Économie

Camps nazis, bunkers, églises: les nouveaux logements pour demandeurs d’asile en Europe

Depuis quelques années, des alternatives privées ou détonantes pour accueillir les demandeurs d’asile voient le jour en Europe. Face à l’absence de volonté politique des Etats en matière d’intégration, les élans solidaires, comme les dérives les plus douteuses, apparaissent.

Une ancienne caserne du camp de Bunchenwald, à Schwerte, janvier 2015. REUTERS/Ina Fassbender
Une ancienne caserne du camp de Bunchenwald, à Schwerte, janvier 2015. REUTERS/Ina Fassbender

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Des demandeurs d’asile hébergés dans des anciens baraquements SS. C’est le projet lumineux de la mairie de Schwerte, petite ville située dans le nord-est de l’Allemagne, pour économiser des frais d’hébergement. Vingt-et-un requérants, qui vont pouvoir dormir dans les casernes intactes des officiers nazis du camp de concentration de Bunchenwald, où plus de 56.000 personnes sont mortes pendant la Seconde Guerre mondiale.

Depuis quelques mois, face à la hausse du nombre de demandes d’asile en Allemagne, les autorités germaniques ne savent plus où donner de la tête pour trouver des solutions de logement. L’Allemagne est le premier pays d’accueil en Europe, et compte à elle seule 29% des demandes d’asile de l’Union européenne pour l’année 2013. Environ 200.000 demandes d’asile ont même été déposées pendant l’année 2014, un chiffre en hausse de 60% par rapport à l’année précédente.

En Bavière, des demandeurs d’asile ont été accueillis en urgence dans la zone VIP du stade des JO 1972 de Munich. Pendant l’Oktoberfest, la célèbre Fête de la bière de Munich, une tente a même été mise à disposition comme abri pour demandeurs d’asile.

Dans les villes allemandes, les requérants sont parfois hébergés dans des garages, des gymnases, des casernes militaires, quand ils ne montent pas eux-mêmes des campements sauvages, comme dans le centre-ville de Berlin. Alertés par le problème, des Berlinois ont décidé de lancer une plateforme de colocation solidaire pour accueillir les demandeurs d’asile et réfugiés. Car c’est désormais un fait: ces alternatives privées, positives ou négatives, se substituent de plus en plus à l’action des Etats, incapables d’assumer leur mission d’accueil et d’asile.

En Suisse, des bunkers antinucléaires

Le phénomène n’est pas seulement allemand, mais se manifeste dans toute l’Europe. En Suisse, une vingtaine de bunkers militaires antinucléaires ont été ouverts pour des demandeurs d’asile.

Sans fenêtres ni lumière naturelle, les requérants suisses, en majorité des Erythréens ayant souvent subi des tortures, y résident parfois depuis plus d’un an. Bruit assourdissant de la ventilation et respiration difficile, les conditions sous-terraines sont terribles.

«Il y a deux douches et six toilettes pour une centaine de résidents. Les néons sont allumés toute la nuit, beaucoup ont des problèmes aux yeux», explique Antoine, de l’association suisse Agora, l’une des rares structures habilitées à visiter les bunkers du canton de Genève, interdits aux journalistes. 

La Suisse fait face à une crise du logement, et les structures publiques existantes font l’objet de vives critiques de la part des associations. En novembre 2014, le foyer des Tattes, situé dans la banlieue de Genève, avait été le théâtre d’un violent incendie, provoquant la mort d’un demandeur d’asile et une quarantaine de blessés. Les portes étaient restées bloquées par les flammes, et les résidents avaient dû se défenestrer. L’enquête est en cours et les demandeurs d’asile ont été temporairement logés dans les bunkers.

Mais face à ces dérives publiques, des initiatives plus solidaires apparaissent.

Refusant d’avoir recours aux abris antinucléaires, le canton suisse-allemand de Schwytz a ainsi placé une trentaine de demandeurs d’asile érythréens dans un monastère bucolique en pleine campagne. A Bâle, les particuliers sont mêmes invité à accueillir chez eux des réfugiés syriens, en échange d’une enveloppe de la municipalité.

Le business de l'hébergement

Pour se décharger de l’hébergement d’asile, les Etats européens délèguent de plus en plus à des opérateurs privés. Ce phénomène a créé un véritable business de l’asile en Europe.

En Suède, pays qui reçoit proportionnellement à sa population le plus grand nombre de demandeurs d’asile au sein de l’Union européenne, un ex-député anti-immigration a même fait fortune dans les logements pour réfugiés. Avec ses hôtels, sous contrat avec le Bureau des migrations suédois, son chiffre d’affaires approche les 25 millions d’euros en 2014. L'objectif de Bert Karlsson:

«Faire de l’Ikea pour demandeurs d’asile.»

En Italie, les fonds alloués à l’hébergement, par l’Union européenne et le gouvernement italien, seraient estimés entre 700 et 800 millions d’euros par an, selon l’hebdomadaire Internazionale. De nombreux hôtels et organisations mafieuses commenceraient à profiter de cette manne financière.

Selon l'AFP, le gouvernement italien verse 30 euros par migrant à un établissement d’accueil, ce qui représenterait un chiffre d’affaires d’1 million d’euros par jour à travers une centaine de structures privées dans le tout le pays.

«Il y a actuellement un gros business autour de ce type d’hébergement pour demandeur d’asile», confirme à Slate Valentina Itri, de l’association italienne ARCI, qui vient en aide aux migrants. Déjà, en Sicile, où une trentaine d’établissements, hôtels, écoles, maisons de vacances, se sont tournés vers l’hébergement d’asile, des associations comme Caritas dénoncent l’emprise récente de la mafia sur ces nouveaux centres.

La France, qui fait face à une augmentation croissante des demandes d’asile depuis 2007 selon le ministère de l’Intérieur, est également en pénurie de places dans les Centres d'accueil pour demandeurs d’asile, les fameux Cada.

«Le problème est que la demande d’asile est une longue étape et qu’un séjour en Cada dure plus d’un an. On estime qu’un demandeur d’asile sur deux a une place en Cada», explique Marc Uhry, responsable Europe pour la Fondation Abbé-Pierre. D’où l’importance des hôtels auxquels les autorités ont régulièrement recours lorsque les centres sont saturés. Une solution d’urgence très onéreuse, comme l’a démontré le rapport du député UMP Eric Ciotti, publié en novembre 2014, qui a chiffré à plus de 870 euros par mois et par personne le coût des nuitées d’hôtel. De nombreux établissements privés, spécialisés dans l’asile, en font désormais leur beurre. A Lyon, un gérant d’un hôtel du centre-ville, confie ainsi à Slate avoir cumulé «400.000 euros de chiffre d’affaires l’an dernier», avec les demandeurs d’asile.

Des logements d’asile que l’on retrouve même sur le site du... Bon coin. En décembre 2014, une annonce pour une «cabane insolite dans les bois», située à 20 minutes de Calais, est publiée sur le site. Une fiche descriptive, avec photos de tentes en toile dans les bois, indique:

«Une expérience insolite vous attend dans la cabane d’Aman (pas d’eau, pas d’électricité). La cabane est exposée sud-ouest et jouit d’un accès de plein pied sur la célèbre “jungle de Calais”.»

Derrière l’annonce, un canular, se cache en réalité une campagne de communication acerbe de l’ONG Médecins du Monde, pour dénoncer les conditions de logement à Calais à l’occasion de la Journée internationale des migrants du 18 décembre.

A Saint-Etienne, un curé de 70 ans contre l’Etat

Un peu partout en Europe, pour pallier l’absence de volonté politique des Etats en matière d’intégration, des élans privés solidaires émergent pour héberger migrants et demandeurs d’asile. L’Eglise apparaît souvent en première ligne, assumant pleinement son rôle social, spécialement dans les Etats touchés par la crise, comme en Grèce ou en Italie. En Suède, l’Eglise luthérienne a même récemment annoncé qu’elle envisageait d’ouvrir des centres d’hébergement pour demandeurs d’asile, notamment en destination des chrétiens d’Irak, une communauté très importante dans le pays.

En France, le père Riffard, prêtre pugnace de 70 ans, héberge depuis des années dans son église de Saint-Etienne des dizaines de demandeurs d’asile, des déboutés ou des sans-papiers. Mais son humanisme est vu d’un mauvais œil par la justice, qui le poursuit pour infraction au code de l’urbanisme. Le 27 janvier 2015, la cour d’appel de Lyon s’est jugée incompétente face à une telle affaire, qui a été renvoyée devant le Parquet (qui décidera ou non de poursuivre le prêtre). Ironie: dans la même région, le préfet avait sollicité en décembre l’aide de l’archevêque de Lyon, Mgr Barbarin, pour créer un nouveau centre d’hébergement en Rhône-Alpes. «Le gros de la solidarité est assuré par le privé. Dans la Loire où la fondation Abbé-Pierre soutient des particuliers qui hébergent des demandeurs d’asile, il y a une forte solidarité ouvrière. C’est très bien, mais elle ne remplace pas un Etat», relève Marc Uhry.

«Pas de réelle volonté politique d’accueil en Europe»

Face à une hausse globale des demandes d’asile en Europe ces dernières années, Bruxelles préfère jouer la carte de la politique sécuritaire aux frontières plutôt que la carte de l’intégration. Parfois même au détriment du droit international en régularisant les «push-backs», ces renvois forcés hors de Grèce, Bulgarie ou d’Espagne, comme Slate le montrait dans «Les refoulés de l’Europe».

«Il y a un aspect restrictif qui monte dans les usages en Europe. La directive accueil de 2013 prévoit tout un paquet de mesures d’enfermement. Au début des années 2000, elles étaient encore des exceptions», explique Olivier Clochard, chargé de recherche au CNRS, et président du réseau Migreurop.

«On le voit en Hongrie, où on va utiliser de manière systématique l’enfermement des requérants. On le voit à Chypre, où beaucoup de personnes passent par la case prison avant de pouvoir demander l’asile. Il n’y a pas de réelle volonté politique d’accueil en Europe.»

Et pourtant, si le nombre de demandes d’asile est en hausse en Europe au premier semestre 2014 selon le Haut commissariat aux Nations unies (HCR), les chiffres restent encore bien éloignés des pays frontaliers aux conflits. Selon Frontex, l’ensemble des 28 pays de l’Union européenne ont enregistré 280.000 entrées de migrants en 2014, «un petit carré banc» dans une infographie de Rue89, quand la seule Turquie accueillait 850.000 réfugiés en septembre 2014 selon le HCR, en majorité des Syriens. Début 2015, Le Liban accueillait 1,2 million de réfugiés, soit plus d’un quart de sa population totale. En Jordanie, le camp de Zaatari, le deuxième plus grand camp du monde, accueille à lui seul 80.000 réfugiés.

Pour la majorité des associations et des experts, la solution à la «crise» du logement d’asile passe d’abord par une politique commune, européenne, en matière d’immigration.

«Actuellement, on est plus sur une juxtaposition de dispositifs nationaux plutôt que vers une harmonisation européenne», déplore Olivier Clochard. Pour Marc Uhry, de la fondation Abbé-Pierre, la question du logement pourrait même se résoudre par plus de droits pour les demandeurs d’asile, plus d’intégration.

«Les associations se trompent quand elles pensent en nombre de places. Il faut penser en nombre de droits. En France, jusqu’en 1991, les demandeurs d’asile avaient le droit au travail. Plutôt que d’organiser un système, on devrait inciter les demandeurs d’asile à s’organiser eux-mêmes. On est dans un système compassionnel. Or, les demandeurs d’asile ont deux jambes et deux mains.»

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