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Les héros syriens existent, je les ai rencontrés: ils portent des casques blancs

Ils sont 2.147, hommes et femmes, à risquer quotidiennement leur vie en Syrie pour évacuer les corps et aider les blessés, mais aussi pour reconstruire des abris provisoires, réparer les routes, remettre en marche les installations électriques...

Des survivants à un bombardement de l'armée de Bachar el-Assad, le 15 mars 2015, près de Damas. REUTERS/Bassam Khabieh
Des survivants à un bombardement de l'armée de Bachar el-Assad, le 15 mars 2015, près de Damas. REUTERS/Bassam Khabieh

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Trois héros. La semaine dernière à Paris, j'ai rencontré trois héros: trois hommes, jeunes, un peu moins jeunes, mais magnifiques.

Il y a d'abord eu leur regard: profond et d'une intensité rare, avec ce quelque chose d'un chagrin sans nom, comme si leurs yeux était chargés –mieux que les mots– de transmettre l'horreur indicible qu'ils côtoient au quotidien.

Et puis soudain au détour d'une question, le temps d'un instant, celui de l'un d'eux, Raed, s'absente, comme parti loin de nous... quelque part au nord de la Syrie, dans les décombres des maisons de Sarmin sur lesquelles l'aviation syrienne a lancé ses barils de chlore deux jours plus tôt, le 16 mars. Enième et sinistre claque de Bachar al-Assad au Conseil de sécurité des Nations unies, puisque dix jours auparavant ce dernier avait adopté la résolution 2209 condamnant l'utilisation du chlore gazeux et des armes chimiques en Syrie.

Raed était à Sarmin. Il dit les 90 blessés, dont 20 graves, les 6 morts, une famille complète, trois enfants et grand-mère inclus. Les propos sont sobres, cliniques, précis, informés. La colère est refoulée, maîtrisée, mais bien présente. Sans doute inscrite pour toujours.

C'est alors que l'on regarde leurs mains, celles-là mêmes qui, depuis que le régime a recours aux barils d'explosifs pour sanctionner les populations civiles, soulèvent les parpaings, déplacent les poutres, écartent les plaques de ciment à la recherche des corps enfouis, avec l'espoir de retrouver des survivants dans les décombres des quartiers bombardés.

Combien de fois les mains de Raed, Jehad et Farouq ont-elles refermé un sac plastique sur le corps d'un enfant écrasé par l'effondrement de sa maison? Combien de civières chargées d'un blessé ou d'un agonisant ont-elles porté? Combien de fois ces mains calleuses et blanches, carrées et rassurantes ont-elles secouru un bébé apeuré, dans un recoin, aux côtés du cadavre de ses parents?

Raed, Jehad et Farouq appartiennent à ces quelque 2.147 casques blancs syriens qui ont sauvé plusieurs centaines de vies depuis que l'organisation existe.

«2.147», c'est eux qui donnent ce chiffre: précis, à l'unité près et ce n'est pas un hasard. Chacun de ces hommes –et de ces 90 femmes– compte. Car 87 d'entre eux ont déjà péri en portant secours. L'aviation syrienne a pris leur quartier général d'Alep pour cible en septembre 2014. Et les autorités syriennes glissent le nom de certains d'entre eux dans les listes de supposés possesseurs de faux passeports qu'elles transmettent aux pays voisins. Résultat: deux autres casques blancs qui auraient dû être de cette tournée européenne ont été empêchés de sortir de Syrie. C'est dire ce que cette rencontre a de rare.

Nous nous sommes battus au nom des valeurs dont vous vous réclamez, et nous avons pensé que cela trouverait un écho en Occident. Mais vous nous avez abandonnés

Farouq Abo Salem

Ce matin-là, alors que nous parlons autour d'une longue table de bois, en tout petit comité arabophone, mes héros ne semblent pas trop savoir quoi faire de leurs mains, comme si celles-ci étaient devenues encombrantes, inutiles, comme si ces quelques instants d'inactivité dans le confort parisien, loin des champs de la mort étaient de trop...

Issus des tansiqiyat, les «coordinations» de civils qui se sont mises en place dès le début de la révolution il y a quatre ans, les casques blancs se sont étendus dans les zones libérées que le régime de Damas a alors prises dans son collimateur en procédant à des punitions collectives: fermeture des services publics, plus d'électricité, plus d'eau. Bombardements incessants à partir de 2013.

Ces Syriens se sont portés volontaires, et bénévoles, pour évacuer les corps et aider les blessés au péril de leur vie, mais aussi pour reconstruire des abris provisoires, réparer les routes, remettre en marche les installations électriques... Les femmes quant à elles ont appris à porter les premiers secours et comment protéger et consolider les abris.

Leur règle: aider tous les blessés quels qu'ils soient, miliciens du régime et djihadistes compris. Ils expliquent:

«Récemment à Tel Chaïr, au nord d'Alep, nous avons secouru un membre de Daech qui était blessé et nous l'avons déposé à l'hôpital. On se coordonne avec tous les groupes. Daech ne nous empêche pas d'agir car notre travail est humanitaire.»

Raed Saleh, lui, évoque l'explosion du souk de Darkouch dans le gouvernorat d'Idlib le 14 octobre 2013. C'est son souvenir le plus marquant et angoissant:

«Lorsque nous sommes arrivés, nous étions complètement impuissants, les flammes étaient énormes, nous n'avions pas le moindre équipement pour éteindre le feu, ni lance à eau, ni véhicule, ni échelle. Nous avons travaillé pendant six heure d'affilée pour extraire de cet enfer 60 morts dont 20 complètement brulés et 128 blessés.»

En 2011, ce jeune père de 30 ans est d'abord allé installer sa femme et ses deux enfants en Turquie avant de revenir et de s'engager dans la défense civile. Il poursuit:

«Ce drame du bazar de Darkouch nous a servi de leçon, nous avons compris qu'il fallait que nous développions la défense civile au sein de la population. Ce fut le départ de tout.»

 

Photo issue de la page Facebbok Support Syria Civil Defence

Il fut un temps où Farouq Abo Salem, lunettes et cheveux gominés, avait un avenir prometteur de jeune banquier. Membre du comité révolutionnaire de Homs, emprisonné et torturé, il s'est réfugié en Turquie.

Actuellement, il est présenté comme conseiller stratégique auprès de l'ONG Mayday rescue, qui sert aussi d'intermédiaire entre les pays donateurs (Royaume-uni, Pays-Bas, Japon, Danemark, etc) et les Casques blancs, ceux-ci ne pouvant pas recevoir directement des dons en raison de l'embargo sur la Syrie.

Depuis novembre 2014, l'organisation française Médecins sans frontières apporte également un soutien au réseau des 80 casques blancs du gouvernorat d'Idlib: formation au triage et aux pansements; vaccination des volontaires contre l'hépatite B et le tétanos; distribution des kits de premiers secours.

Farouq a pris des risques insensés pour aider les journalistes étrangers à rapporter des interviews et des images de Syrie. Malgré cela, la communauté internationale ferme les yeux, ignorante, à moins qu'elle ne veuille pas savoir ce qui se passe vraiment en Syrie, dit cet homme au regard embué qui ne cache pas sa déception à l'égard de ce qu'il perçoit comme une trahison de l'Occident:

«Nous nous sommes battus au nom des valeurs dont vous vous réclamez, la liberté, la dignité et l'égalité, et nous avons pensé que cela trouverait un écho en Occident. Mais vous nous avez abandonnés.»

Jehad Mhameed, de Daraa, lui, porte une chemise rose pâle et une veste bleu azur dont on devine qu'il vient de les acheter quelque part, bradée sur un grand boulevard de Paris. Pour être «présentable» sans doute et peut-être parce qu'il n'est pas question de porter du sombre pour cet homme qui a pourtant connu les geôles d'Assad, la torture et qui, condamné à mort, n'a dû sa survie qu'à un échange de prisonniers: sa peau contre deux officiers syriens détenus par l'Armée syrienne libre.

Jehad raconte, encore émerveillé, le jour où il a retrouvé une petite fille de 2 ans, recroquevillé sous les ruines de sa maison et comment celle-ci s'est accrochée à sa main pendant plusieurs heures en refusant de le quitter. Si Farouq semble désappointé et attristé par l'attitude occidentale, il émane surtout de Jehad quelque chose d'indéfinissable qui ressemble à ce qu'on nomme parfois d'un mot un peu désuet: la bonté.

Il émane de lui quelque chose d'indéfinissable qui ressemble à ce que l'on nomme d'un mot un peu désuet: la bonté

 

Quand, soudain, voyant l'homme assis à mes côtés, Jehad s'exclame:

«Ne me reconnais-tu pas?»

Il s'adresse à Najati Tayara, écrivain syrien et célèbre militant des droits de l'Homme qui fut emprisonné puis libéré début 2012 avant de se réfugier en France.

«C'est moi qui t'ai aidé à quitter la Syrie, c'est moi qui t'ai caché pendant 24 heures, qui t'ai fait traverser le pays jusqu'en Jordanie!»

Najati Tayara dévisage attentivement Jehad, il hésite et me dit tout bas:

«J'ai du mal à le reconnaître, avec la guerre les visages changent...»

A cet instant, celui de Jehad, abîmé et marqué, rayonne, c'est celui d'un homme (presque) heureux, accompli, qui redécouvre, à des milliers de kilomètres de Homs et un peu par hasard, un activiste et intellectuel, symbole de la résistance syrienne, pour l'exfiltration duquel il a pris d'énormes risques et dont il a la preuve vivante qu'ils ne furent pas inutiles…

Ce jour-là, j'ai rencontré trois héros syriens, des vrais, et ça fait sacrément du bien.

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