Sciences / Culture / Société

En finir avec les conceptions fausses sur les rapports entre l'homme et la nature

A partir de Kant, André Stanguennec revoit le rapport entre la nature et la culture.

<a href="https://www.flickr.com/photos/45525217@N02/6889741196/in/photostream/">L'homme et la nature</a> / Erwan Martin via <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">FlickrCC</a>
L'homme et la nature / Erwan Martin via FlickrCC

Temps de lecture: 4 minutes

L'humanisation de la nature : Les épreuves de l'univers

d'André Stanguennec

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Il est temps de rompre avec certaines conceptions erronées du rapport de l’homme à la nature: ni fusion totale, ni totale extériorité de l’un à l’autre. Ainsi peut-on résumer la position d’André Stanguennec. Penser de façon cohérente cette rupture et cette continuité entre la nature et l’homme, telle est la tâche du philosophe. Dans un livre au style vif et polémique, autant à l’encontre des matérialistes marxistes, de la dialectique hégélienne que du Contrat naturel de Michel Serres, André Stanguennec entreprend d’écrire la suite des Horreurs du monde (2009) et de réfléchir l’écologie, ou le sens de la morale à tenir à l’égard de la nature. S’il y a une filiation dans ce livre, c’est celle de Kant, et plus précisément le Kant de la Critique de la faculté de juger. Pour trouver une morale humaine à mettre en place à l’égard de la nature, l’auteur nous propose de rejoindre analogiquement la maxime kantienne: «Agis uniquement d'après la maxime qui fait que tu peux aussi vouloir que cette maxime devienne une loi universelle.»

Les hommes entretiennent avec les animaux une «communauté génétique générale de sensibilité». C’est en transformant cette communauté en une forme rationnelle, par le biais de la morale humaine, subjective et intersubjective, qu’apparaît la norme ou loi de la nature, permettant un réel droit de la nature. Ainsi le principe anthropique qu’on peut énoncer est que si la nature n’est pas faite pour l’homme (ce que dénonçait déjà Spinoza lorsqu’il écrivait que l’homme se prend souvent pour «un empire dans un empire»), l’univers ne peut prendre sens que pour l’homme. C’est donc à lui d’œuvrer pour rendre la morale et le droit effectifs.

En trois parties, l’auteur tente de ressaisir dans sa «totalisation» «l’humanisation de la nature» en faisant appel aux sciences physiques, biologiques mais aussi aux travaux sur le langage, l’écologie, et la philosophie. Un travail très riche et soucieux de précision, qui s’attache à construire une nouvelle ontologie. Son projet est d’expliquer à partir des sciences, et de comprendre, par un travail herméneutique, ce «bruit qui conditionne l’organisation d’un ordre», comme il le dit à plusieurs reprises. C’est pourquoi il cherche à comprendre ce paradoxe de l’humanisation de la nature qui s’accompagne d’une déshumanisation de l’homme? S’il réfute les thèses marxistes qui donnent à penser que la nature n’est qu’aliénation, et supposent sans le fonder un retour à l’humanisation de l’homme par un acte de «désaliénation», il réfute tout autant la position mystique de Bergson ou celle de Heidegger. Poser et vérifier son hypothèse majeure: l’effectivité d’ «une dialectique réflexive de la nature», voilà ce que construit ici A. Stanguennec, en opposition à la dialectique hégélienne ou marxiste.

La première partie présente une nature et une humanité fusionnelles, comme premier moment de la dialectique, où est en germe cependant le concept d’individuation... principe fondamental qui permet de comprendre qu’il n’y a jamais de totale immanence. La (con)fusion n’existe pas. André Stanguennec explique l’individuation de l’humain au sein d’une nature en mouvement, si l’on tient compte des apports de la philosophie de Simondon et de son concept de transduction… ou de la biologie de Bertolanffy. Se pose alors nécessairement la question du sens, de l’orientation, de la finalité de cette individuation. Rejoignant Kant dans La Critique de la faculté de juger, il pense une finalité qui n’est pas un dogme déterminant, ce qui relèverait d’une connaissance impossible, mais propose une voie moyenne, celle d’une hypothèse dont la possibilité de vérité est «le plus probable»: celle d’une finalité interne naturelle minimale tendant à se développer dialectiquement dans certaines «lignes d’univers» et ayant pu y réussir sur terre.

Ce premier moment montre un homme conduit à sortir malgré lui de son environnement, ce qui en fait un être «inquiet». Le sentiment de finitude se développe à partir de ce moment, car privé d’instincts, l’homme ne peut s’en remettre qu’à lui. L’homme est un «monde ouvert» pour reprendre les termes de l’auteur. Ouvert sur le langage et le libre-arbitre.

La technique, en tant qu’humanisation de la nature, est le second moment de cette dialectique, en même temps que la deuxième partie de l’ouvrage. Produite par le langage pour le produire à son tour, la technique construit la science, comme le montre l’invention de l’arpentage par les égyptiens, rapportée par Hérodote. Les crues du Nil rendant nécessaire une redistribution juste des terres, on invente la géométrie à partir de cette technique de l’arpentage. Il y a aussi des conséquences sociales d’un tel développement technique. Et l’auteur de rappeler les critiques communes à Bergson et Marx à propos de la déshumanisation de l’homme par la technique, à partir du moment où le machinisme se déploie... «À mesure que l’homme se rend maître de la nature, il devient esclave de ses semblables et de sa propre infamie», écrivait Marx et Bergson: «[l’] humanité gémit, à demi écrasée sous le poids des progrès qu’elle a fait».

Mais la dialectique d’André Stanguennec est une dialectique qui rejette le négatif hégélien, lui préférant l’idée de déséquilibre. Ce déséquilibre doit demeurer précise l’auteur, car l’équilibre parfait c’est la mort. À ce titre la technique apparaît comme moment de déséquilibre, le «bruit». Mais les solutions de Bergson, Heidegger et Marx ne sont pas suffisantes et satisfaisantes. Bergson et Heidegger, par des chemins différents, aboutissent à un résultat similaire: une solution transcendante, métaphysique chez le premier et ontologique chez le second, qui les conduisent à un discours de renoncement. L’homme ne peut rien changer à la technique dans son rapport à la nature. «En 1966, dans un entretien au Spiegel, Heidegger prononça cette phrase: ‘Seul un Dieu peut encore nous sauver’». Marx à l’inverse est dans un immanentisme social qui a pour source une conception concrète et sociale de l’aliénation par le travail. Pour les marxistes, le mal est rattaché aux conditions d’aliénation du travailleur aux rapports de production. Contre-argument de Stanguennec: qu’est-ce qui garantit un mieux-être de l’homme, s’il s’émancipe de cette aliénation? Il y aurait chez Marx, inconsciemment, le retour à l’idéal de la vie capitaliste. «Il nous a semblé plus réaliste de maintenir le schème d’une transcendance juridique et dialogique de soi dans l’immanence d’une société civile demeurant conflictuelle», conclut A.Stanguennec.

Enfin dans la dernière partie, il n'est nullement question d’«Aufhäbung». Le déséquilibre demeure en l’état. Après avoir examiné le contresens idéologique de Spencer à propos de Darwin et le concept de sélection naturelle, qui sévit encore aujourd’hui comme le montrent les travaux de P. Tort à propos de la sociobiologie, il montre l’insuffisance des morales de la responsabilité (Hans Jonas) ou du Contrat naturel (Michel Serres). Il présente ces erreurs de compréhension comme liées au modèle de la loi d’inertie. Au contraire, est du bruit que naît l’ordre. Entendons par là que c’est l’inquiétude qui fait agir et penser. Pas une inquiétude pathologique. Non. Celle que définit par exemple Leibniz et que l’auteur semble reprendre: «L'inquiétude est le principal, pour ne pas dire le seul aiguillon qui excite l'industrie et l'activité des hommes; car quelque bien qu'on propose à l'homme, si l'absence de ce bien n'est suivie d'aucun déplaisir ni d'aucune douleur, et que celui qui en est privé puisse être content et à son aise sans le posséder, il ne s'avise pas de le désirer et moins encore de faire des efforts pour en jouir.»

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