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La politique étrangère chinoise prend la route de la soie

La Chine veut recréer une «route de la Soie» entre l'Asie et l’Europe. Elle va construire des milliers de ponts, de routes, de chemins de fer et de ports à travers l'Asie centrale et le Moyen-Orient. 40 milliards de dollars d'investissements viennent d'être débloqués. Est-ce une arme économique ou diplomatique? Un expansionnisme commercial? Est-ce un nouveau plan Marshall ou un mirage?

Route à la frontière du Xinjiang, d'où devrait partir la nouvelle route de la soie, et le pakistan. <a href="https://www.flickr.com/photos/richardsummers/6139122339"> Via Flickr LIcense cc </a>
Route à la frontière du Xinjiang, d'où devrait partir la nouvelle route de la soie, et le pakistan. Via Flickr LIcense cc

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Hong Kong (Chine), New Delhi (Inde)

Comment booster l’économie tout en confortant une influence politique? Comment aider l’Asie du Sud-Est et, du même coup, freiner l’influence américaine et indienne? Comment faire du nouveau avec du vieux? Pékin a trouvé la solution: la nouvelle route de la Soie.

Le projet a été imaginé depuis plusieurs années. Le président chinois Xi Jinping l’a officiellement lancé en septembre 2013 lors d’une visite au Kazakhstan. Depuis, le comité central du Parti communiste en a fait l’une de ses priorités. Et début mars 2015, le Premier ministre chinois Li Keqiang a annoncé la création de la «Silk Road Company Ltd», le fonds d’investissement privé qui portera le projet. Il a aussi détaillé son ampleur, en donnant le chiffre: 40 milliards de dollars! Plus encore que la démesure des investissements et du rêve chinois, ce qui frappe, c’est le nom du projet. Un plan de communication efficace. Un logo. Une marque. Une nouvelle route de la soie !

«Pour la Chine, il s’agit d’un plan stratégique qui vise à réorienter sa géopolitique vers l’intérieur du continent, notamment vers l’Asie centrale et l’Europe, plutôt que vers l’Est et sa côte Pacifique. C’est aussi un projet pour contrecarrer les influences russe et américaine dans la région. C’est en quelque sorte une nouvelle diplomatie chinoise, qu’on peut qualifier de “réalisme institutionnel”, et qui consiste à bâtir de nouvelles infrastructures à l’étranger pour influencer les politiques mondiales», explique Simon Shen, directeur du Global Studies Program, interrogé à l’université chinoise de Hong Kong.

Le nom officiel du projet est: «One belt, one road» (une ceinture, une route). Mais tout le monde a retenu le nom de code: «New Silk Road» ou la «Nouvelle route de la soie». Rien de moins.

La route de la soie ou le symbole d’une Chine mythique

La route de la soie doit être imaginée au pluriel. Historiquement, il y en a eu plusieurs.

Symbole mythique de l’Orient, il s’agissait des différents chemins empruntés par les commerçants pour faire transiter les marchandises de l’Asie vers l’Europe, et ce depuis l’Antiquité.

Les principales routes de la soie entre 500 av. J.-C. et 500 ap. J.-C. (en latin) via Wikipedia

La version orthodoxe la présente comme une décision d’un empereur chinois de la dynastie des Han, avant notre ère, qui envoya son émissaire en Europe, itinéraire réemprunté depuis par tous les marchands orientaux. Avec ses caravanes d’épices, de tapis perses, de pierres précieuses, de tissus –et d’abord de soie–, l’itinéraire a été emprunté par les Romains comme par les Ottomans, par les Arabes et les Indiens, parmi de nombreux peuples. Un vrai caravansérail!

Avec près de 6.500 kilomètres, la route part de l’est de la Chine (pays qu’elle traverse sur près de 4.000 kilomètres), avant de bifurquer vers des pays qui s’appellent aujourd’hui l’Inde, ou le Pakistan, l’Afghanistan, l’Iran, l’Irak, la Syrie, pour rejoindre la Méditerranée. Les tracées varient selon les empires.

Il n’y a pas une seule route de la soie; il y en a autant que d’époques. L’écrivain Pierre Loti, parmi d’autres, a décrit ses féeries, ses bazars et ses vertiges. Car la route croise les guerres, les frontières, et les limites physiques –et pour commencer elle traverse l’Himalaya.

Les deux nouvelles routes de la soie

Pékin a choisi de redonner vie aujourd’hui à deux routes de la soie. La première  sera terrestre. Son tracé reste en débat, mais il devrait partir de la province chinoise du Xinjiang (qui connaît de nombreuses tensions ethniques), rejoindre le Kazakhstan, l’Asie centrale, le Nord de l’Iran, l’Irak, la Syrie, la Turquie et, à partir de là, atteindre l’Europe. Le tracé continuerait en Bulgarie, Roumanie, République Tchèque et en Allemagne, avant de rejoindre –on ne sait trop comment– Venise. Tout un symbole.

Cette nouvelle route de la soie sera constituée de milliers de ponts, de voies de chemin de fer, de gares et de pipelines pour relier l’Est à l’Ouest.

Plus ou moins avoué, l’un des objectifs de ce tracé est de réintégrer l’Afghanistan, le Pakistan, l’Irak, l’Asie centrale –et à terme l’Iran– dans l’économie marchande globale en y reconstruisant d’innombrables infrastructures, défectueuses depuis des années de tensions. En clair, réussir avec l’économie là où les Américains ont échoué avec le militaire.

Officiellement, Washington approuve pourtant une initiative qui passerait par l’Afghanistan et le Pakistan, parce qu’elle réintroduirait le commerce et la paix, dans une zone menaçante pour la sécurité régionale.

Mais, officieusement, les Américains ont bien compris que cette «nouvelle route de la soie» visait à contrecarrer leur propre traité multilatéral de libre échange économique, dit de partenariat transpacifique (Trans-Pacific Partnership ou TTP). Ils se disent donc prêts désormais, pour renforcer les liens économiques de l’Asie centrale et du Moyen-Orient, à élargir ce traité et même à faciliter l’entrée de l’Afghanistan et du Kazakhstan dans l’Organisation mondiale du commerce. Une façon de répondre à la route de la soie.

Un commerce accru et des frontières marchandes claires, c’est pour les Chinois comme pour les Américains un moyen de contrôler le transit des armes et de la drogue. En toile de fond, les vastes ressources énergétiques de l’Asie centrale, notamment le pétrole et le gaz, sont également visées.

La seconde route de la Soie, baptisée «21st Century Maritime Silk Road» empruntera quant à elle les mers.

La Chine a rarement été une grande puissance maritime, mais elle tente sa chance. De l’Asie à l’Europe, le tracé partirait des grands ports de la mer de Chine (en particulier Guangzhou/Canton), suivrait la Thaïlande et le Viêt-Nam, la Malaisie, croiserait Singapour et longerait l’Indonésie, avant de rejoindre, via l’océan Indien, le Sri Lanka, puis la mer Rouge, le Golfe, et, enfin, le Canal de Suez et la Méditerranée. Un autre tracé pourrait faire un détour par l’Afrique, notamment le Kenya. 

Les deux routes, celle des mers et celle des terres, se rejoindraient à Venise.

La Chine prévoit d’investir massivement dans des ports à containers –l’alpha et l’oméga du commerce maritime mondial désormais. Et elle envisage de sécuriser cette route maritime pour lutter contre la piraterie au large de l’Afrique. «Le projet vise à sécuriser les approvisionnements de la Chine», commente un diplomate en poste à New Delhi.

Du coup, le projet chinois évolue. Au gré des crises internationales et des changements politiques, il se propose d’inclure –ou pas– le Sri Lanka et l’Afghanistan, le risque de traverser des pays musulmans en conflit faisant débat. Dans tous les cas, il s’agit de contourner l’Himalaya et –peut-être– l’Inde.

Contourner l’Inde ou commercer avec elle

La nouvelle route de la soie est un projet plus complexe qu’il n’y paraît. Plus moderne aussi.

C’est d’abord un projet expansionniste qui ne dit pas son nom. Par la route comme par la «ceinture» maritime, il contourne l’Inde, le grand rival honni. Ce qui n’a échappé à personne, à New Delhi, où l’obsession contre la vieille rengaine de «la Chine encerclant d’Inde» reste vive.

«La Chine va devoir abandonner son état d’esprit expansionniste», a prévenu Narendra Modi, durant la campagne électorale l’an dernier. Si, devenu Premier ministre, le même Modi a modéré son discours, il vient néanmoins d’effectuer une visite historique dans l’océan Indien pour renforcer les liens avec l’île Maurice, les Seychelles et surtout le Sri Lanka (aucun chef de gouvernement indien n’avait visité ce pays depuis 28 ans).

L’Inde est bien décidée à ne pas abandonner l’océan Indien aux Chinois. Elle envisage de redonner vie à sa propre «Route des épices». «C’est le projet de Modi, mais pour l’instant il n’est que culturel et touristique», commente Faizal Khan, un journaliste à New Delhi.

Les menaces ont bien été analysées; mais les opportunités aussi. D’où une position plus ambivalente de l’Inde sur cette nouvelle «route de la soie».

Jairam Ramesh, l’ancien ministre de l’Environnement indien, et une figure clé du parti du Congrès, me dit à New Delhi:

«On regarde cette nouvelle route de la soie avec suspicion. Si c’est économique et pour sécuriser les transports maritimes, c’est bien. Mais si c’est un moyen pour imposer l’hégémonie chinoise, les Indiens ne seront pas dupes.»

Reste que l’Inde a besoin de l’expertise de la Chine pour bâtir des infrastructures. Elle dépend largement d’elle pour les produits et les biens, ainsi que pour le hardware. «Les Chinois ont un surplus de liquidités, il faut qu’ils l’investissent. En Inde, on a fait part de nos réserves. Mais je pense qu’on finira, à terme, par rejoindre la route de la soie», commente Prem Ja, un éditorialiste indien réputé.

Au-delà de la relation avec l’Inde, il s’agit de créer une sorte de marché unique en Asie, en réduisant les barrières tarifaires, les droits de douane, en multipliant les facilités de travail pour la main d’œuvre chinoise à l’étranger. En gros: faciliter le passage des frontières par l’économie. Un accord commercial multilatéral (the Asian-Pacific Free Trade Area) devrait compléter la stratégie. C’est, en quelque sorte, vue depuis Pékin, la mise en place d’une véritable OMC à visage asiatique.

Pour la Chine, dont la production lourde d’infrastructures est saturée à domicile, c’est un moyen de déployer un savoir-faire à grande échelle dans toute l’Eurasie et d’utiliser de larges capacités d’investissements. Le Premier ministre chinois vient de préciser que le Silk Road Fund, privé, fonctionnerait selon les règles du marché et viserait la rentabilité.

C’est aussi un projet bancaire. La nouvelle route de la soie s’adossera à la nouvelle banque d’investissement asiatique que Pékin vient de lancer avec une vingtaine d’autres pays (Banque asiatique d'investissement pour les infrastructures, ou AIIB). L’Inde a choisi de rejoindre cette banque, comme le Royaume-Uni.

A terme, les Chinois espèrent-ils ériger leur monnaie, le yuan, en monnaie de référence pour les pays de la route de la soie ? C’est possible. On sait que le renminbi est déjà fortement utilisé en Mongolie et au Kazakhstan, par exemple.

Environnement, influence culturelle et télécommunications

Pour coller à l’époque, le projet de nouvelle route de la soie se veut aussi écologique. Les Chinois insistent sur la dimension «verte» de leurs routes de la soie et visent à participer activement aux futures conférences sur le climat avec des arguments de poids qu’ils présenteront à Paris en décembre au Cop 21, la conférence sur le climat.

«La dimension “verte” du projet est mise en avant par la Chine mais personne n’est dupe. C’est juste de la communication», relativise un diplomate en poste à New Delhi.

De leur côté, les Américains sont prêts à financer plus de 1.000 réseaux électriques régionaux, pour 1,6 milliard de dollars d’investissements, et des centrales hydro-électriques modernes et écolos, dans le cadre de cette nouvele route de la soie.

Enfin, la nouvelle route de la soie se veut un projet d’influence culturelle, de communication et d’Internet: une arme du soft power.

«La nouvelle route de la soie vise à s’appuyer sur le hard power chinois pour nourrir l’influence du pays et son soft power. Mais, pour l’heure, rien n’a été annoncé du côté culturel, en plus de la construction de chemins de fer et de la vente de produits. A terme, il est possible que ce projet engendre de l’animosité localement, quand les investissements et les produits chinois débarqueront, hors de toute préoccupation locale et sans responsabilité sociale», commente Simon Shen (interviewé à Hong Kong).

Les télécommunications apparaissent comme l’une des priorités du projet. L’équipementier Huawei, basé à Canton, est sur les rangs et envisage son expansion en Asie centrale et au Moyen-Orient à travers le prisme de la route de la soie. Comme ses concurrents des télécoms et du numérique en Chine, il espère bien monter dans le train et construire des infrastructures dans tous les pays longeant la route de la soie. La connectivité ne sera pas limitée au terrestre et au maritime: elle sera aussi dans les airs avec les ondes et le cloud.

Sur le papier, la nouvelle route de la soie apparaît donc comme un projet habile doublé d’une politique de communication redoutablement efficace. Allier l’économie à l’influence, l’écologie et les télécommunications est du grand art. Le changement de stratégie chinoise, longtemps concentré sur la croissance interne, qui s’ouvrirait ainsi vers les investissements continentaux, est également pertinent. Pourtant, le projet apparaît tellement attrape-tout, réunissant la Russie et l’Afrique, qu’il en devient incohérent à force de trop vouloir embrasser.

Certains pointent le caractère nostalgique des dirigeants chinois qui rêvent de revenir à un âge d’avant la domination occidentale et la puissance américaine. Est-ce réaliste? C’est à voir. Les plus sceptiques ajoutent que l’expression même de «route de la soie» est une invention moderne. Et une invention occidentale!

Au final, l’art des Chinois aura déjà été de trouver un bon slogan pour une politique étrangère économique décousue. Et qui se construit peu à peu, sur les mers comme dans les terres, sans avoir nécessairement de cap, ni de cohérence, aux aléas des idées et des alliances diplomatiques. Après l’annonce récente du Premier ministre, la Chine doit faire connaître son projet en détail, sous la forme d’un document communiste baptisé «Blueprint», avant la fin de l’année 2015.

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