Société

Prunier, un grand restaurant snobé par le Michelin

Inventé en 1924 par Emile Prunier, fils d’un bistrotier normand, ce monument Art Déco de la restauration parisienne, tout près de l’Arc de Triomphe, n’a pas d’étoile depuis des lustres dans le guide rouge, en dépit d’un commentaire flatteur en 2015.

Velouté d'asperge oeuf poché et caviar tradition
Velouté d'asperge oeuf poché et caviar tradition

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Voilà ce que dit le Michelin 2015 du restaurant Prunier:

«Les nobles produits marins, le caviar maison, le saumon Balik, une cuisine de qualité dans un cadre d’exception: les amateurs de style Art Déco sont au paradis.»

Malgré ce commentaire flatteur, le lieu n'a pas d'étoile. Pourquoi cette réticence inexplicable, en contradiction avec ces éloges justifiés? Pourquoi maintenir à trois fourchettes rouges une table de haute renommée au décor unique à Paris, cotée comme une brasserie des boulevards? Pourquoi une telle sanction?

La maison Prunier, à l’angle de la rue de Traktir, à la belle façade de mosaïque bleue agrémentée du dessin Art Déco de l’enseigne, a été le premier grand restaurant de poissons et crustacés de la capitale, le seul à faire livrer par camions frigorifiques les turbots, bars, soles, Saint-Pierre, colins, langoustines, homards, langoustes et huîtres des côtes bretonnes stockées dans des viviers d’eau de mer à Paris, en tenant compte des bonnes périodes de pêche.

En Gironde, bien avant tout le monde, Emile Prunier a élevé des esturgeons dont les femelles donnaient au bout de huit à dix ans des poches de caviar salées puis entreposées dans des boîtes en métal de 250 à 500 grammes –le meilleur des grains noirs se trouve au milieu.

Comme la Russie des années 1920 ne livrait plus de caviars depuis la révolution bolchévique –osciètre, sevruga et beluga, le plus fin de la Caspienne–, l’avisé Emile a réussi à faire vivre des alevins dans ses bassins et à produire le caviar Prunier qui existe toujours grâce à Pierre Bergé, propriétaire du restaurant et de la marque Caviar House exportée dans les grands pays.

Duo Oeuf coque Pomme de terre ratte écrasées au caviar Tradition

Disons-le, le Normand Prunier a été le génial précurseur de la cuisine de poissons frais, non desséchés par les pavés de glace, ou recouverts de feuilletage qui camoufle la chair vieillie des produits de la mer. Il a veillé à la vérité des origines et des criées: les Saint-Jacques d’Erquy, les turbots d’Audierne, le homard de Granville… respectant les périodes de fraie –le contraire de la surpêche industrielle qui fait des ravages dans les ports bretons et les côtes du Nord.

«Tout ce qui vient de la mer» a été la devise d’Emile Prunier, et aujourd’hui les provenances des pêches sont mentionnées sur la carte du chef Eric Coisel, étoilé au Chiberta –il a été l’élève très doué du maestro Alain Senderens.

Bon sang ne saurait mentir, Emile Prunier était le fils d’Alfred Prunier, marié à Catherine Virion, authentique cordon-bleu. Le couple a ouvert en 1875 le Prunier de la rue Duphot, près de la Madeleine, au décor Majorelle dont les superbes toilettes étaient «à ma hauteur», avait dit Charles de Gaulle.

«Des huîtres, j’en ai envie», cette exclamation d’Albertine devant un écailler ambulant de Paris, héroïne d’A la recherche du temps perdu, a suscité chez Marcel Proust cette réflexion inattendue et significative: «Elle les aurait meilleures chez Prunier.» L’écrivain de la mémoire savait manger. C’est du premier Prunier dont il s’agit, devenu aujourd’hui Goumard, spécialisé dans le poisson.

Le Prunier Traktir (bistrot en Russie) a été celui qui nous occupe aujourd’hui, le rêve réalisé d’Emile qui a confié la maîtrise de l’ouvrage à Louis-Hippolyte Boileau, très versé dans les architectures de bars et restaurants de l’époque Art Déco: le Lutetia, le Bon Marché par exemple.

Son chef-d’œuvre de beauté et de bonne chère reste ce Prunier 1925 où il dirigea une équipe de remarquables artistes: le dessinateur Léon Carrière, le graveur sur verre Paul Binet, le sculpteur Le Bourgeois, le mosaïste Auguste Labouret. L’ensemble du décor si bien préservé, l’escalier et sa rampe chauffante, les gravures, l’onyx, le marbre, les motifs géométriques rappellent des vagues, et les assiettes octogonales du peintre Mathurin Méheut (1882-1958) évoquent la Bretagne. Tout cela compose, à l’aide de thèmes marins, une ambiance rétro célébrant la gastronomie des mers et des océans.

En 2001, Pierre Bergé, nouvel acquéreur de Prunier, a fait édifier par le décorateur Jacques Grange une étonnante salle à l’étage dans un esprit «isba» aux murs couverts de feuilles d’or. C’est le salon privé de l’établissement.

Prunier demeure un restaurant unique par son esthétique restituée où la création artistique d’hier embellit ce lieu de gourmandises marines.

Tout comme la Tour d’Argent, Lucas Carton, le Grand Véfour, le Train Bleu à la Gare de Lyon, le Meurice, la Grande Cascade du Bois de Boulogne, Prunier témoigne de l’art de vivre d’une époque, du passé glorieux de la France mère des Arts. De ce point de vue, le Michelin, si attentif aux legs de l’Histoire, devrait valoriser, mettre en lumière, soutenir des établissements de cette classe qui enrichissent le patrimoine national.

D’autant que, côté gastronomie, la barre est haute et la qualité des préparations marines dépasse largement l’étoile Michelin: l’œuf coque au caviar Tradition (33 euros), une recette phare, tout comme le tartare de bar sauvage et huîtres «Tarbouriech» au caviar (49 euros), et les pommes de terre rattes écrasées au caviar (38 ou 69 euros), une entrée goûteuse ou un plat central. Rien que ces créations provoquent un singulier appétit. On se régale dans ce lieu de mémoire.

Tartare de bar et huître caviar Tradition

A côté des noix de Saint-Jacques aux langues d’oursins et pousses de légumes (42 euros), il faut s’orienter vers l’assiette gourmande Balik, le meilleur saumon fumé d’Europe avec le Petrossian, comprenant le filet tsar Nicolaj, la ventrèche, le saumon à l’aneth, le tartare et les perles (39 ou 70 euros), tout un repas si l’on veut.

Mais c’est du côté des trésors de la pêche de saison que Prunier rivalise avec les plus fameuses tables marines de Paris: les pappardelles italiennes au caviar (45 grammes), une ode renversante aux grains noirs (65 euros) ainsi que le pavé de bar sauvage poché au bouillon de poule pour le goût, enrichi de caviar Tradition (69 euros) –et le chef Coisel précise sur sa superbe carte de vingt-trois plats les origines du noble poisson blanc: Oléron, la Bretagne ou la Normandie, selon la saison.

La grosse sole de 600 grammes, idéale pour deux, est présentée meunière comme le faisait Auguste Escoffier, elle est servie hors période de fraie et levée sur demande (72 euros). Le blanc de turbot sauvage rôti sauce truffée est escorté de pommes de terre écrasées et noisettes grillées (69 euros), les noix de Saint-Jacques agrémentées d’huîtres et de caviar, une sorte de chef-d’œuvre maison (48 euros) et, rareté absolue, le filet de bœuf «Boston» accompagné de beignets d’huîtres panées (49 euros), une préparation rarissime terre-mer.

La plus belle carte de poissons frais de Paris? «Elle est issue de la volonté des mers, reflétant les cadeaux des criées, le rythme des pêches», dit Eric Coisel. Le chef de Prunier, conseil de ses pairs en toque, est en contact avec un cercle de pêcheurs de Roscoff, de Normandie, d’Aquitaine pour le délicieux civet de lamproie à la bordelaise, le seul offert à Paris en saison (55 euros), tout un repas typé régional.

Après le comté «Printemps 2012», vieillissement garanti (14 euros) ou le véritable Stilton (16 euros), voici les macarons tendres au caviar, une innovation accompagnée de sorbet citron yuzu au caviar (20 euros), la tarte Tatin tiède et la crème aigre (15 euros), le soufflé chaud à la Fine Napoléon et le coulis de mandarine (16 euros), ou les délicieux petits pots de crème «Emile Prunier», dessert d’enfance (15 euros). Rien qui choque ou trouble le mangeur dans ce récital sans défauts.

Notez le remarquable déjeuner à 47 euros, le menu Tout Saint-Jacques dont un plat au caviar à 97 euros et le sensationnel menu de fête Tout Caviar, quatre plats aux grains noirs à 175 euros, conclu par le macaron aux grains noirs. Champagne Paillard à 10 euros le verre. Service de trois étoiles. Le bar en marbre et sculptures d’espadons accueille les mangeurs solitaires pour les huîtres et autres raffinements de bouche.

Le Prunier 2015 mérite la visite des gourmets exigeants.

Restaurant Prunier

16 avenue Victor Hugo 75016 Paris

Tél.: 01 44 17 35 85.

Carte de 90 euros à 120 euros

Vente à emporter. Salons à l’étage. Voiturier

Fermé dimanche

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