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L'heure n'est plus à l'argent fou. Croix de bois, croix de fer, c'est juré. Tout le monde le dit, y compris les banquiers et chefs d'entreprise qui ont pris la plume pour nous asséner leurs analyses sur la crise et leurs remèdes. Au fait, quel est « ce monde d'hier », encore si proche?
Au nom de la concurrence mondiale des élites, il fallait payer sans cesse davantage les grands patrons, disait-on. Symétriquement, au nom de la compétition des marchés du travail, il fallait rémunérer toujours moins une fraction des travailleurs -ceux que l'on nomme les travailleurs pauvres - d'ailleurs dans les pays développés, c'est l'Etat qui devait payer ou compléter les salaires de ces derniers (emplois aidés, RSA, etc...). Autrement dit, le capitalisme en était arivé à servir très généreusement les intérêts d'un groupuscule de dirigeants et de spéculateurs, et assèchait économiquement, à l'autre bout de la chaîne, une partie des salariés qui alternaient emploi précaire et chômage. Soit, pour la France, une fraction infinitésimale de la population contre 10-15 % de celle-ci.
La repentance aujourd'hui des hauts revenus garantit-elle le changement? Les inégalités peuvent être appréciées d'un double regard. L'économie de marché crée certes des richesses et en France notre système de régulation sociale permet d'amortir le choc. Ainsi, si l'on prend, comme le fait l'OCDE dans une étude menée en 2008 portant sur l'évolution des vingt dernières années et procédant par découpage de la population en déciles, la France semble bien placée parmi les pays développés. Les 10% des foyers les plus riches ont un revenu annuel moyen (54 000 dollars) équivalent à la moyenne des pays développés, les classes moyennes aussi (20 000 dollars) alors que les 10% des foyers les plus pauvres (9 000 dollars) ont un revenu 25% plus élevé. Ce score favorable résulte d'un taux d'activité féminin élevé et d'un système de redistribution qui cible non seulement les pauvres mais aussi une partie des classes moyennes. Cette relative efficacité à adoucir les écarts de revenus s'est un peu grippée au cours des dernières années, au détriment des plus pauvres.
En revanche, la croissance des inégalités est particulièrement choquante si l'on s'intéresse à l'évolution des revenus des super riches, par rapport au reste de la population. Le creusement est intervenu essentiellement en raison d'une explosion des très hauts revenus, les 0,01 % composant la strate la plus élevée. Ces super riches ont vu leur revenu réel croître de 42, 6% entre 1998 et 2005, contre 4, 6% pour les 90% des foyers les moins riches (étude de Camille Landais, 2008). En 2007, les patrons du CAC 40 ont perçu le montant record de 161 millions d'euros contre 102 millions en 2006, révèle une enquête du magazine L'Expansion parue en octobre 2008. Ce chiffre a été obtenu par addition de plusieurs rémunérations: salaire de base, bonus, gains encaissés sur les stock-options, dividendes perçus et enfin jetons de présence dans les conseils d'administration. Résultat: les revenus de ces 40 dirigeants d'entreprises ont bondi de 58% en 2007, conclut l'hebdomadaire. Le gain moyen par tête est estimé à 4 millions d'euros, notamment grâce aux profits tirés de la levée de leurs stock-options à l'été 2007, juste avant que la Bourse ne baisse. Mais cette moyenne occulte de forts écarts. En outre, on ignore les salaires et autres avantages reversés en moyenne au top management et aux traders, mais on trouverait probablement le même décalage qu'avec les revenus moyens.
Dans les années 1990, au début de cette course effrénée au qui gagne plus, ces revenus pharaoniques ont bénéficié, pour une brève période, d'une image de légitimité. Ils étaient tenus pour le signe du succès d'entreprises d'origine française mondialisées. Certains ont pu, pendant un temps pavaner comme le symbole irradiant d'une nouvelle économie tirant vers le haut la richesse nationale. Même quelques socialistes leur imputaient des vertus. Cette illusion n'a pas duré.
Depuis des années, plus personne ne croit à que ces dirigeants prétendent être: des êtres tellement rares et tellement exceptionnels que personne ne ferait aussi bien qu'eux. L'argumentaire de la valeur personnelle irremplaçable, comme justification d'émoluments astronomiques, était déjà largement en doute. La crise financière américaine et ses effets en cascades sur l'économie du reste du monde lui ont porté le coup fatal. Ce prétendu marché planétaire des dirigeants, seuls ceux qui en font partie, ou qui y guignent une place, accordent encore du crédit à cette idée et essayent encore de la faire-valoir.
Qui oserait prétendre que la réussite d'une grande entreprise repose sur un seul homme, sorte de deus ex machina à qui reviendrait tout le mérite ? Qui pourrait affirmer que le marché des dirigeants soit de caractère libre et non faussé, alors que la sélection, notamment en France, s'opère à travers des réseaux préconstitués autour des grandes écoles et des cercles de l'élite, et que la promotion au mérite au sein de l'entreprise est rarement le cas ? Qui peut comprendre, de plus, que ces revenus oscillent à peine au gré des résultats de l'entreprise, et que parfois ils en sont complètement déconnectés ? Qui peut qualifier de performant, sous l'égide de ses champions autoproclamés, un système économique qui exclut des conditions de vie « normales » plus de 10 % de la population ? Qui peut admettre, enfin, qu'un dirigeant puisse gagner plus de 500 fois le salaire moyen, sauf à postuler une supériorité de nature quasiment essentialiste d'un humain sur l'autre ?
Dans un contexte déjà guetté par le ressentiment social, la politique fiscale menée par le gouvernement de Nicolas Sarkozy a allumé une mèche supplémentaire. L'établissement d'un bouclier fiscal -un foyer fiscal ne peut pas payer plus de 50 % de ses revenus en impôts-, quelles que soient les motivations souvent défendables qui l'ont déterminé, est apparu comme une provocation. Et cette provocation a tourné au scandale avec la crise d'octobre 2008. Celle-ci a poussé à la réouverture d'un autre dossier longtemps objet de controverses, celui des niches fiscales. Une plongée dans l'imposition des hauts revenus soulève en effet l'étonnement: certains super riches, usant des systèmes de défiscalisation mis en place par les gouvernements successifs, se débrouillent pour ne payer aucun impôt en toute légalité. Ils seraient ainsi 7000 foyers, sur près de 500 000 foyers dotés d'un revenu annuel déclaré de plus de 100 000 euros, à profiter d'une telle aubaine.
Les dispositions pour réguler les hauts revenus demeurent pourtant dérisoires. Le 18 novembre, l'Assemblée Nationale adopte un amendement pour limiter les niches fiscales, décision qui fait suite au débat sur le RSA : les recettes collectées par cette disposition iront à son financement. Depuis des années, l'alourdissement de la fiscalité sur les stocks-options et autres parachutes dorés touchant les dirigeants d'entreprises est en débat. Et aujourd'hui les bonus des traders sont sur la sellette. Divers amendements issus des commissions des Finances de l'Assemblée Nationale ou du Sénat ont été proposés à l'automne 2008 : quelques pâles mesures ont été adoptées, mais la préférence continue d'aller vers l'autorégulation des entreprises, la voie royale recommandée par le Medef. Une recommandation d'un optimisme irréel, que Laurence Parisot défend avec la virulence du général en chef gardien d'une bastille assiégée ....
L'écart de revenus qui s'étire aux deux extrêmes est perçu comme le scandale de l'époque, ici comme ailleurs. Dans une société irriguée d'images et d'informations, nul n'ignore où il se situe et où se situent les autres. Les inégalités sont finement identifiées, super riches et super pauvres figurent dans les mythologies contemporaines et leurs récits de vie étalés dans les journaux alimentent l'imaginaire collectif. La démesure des hauts revenus, en soi difficile à défendre, devient une hérésie dans le contexte d'aujourd'hui, car son effet va bien au delà de l'injustice d'une captation financière. Elle pose une grenade dégoupillée dans l'espace social. Elle dévaste tout projet de cohésion. Elle offre un terreau pour le populisme, les politologues le crient depuis des années. Elle brille comme les bijoux de la reine dans une France en crise.
Certes, les patrons et banquiers auxquels les médias ont généreusement tendu le micro ont redoublé d'énergie pour participer au jeu de massacre du capitalisme financier d'hier. Refuser le « court termisme », revoir le partage des fruits de l'entreprise, favoriser une croissance verte, régulation globale - le talisman sémantique du moment. Beaucoup de vertueuses abstractions. Le seul sujet jamais abordé concrètement dans ces nobles propos : la limitation des revenus, pour laquelle plusieurs voies sont possibles (plafonnement des hauts salaires et bonus, ou l'assouplissement du bouclier fiscal, etc...). Ce silence laisse dubitatif. N'a-t-on pas tout lieu de s'angoisser sur ce monde de demain dans lequel ces contempteurs du monde d'hier comptent bien continuer à jouer un rôle ?
Monique Dagnaud