Économie

Et si l’on se refaisait une crise financière?

De l’argent qui coule à flots tandis que la montagne de la dette grandit: la croissance mondiale dont la zone euro commence à bénéficier elle aussi ne repose-t-elle pas sur des bases très fragiles?

Un grand-huit à Coney Island, en 2012. REUTERS/Eric Thayer
Un grand-huit à Coney Island, en 2012. REUTERS/Eric Thayer

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Si l’on en croit le Fonds monétaire international, la croissance mondiale devrait accélérer doucement pour passer de 3,3% en 2013 et 2014 à 3,5% cette année et à 3,7% en 2016.  La baisse du prix du pétrole explique une partie de ce regain de vigueur, mais l’essentiel vient de la politique extrêmement stimulante menée par les grandes banques centrales. Aux Etats-Unis, cela fait près de sept ans que la Réserve fédérale mène une politique de taux zéro et la croissance semble solidement établie à plus de 2,5% l’an.

Ne serait-il pas temps de revenir à une politique plus tempérée? Déjà, la banque centrale a arrêté ses injections massives de liquidités; elle s’apprête maintenant à remonter ses taux directeurs, mais elle avance avec beaucoup de précautions. Au point d’inquiéter des économistes qui craignent une action trop tardive. Ainsi que le rappelle Philippe Weber, responsable étude et stratégie de CPR AM, «il faut entre six et huit trimestres pour qu’une hausse des taux fasse de l’effet». Mieux vaudrait donc ne pas trop attendre.

Vers de nouveaux excès

Après s’être montré longtemps très prudente, la Banque centrale européenne se lance à son tour dans la bataille des achats massifs de titres sur le marché pour faire baisser les taux d’intérêt et écarter les risques de déflation.

Dans les milieux économiques et financiers, beaucoup de gens s’en réjouissent. Mais des commentaires plus nuancés se font entendre, comme ceux de Catherine Mann, chef économiste de l’OCDE, qui craint que le monde ne compte trop sur la politique monétaire pour relancer la machine: des taux d’intérêt très bas trop longtemps peuvent conduire les agents économiques à une mauvaise appréciation des risques; il ne faudrait pas refaire les erreurs qui ont mené à la crise financière de 2007.

De fait, il faut se rappeler que la crise de 2007-2008 résultait d’un excès d’endettement, en l’occurrence celui des ménages américains engagés dans des achats immobiliers au-delà de leurs possibilités. Normalement, après une telle phase d’excès, les agents économiques sont contraints, pour se remettre  à flot, de réduire leurs dépenses et leurs investissements, ce qui provoque une récession. C’est exactement ce qu’on a vu fin 2008 et début 2009.

Le «mirage du désendettement mondial»

Mais cette cure de désendettement a-t-elle conduit à un réel assainissement de l’économie mondiale? Ce n’est pas sûr, constatait en décembre 2014 Frédéric Rollin, conseiller en stratégie d’investissement chez Pictet AM, qui parlait du «mirage du désendettement global». Philippe Ithurbide, directeur recherche, analyse et stratégie à Amundi AM, fait le même constat:

«Dettes publiques et dettes privées sont encore problématiques dans de nombreux pays.  Nombreux sont ceux qui ne parviennent pas à renverser la tendance soit par déficit de croissance, soit pas manque de discipline ou de performances budgétaires, soit du fait d’un recours exagéré à l’endettement.»

Et les responsables économiques ne peuvent plus prétendre ignorer le problème. En février, l’institut McKinsey a publié une étude remarquable (et pas assez remarquée) sur  le sujet: «Dette et (pas assez de) désendettement». D’une enquête menée dans 47 pays (22 pays développés, 25 pays émergents ou en développement), il ressort que le désendettement attendu après la crise de 2008 ne s’est pas produit si l’on raisonne à l’échelle mondiale. Certes, les ménages ont réduit leur endettement dans les pays les plus concernés par la crise financière, comme aux Etats-Unis et en Irlande, mais cela n’a pas été le cas dans tous les pays et d’autres agents économiques (entreprises et/ou administrations) ont accru leur endettement. Au total, si l’on considère ces 47 pays, qui représentent l’essentiel de l’économie mondiale, la dette a encore augmenté de 57.000 milliards de dollars, pour atteindre 199.000 milliards de dollars (en incluant la dette du secteur financier), soit environ 286% du PIB mondial, contre 269% en 2007.

Des dettes qui équivalent à plusieurs fois le PIB

En tête, si l’on ose dire, vient le Japon, avec une dette totale représentant 400% de son PIB! Précisons, à ce sujet  que McKinsey [page 5 du résumé de l’étude], ne pouvant résister à la tentation de dramatiser la situation au début de son étude, attribue au Japon un taux d’endettement de 517% du PIB et épingle également trois autres pays, l’Espagne, la Chine et les Etats-Unis, en leur décernant des taux d’endettement de respectivement 401 %, 282% et 269%. Mais ces chiffres incluent ceux du secteur financier, qui doit être normalement traité à part, comme le fait d’ailleurs McKinsey dans la plupart de ses tableaux, où n’est pris en compte que l’endettement des acteurs de l’économie dite «réelle», gouvernements, entreprises, ménages; les chiffres reviennent alors [tableau de la page 10 du résumé] à 313% du PIB pour l’Espagne, 217% pour la Chine et 233% pour les Etats-Unis, ce qui est déjà beaucoup.

Précisons aussi que ces trois derniers pays sont mis en exergue parce qu’ils représentent des cas intéressants, mais que d’autres pays s’intercalent entre eux et le Japon dans le palmarès des pays les plus endettés: l’Espagne n’arrive qu’au huitième rang, les Etats-Unis au seizième et la Chine au vingt-deuxième. Quant à la France, elle arrive au onzième rang, devant l’Italie: si la dette publique française est inférieure à la dette publique italienne (104% du PIB selon la méthode de calcul de McKinsey, qui n’est pas celle habituellement utilisée, contre 139%), la dette des entreprises et des ménages et plus élevée en France.

Une détérioration presque générale

En fin de compte, depuis 2007, la dette de l’ensemble des agents économiques n’a reculé que dans cinq pays (Arabie saoudite, Argentine, Egypte, Israël et Roumanie) et n’a été stabilisée que dans un seul (l’Inde). Partout ailleurs, elle a augmenté, dans des proportions parfois considérables, notamment en Irlande, à Singapour, en Grèce, au Portugal et en Chine [page 9].

Comment expliquer une telle évolution? La leçon de la crise aurait-elle été déjà oubliée?

En fait, c’est un peu compliqué que cela. La hausse de la dette publique dans les pays développés a une raison bien connue: les Etats sont intervenus pour soutenir leur système bancaire et stimuler l’économie au moment où ménages et entreprises tentaient de se désendetter. Par ailleurs, les pays émergents sont responsables à eux seuls de près de la moitié de la hausse de la dette mondiale du fait que leurs entreprises et leurs entreprises ont de plus en plus accès aux services financiers. Cela n’a rien de malsain et, en moyenne, la dette des pays émergents ne s’élève qu’à 121% de leur PIB, à comparer aux 280% des pays développés. Seuls quelques-uns d’entre eux, dont la Chine, commencent à atteindre des niveaux comparables à ceux des pays développés.

La dette publique va continuer à monter en Europe

C’est donc dans ces derniers pays (les pays développés) que se produisent les hausses de la dette les plus inquiétantes. Il ne s’agit pas d’une répétition de ce qui s’était passé avant 2007-2008, puisque les ménages ont réduit leur endettement dans les pays où des excès avaient été constatés avant la crise et on ne retrouve pas sur le marché les mêmes produits toxiques à base de crédits immobiliers américains douteux.

Au lieu de maudire la Grèce, on devrait peut-être la remercier...

 

Mais, constatent les experts de McKinsey, on trouve maintenant dans certains pays d’Europe du Nord (Pays-Bas, Danemark, Norvège), des ratios d’endettement des ménages supérieurs à ceux qui existaient aux Etats-Unis au moment où la bulle du crédit avait atteint son sommet. Quant à la dette publique de beaucoup de pays européens, on voit mal comment elle pourrait commencer à se réduire: il faudrait des taux de croissance beaucoup plus forts que ceux qui sont projetés aujourd’hui ou des efforts de réduction des déficits beaucoup plus violents que ceux que les populations semblent prêtes à accepter.

Dans ces conditions, soulignent ces experts, il paraît difficile de ne pas envisager le recours à d’autres solutions: définition d’objectifs d’inflation plus élevés, ventes supplémentaires d’actifs publics (privatisations), relèvement des impôts sur le capital ou prélèvement exceptionnel, et enfin programmes plus efficaces de restructuration de la dette...

Finalement, au lieu de maudire la Grèce, on devrait peut-être la remercier: elle pourrait nous permettre de mettre au point des procédures qui pourraient servir pour d’autres Etats.

Quant à la Chine, elle a un pouvoir central qui en est encore peu endetté et a les moyens d’intervenir en cas de crise financière; mais une période difficile n’est pas à exclure. Il lui faut impérativement réussir, sans casser la croissance, à sortir d’une bulle immobilière qui explique la moitié de la dette actuelle et à remettre à flot des finances locales mal en point.

Une récession, c'est bon pour la santé

Bref, il faut aujourd’hui apprendre à vivre avec la dette, comme le conclut l’étude McKinsey:

«Un défi évident aujourd'hui est de développer de meilleurs outils pour surveiller et gérer la dette, éviter les très destructeurs cycles de crédit expansion-récession, et résoudre la question de la mauvaise dette avec le moins de perturbations à l'économie.»

Ce n’est pas gagné!

Mais que ceux qui craignent une nouvelle crise suivie d’une récession se rassurent. Selon une étude publiée par le NBER (National Bureau of Economic Research) à partir du cas islandais, une récession entraîne une forte réduction des consommations néfastes à la santé (alcool, tabac, sucreries, etc.).

Certes, ces comportements vertueux s’estompent, voire s’inversent une fois la crise passée, mais un effet favorable demeure en ce qui concerne la consommation d’alcool. Une récession, c’est bon pour la santé!

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