe le rapport d'Olivier Chopin comparant les Intelligence studies en France, en Grande-Bretagne et aux Etats-Unis.

La CIA a sa propre université

Aux Etats-Unis, la licence et le master de la Mercyhurst University font figure de référence sur un CV d'apprenti analyste-rédacteur –le premier poste généralement proposé à ceux qui désirent entrer dans les agences gouvernementales. L'université comporte également un Institute for Intelligence Studies. Ou encore la Georgetown School of Foreign Service.

Aux Etats-Unis, ce ne sont pas seulement les universités et centres de recherche qui allouent de l'argent à la formation de futurs agents ou spécialistes du renseignement; la Defense Intelligence Agency a son propre National Defense Intelligence College ou la CIA et sa CIA University qui apprennent la collecte de données, la recherche d'informations et l'analyse qui s'ensuit. Autre élément qui peut surprendre: la CIA ou l'agence nationale de sécurité américaine, la NSA spécialisée dans le cyberespionnage et la cryptographie, disposent de leurs propres historiens.

En Grande-Bretagne, la plupart des grandes universités proposent des enseignements sur le terrorisme comme le Center for the Study of Terrorism and Political Violence de l'université de Saint-Andrews en Ecosse ou les universités d'Aberystwyth, de Brunel et de Buckingham.

Le renseignement anglo-saxon s'appuie sur les sciences sociales, en France, c'est plus le flair et le doigt mouillé

 

En Israël, c'est dans la ville d'Herzliya au nord de Tel-Aviv que l'on trouve l'International Institute for Counter-Terrorism où enseignent des professeurs français comme le criminologue Alain Bauer ou le juge d'instruction au pôle antiterroriste du tribunal de grande instance de Paris David Bénichou.

S'il n'existe pas de formation globale, cela vient aussi d'une vision encore duale des métiers du renseignement. «Vous êtes soit sur les menaces, soit sur les techniques», précise Philippe Hayez. Les premières années d'un agent du renseignement à la DGSE ou à la DGSI sont généralement consacrées à l'analyse d'informations collectées. «Il saura analyser une interception électronique comme un compte-rendu de voyage», explique Philippe Rousselot.

Interrogé par Jean-Dominique Merchet de l'Opinion, l'historien Sébastien Laurent amorce une comparaison entre deux «paradigmes»: l'un anglo-saxon où «les analystes sont recrutés dans les universités de sciences sociales dont ils utilisent les méthodes», l'autre français qui «s'appuie sur l'intuition, le flair, le doigt mouillé et l'expérience du terrain». L'auteur d'un Atlas du renseignement estime que «les services français ont besoin d'engager une réflexion sur le rôle des sciences sociales dans la formation initiale et continue de leurs analystes».

«Nous ne savons pas recruter des doctorants dans le système français. C'est beaucoup plus fluide dans le système anglo-saxon, dit Philippe Hayez. On l'invite pour une conférence ou pour une mission ponctuelle, mais il va être trop spécialisé pour la suite.»

Le rapport parlementaire 2014 sur le renseignement consacre un chapitre entier à la «gestion moderne des ressources humaines» et on y parle aussi formation et recrutement. Notamment de la nécessité de nouer plus de liens avec le monde extérieur en engageant des doctorants via des appels d'offres pour des missions ou la subvention de thèses.

Une Académie du renseignement existe depuis 2010, mais reste plutôt confidentielle en proposant des modules de formation continue en interne, tout comme l'Institut national des hautes études de la sécurité et de la justice. Et il a fallu attendre novembre 2014 pour que l'Académie organise pour la première fois une journée d'études sur l'espionnage et le renseignement dans la Première guerre mondiale.

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