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Lors de la conférence de presse qui a suivi le comité interministériel «Egalité, citoyenneté: La République en actes», vendredi 6 mars, Manuel Valls est revenu sur les expressions qu'il avait employées la première fois dans la foulée des attentats de janvier: «apartheid» et «politique de peuplement». Si la première, a-t-il reconnu, «a fait couler beaucoup d'encre», la seconde, moins spectaculaire, est passée relativement inaperçue. Pourtant, elle en dit très long sur la philosophie de la politique de la ville.
Car que signifie exactement cette volonté de (re-)peupler les quartiers? Plus de dix ans après le lancement du programme national de rénovation urbaine par Jean-Louis Borloo (un projet de plus de 40 milliards d’euros d’investissement), reflet d'une politique de peuplement qui visait à instaurer une mixité de population dans les quartiers par dispersion des populations des grands ensembles et par l’attrait de populations extérieures plus aisées, le Premier ministre veut poursuivre l'effort, aller plus loin et «casser les logiques de la ségrégation avec une autre répartition de l’habitat».
La gentrification de la banlieue se s'est pas produite
Un ouvrage de plusieurs chercheurs spécialistes de la banlieue et des politiques de la ville publié en décembre, En finir avec les banlieues?, est revenu sur le «désenchantement» de ces politiques. Les contributions des chercheurs laissent pour le moins sceptique sur la possibilité qu’une «politique de peuplement» soit un jour couronnée de succès. Christine Lelévrier, sociologue et urbaniste, professeure à Paris-Est Créteil, écrit ainsi qu’il n’y a eu ni déplacement ni gentrification massifs après dix ans de rénovation urbaine. Au contraire, ces actions ont abouti à une «reconcentration de populations socialement homogènes à l’échelle de quartiers ou d’immeubles».
Pourtant, un peu plus de 140.000 ménages ont été déplacés dans le cadre des opérations. Or, écrit-elle, «la démolition et le relogement n’ont pas massivement dispersé les populations les plus pauvres et encore moins favorisé leur mobilité à l’extérieur des quartiers: 89% des ménages relogés sont restés dans leur commune, pour moitié dans leur quartier», et pour deux tiers dans une zone urbaine sensible, que ce soit le quartier d'origine ou un autre. Pire du point de vue de l’objectif initial, «les démolitions ont aussi entraîné le départ spontané de 15% de ménages dotés d’un peu plus de revenus, ceux-là mêmes qui contribuaient à la diversité sociale locale».
Les nouveaux programmes immobiliers, construits pour permettre l’accession à la propriété et diversifier la population par le haut, ont été placés «aux franges plutôt qu’au coeur du quartier, ou alors dans des cœurs de quartier complètement transformés.» Quant au lien établi par les pouvoirs publics entre accession à la propriété et présence de classes moyennes, il «est loin d’être systématique», poursuit Christine Lelévrier.
Résultat: ni les acteurs de la rénovation, qui souhaitaient diversifier les populations, ni les sociologues, qui craignaient que les ménages les plus pauvres soient chassés dans le périurbain sous l’effet d’une gentrification des quartiers, n’ont vu leurs espoirs ou leurs craintes validés… La mixité n’est pas au rendez-vous, les plus pauvres ayant été reconcentrés dans les grands ensembles non rénovés, les autres regroupés dans un entre-soi à l’écart des précédents.
Mixité sociale ou mixité ethnique, quel est l’objectif réel?
Est-il donc réaliste d’encourager à nouveau une «politique de peuplement»? Nous avons posé la question à Thomas Kirszbaum, chercheur associé à l'Institut des sciences sociales du politique (École normale supérieure de Cachan-CNRS), qui a dirigé l’ouvrage En finir avec la banlieue? A l’instar de nombre de ses collègues, il juge que l’objectif de mixité sociale dans la rénovation urbaine est une euphémisation de ce qui en était réellement attendue: «faire revenir des Blancs dans les quartiers».
«En France, c’est la mixité sociale –ou plus exactement son absence– qui est mise en avant. Elle n’a jamais été définie, et pour cause: invoquer le besoin de mixité sociale revient toujours à dénoncer la présence trop visible des minorités et la sous-représentation des Blancs. C’est une spécificité –et un paradoxe– français de ne jamais vraiment séparer les registres social et ethnique pour désigner la population des quartiers ciblés par la politique de la ville.»
Un paradoxe qui confine à l’hypocrisie dans la mesure où «tout en ciblant des quartiers à forte concentration de minorités, les textes officiels affichent une neutralité ethno-raciale pour qualifier la mixité attendue», note le chercheur dans un article sur les politiques de peuplement.
D’autres approches seraient pourtant possibles, soutient-il en citant l’exemple américain:
«Dans d’autres pays (les États-Unis par exemple), les politiques urbaines et du logement visent seulement à déconcentrer la pauvreté et à renforcer la diversité des catégories de revenus.»
La concentration ethnique est-elle une mauvaise chose en soi?
La mise en place de politiques de peuplement, très ancienne selon le sociologue, traduit la volonté de disperser les minorités.
«À partir du début des années 1990, sur fond d’“affaire du foulard” et d’ancrage du Front national, l’idée se banalise selon laquelle leur concentration ferait courir un risque de nature politique, celui de la fragmentation du corps social et ses conséquences supposées: montée de l’extrémisme de droite d’un côté, du fondamentalisme religieux de l’autre.»
L'un des objectifs de la rénovation est donc la «dissolution des concentrations» de minorités. Ce phénomène est alors considéré comme entraînant des effets négatifs sur les quartiers, l’hypothèse étant que la concentration de populations défavorisées renforce les handicaps initiaux selon une spirale négative.
«On sait très mal démêler ce qui relève des facteurs individuels ou familiaux et du quartier proprement dit, notamment la performance des services publics, dans les phénomènes étudiés (chômage, délinquance, déscolarisation…)», poursuit Thomas Kirszbaum. Or, les implications ne sont pas les mêmes:
«Dans un cas on cherchera à disperser les habitants par la rénovation urbaine ou des politiques de peuplement; dans l’autre on s’attachera à améliorer l’offre de services.»
Les bienfaits de la mixité sociale, c’est à dire le mélange de gens de niveaux socio-économiques différents, sont eux aussi en débat:
«Aucune étude scientifique ne permet d’étayer l'idée selon laquelle le fait d’avoir un voisin plus riche que soi améliore ses chances de trouver un emploi ou de sortir de la pauvreté, précise le sociologue. Le seul domaine où les preuves sont bien établies, c’est l’école. On sait de façon assurée qu’il y a un effet d’entraînement de la mixité sociale dans les classes sur les élèves issus de milieux défavorisés, et que l’hétérogénéité a des effets nuls ou très faibles sur les performances scolaires des élèves issus de milieux favorisés.»
Problème: les stratégies d’évitement scolaire réduisent l’efficacité de la mixité résidentielle, c’est l’un des espoirs déçus de la gentrification dans les quartiers populaires, qui ne permet pas automatiquement de défaire la ségrégation entre établissements et entre classes. Manuel Valls a d'ailleurs annoncé dans la foulée du comité interministériel consacré à la politique de la ville qu'il voulait «lutter contre les contournements réguliers de la carte scolaire».
Le rééquilibrage du logement social sur le territoire n'est pas la panacée
La loi SRU, qui, en répartissant le parc de logement social sur le territoire, permettrait de déconcentrer les minorités dans une optique de lutte contre la ségrégation, devrait être appliquée «avec une très grande fermeté» pour le Premier ministre, et supervisée par les préfets:
«Il ne peut plus y avoir des villes qui concentrent tous les logements sociaux et d’autres qui par égoïsme, les refusent.»
Manuel Valls a même indiqué qu'il fallait que les personnes dont les ressources sont en dessous du seuil de pauvreté soient logées «dans les villes les plus favorisées». «Nous répartirons les familles [les plus pauvres] pour ne pas créer de nouveaux ghettos dans ce pays», a ajouté le ministre de la Ville, Patrick Kanner, à l'issue de la conférence de presse.
Mais là encore, les bonnes intentions risquent de se heurter à la réalité: «On sait bien que les logements produits dans le cadre de la loi SRU ne servent absolument pas à loger les gens des cités», affirme Thomas Kirzbaum. Dans les faits, il s’agit de «résidences pour personnes âgées et de logements sociaux plutôt haut de gamme et réservés de facto aux autochtones de ces villes».
On ne les attribue pas aux gens des cités, et, note le chercheur, «l’autre problème c’est qu’ils ne veulent pas nécessairement y aller! c’est une vue de l’esprit ! Ce ne sont pas dans les villes huppées que ces gens vont se sentir à l’aise, bien accueillis... La vie y est beaucoup plus chère et les services dont ils ont besoin ne sont pas localisés là. C’est très bien qu’on produise du logement abordable partout et le plus possible, mais faire croire, comme c’est le cas depuis 25 ans, que c’est la panacée pour régler la question des quartiers, c’est une mystification».
L'accent devrait néanmoins être mis, cette fois, sur du logement «très social» dans les villes jusque-là déficitaires en logements sociaux.
Prendre au sérieux le social de mixité sociale
Pour autant, la mixité sociale permet de conserver la base fiscale des classes moyennes dans les villes populaires, et surtout d’«avoir un tissu social dans lequel il y aura un gisement pour l’action collective et l’engagement». La question posée n’est dès lors plus la dispersion des minorités, selon Thomas Kirszbaum, mais l’abandon de la lecture ethno-raciale des politiques dites de peuplement.
«Je défends depuis longtemps l’idée de distinguer radicalement la mixité socio-économique de la mixité ethno-raciale, et donc de prendre au sérieux le mot social dans la mixité sociale.»
Cette approche sociale a une implication: prendre en compte les ménages de classes moyennes issus des minorités auxquels, selon le chercheur, la rénovation urbaine a fini par s’intéresser un peu par défaut, à partir du constat de non-retour des blancs. «Ces gens qui ont plus de ressources peuvent être les leviers de l’engagement bénévole et militant dans ces quartiers. On n’a pas bien exploité cette dimension de la mixité sociale.»
Mais «il y a un énorme paradoxe républicain: on n’arrive pas à penser cette question en étant vraiment indifférent aux origines des gens, en ne s’intéressant qu’à leur niveau de revenu. Au regard d’un critère de mixité, si les gens qui ont les moyens de partir choisissent de rester dans leur quartier, peu importe qu’ils soient arabes, musulmans, etc.»
En finir donc avec les politiques de peuplement?
«Depuis des décennies que les politiques de peuplement existent, leur seul effet tangible a été d’entraver les parcours résidentiels des minorités au nom de la "mixité sociale". Ce n’est pas de politiques autoritaires de peuplement dont on a besoin, mais de politiques qui augmentent les choix résidentiels de ceux qui en ont le moins. Cela suppose notamment une action sur l’offre de logements effectivement accessible par les grandes familles à faibles revenus et des actions efficaces pour lutter contre les discriminations sur le marché privé comme dans le secteur social du logement.»