Sciences / Culture / France

La psychanalyse et l’écriture autobiographique

Jean-François Chiantaretto réunit vingt-cinq spécialistes de l’écriture autobiographique pour discuter des traces et des limites de soi dans l’écriture.

<a href="https://flic.kr/p/eGtayo">Jeu de miroirs géants</a> /  Frédéric Bisson via <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">FlickrCC</a>
Jeu de miroirs géants /  Frédéric Bisson via FlickrCC

Temps de lecture: 6 minutes

Ecritures de soi, écritures des limites

de Jean-François Chiantaretto

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Spécialiste incontesté des rapports entre écriture de soi et psychanalyse, Jean-François Chiantaretto propose à travers vingt-cinq articles passionnants d’interroger les rapports entre les «écritures de soi» et les «écritures des limites»[1]. Titre signifiant qui, pourtant, permet aux lecteurs d’envisager plusieurs interprétations hypothétiques: est-ce que les écritures de soi sont des écritures des limites (de soi? de l’autre? des autres?)? Peut-on regarder les écritures de soi comme des écritures de[s] limites? Ou bien encore les écritures de soi seraient-elles enfermées dans des limites scripturales imposées par des éléments internes ou externes? Autant de possibilités que propose ce titre paratactique. Dès lors, cette richesse interprétative, l’auteur l’explique clairement dans l’introduction et guide ainsi le curieux interpellé par le titre: «L’écriture de soi […] met toujours en scène une tension entre deux positions: attester d’une identité (voilà qui je suis), témoigner d’une altération (voilà qui je suis empêché d’être).» Il s’agira de comprendre que l’auteur (s’)écrit au moment où il y a «expérience psychique d’effraction, d’implosion ou de falsification de l’être». Traumatiques, traumatisants ou traumatismes certains, ces «troubles» fragilisent la «construction de l’espace psychique», et l’auteur doit donc survivre dans et avec eux. Jean-François Chiantaretto affirme subséquemment que «dans ces différents registres de la survivance, l’écriture de soi prend alors littéralement fonction d’une écriture des limites: l’effort de (re)construire un lieu pour soi, suffisamment vivable et vivant».

L’ouvrage se divise en cinq grandes parties: «Ouvertures» présente différentes perspectives pour «délimiter» la question des limites telles qu’elle est posée en termes cliniques. C’est Jean-François Chiantaretto qui ouvre la première partie, avec un article intitulé «Les limites de l’écriture de soi: à propos de Kertész et Appelfeld» dans lequel il s’interroge sur la force des mots quand deux survivants des horreurs des camps retracent leur (sur)vie et récrivent leurs traumatismes par le truchement de l’écriture littéraire. La psychanalyste Ellen Corin prolonge la réflexion en montrant que l’écriture fait sens si l’on accepte de se décentrer, afin d’affiner la compréhension des théories sur la psyché. Jacqueline Rousseau-Dujardin, psychiatre, étudie, dans son article «Je suis là, la preuve, j’écris», les rapports entre la solitude et l’écriture à travers de grands noms de la littérature française comme Rousseau et Flaubert ou Proust sur lequel elle s’attarde un peu plus. Dans «L’autobiographie en bande dessinée. Quelques exemples, quelques questions», Liliane Cheilan s’intéresse aux particularités de l’écriture de soi qui émerge de l’art de la bande dessinée. Le texte suivant est signé de Didier Goldschmidt. Étudiant le chapitre «Kidnapped» du roman de Stevenson Les Aventures de David Belfour (1886), dans lequel il rassemble narrateur, lecteur et roman, l’homme de lettres montre qu’il existe une «écriture d’un soi commun», c’est-à-dire un NOUS universel et que, finalement, l’écriture est en fait la seule personne du livre.

La deuxième partie, «Cliniques», reprend ces questions à partir de situations cliniques. Ainsi, Catherina Matha observe-t-elle la période appelée l’adolescence qui devrait permettre aux jeunes d’entrer en possession de leurs histoires. Expériences et moments difficiles et traumatiques, ils les écriront alors sur leur peau par des marquages corporels pour ne pas oublier ce passé. Quant à Chantal Clouard, dans son article «Décentrement de soi et désir de reconstruction: écriture et traversée de la maladie grave chez les adolescents», elle affirme que l’écriture de soi est, pour eux, un moyen à la fois de (dé)construction, mais aussi de «refiguration» de leur vie, surtout si ceux-là sont frappés de graves maladies (dont le cancer est l’archétype). L’article suivant, «Témoin interne du sujet, témoin interne du groupe: hypothèses issues de l’observation de l’atelier ‘Le Papotin’», regroupe et analyse les observations faites par Michael Chocron, psychologue clinicien, des patients présentant des troubles autistiques ou apparentés, à qui a été donné la possibilité de s’écrire (être un témoin interne de soi) pour se dire au groupe. Ana Costa, dans son article «Écriture de soi, témoignage de l’analyse», souligne les interactions et les articulations entre la parole et l’écriture, c’est-à-dire comment l’écriture sous-tend la parole quand celle-ci s’affaiblit ou se tait.

«Exils» est la troisième partie de l’ouvrage. Elle expose des cas pluriels d’exilés. Dans son article «Exil, sidération et établissement du ‘soi’», Georges-Arthur Goldschmidt témoigne des enjeux de l’écriture dans la personnalité de l’exilé. Ainsi, l’exil, subi dans l’enfance, produit-il une sidération qui marque à jamais l’exilé. Ghyslain Lévy aborde dans «Exilé dans l’exil de l’autre» la question de l’exil à partir de la notion de l’»inhabitable». Il montre que l’écoute de l’analyste permet alors de transformer une parole meurtrie en une demande clairement ouverte. Quant à Arnaud Tellier («Flânerie, paysage et intériorité»), il s’intéresse aux liens entre paysages et écriture(s) de soi. Existe-t-il une correspondance entre l’expérience intérieure et l’expérience du paysage? C’est à cette question que l’article se propose de répondre. Simone Korff-Sausse repose la question de l’exil à partir de l’internement psychiatrique de Robert Walse qui, à travers sa correspondance, forme certaine d’écriture de soi, révèle des angoisses renvoyant à des traumatismes précoces. Il sera question d’Ernest Hemingway dans ce dernier article signé Silke Schauder. La psychologue interroge un des textes les plus importants du répertoire hemingwayien, Le Vieil Homme et la mer (1952), et y dévoile des allégories représentant à la fois l’écriture de soi et les positions de l’écrivain.

Dans la partie «Identités» qui développe la problématique des personnalités et des identités dans les écritures de soi, le premier article, celui de Claude Burgelin, «‘Les Ørphelins ne pleurent pas / Le soir, ils creusent.’ Une lecture de Vies pøtentielles de Camille de Toledo», montre à la fois l’éclatement du récit autobiographique et la défragmentation de la narration. Dans son article «Changer de personnage? Des passions nécessaires à l’être», Louise Grenier s’intéresse aux limites de l’écriture de soi et de l’analyse elle-même. Chemin faisant, elle s’interroge sur la manière de transformer un «trauma» en matière-texte. Mireille Fognini montre dans «Identité et plagiat» combien le plagiaire souffre, car son identité est sans conteste liée à une «faille identitaire». La psychanalyste Marie Jejcic, quant à elle, s’intéresse dans son travail aux autoportraits de Blandine Solange («Peut-on écrire son autoportrait?) et se demande ce qu’implique la différence entre les toiles de la peintre, plutôt «timides», et son écriture sans retenue. Le dernier article, «La fiction détective chez Conan Doyle», nous plonge dans le roman policier du XIXe siècle. L’auteur, Sylvain Missonnier, analyse l’ambiguïté entre le personnage de Sherlock Holmes et son auteur, Conan Doyle. L’écriture des limites résiderait pour lui dans les enquêtes qui constitueraient un cadre propice aux dénouements de crises».

La dernière partie, intitulée «Limites», aborde assurément la question de l’écriture-limite, dans ses deux versants, «l’écriture des limites et les limites de l’écriture», et s’ouvre sur l’article d’Anne Roche «‘Affronter l’opacité’: Le Paradis entre les jambes de Nicole Caligaris», dans lequel l’universitaire étudie la manière dont l’autobiographe, trente ans après un traumatisme (le meurtre d’une Hollandaise par un étudiant Japonais, suivi de cannibalisme), tente d’en comprendre les causes et doit descendre au plus profond de son être pour en saisir non seulement le sens mais aussi ce que représente le crime collectif. Régine Waintrater se propose d’analyser le processus de «La mélancolisation de l’écriture chez Jean Amery» qui, après la Shoah, est dans l’incapacité de faire son deuil et de composer avec la perte. L’écriture de soi devient non plus réparation mais destruction, car dominée par la pulsion de la mort qui aboutira à son suicide. Christine Delory-Momberger étudie «L’écriture de l’inceste chez Christine Angot» en tant qu’acte qui met à l’épreuve la littérature, car seule capable d’interroger les rapports entre fiction et réalité. Dans son article «Quand le chaos règne au dehors comme au-dedans, reste la force du témoignage autofictionnel», Isabelle Somé s’immerge dans le monde de l’écrivain Ernest Weiss qui a inventé un genre autofictionnel qui permet d’enrichir l’approche clinique des fonctionnements-limites. Enfin, le dernier article, celui de Françoise Neau, «‘A fragmentary girl’. Sentiments de pertes, forces et limites du travail d’écriture dans l’œuvre de Sylvie Plath (1932-1963)», étudie les différentes écritures de soi chez Sylvie Plath, devenue après son suicide une figure de proue de la poésie américaine. La psychologue rend compte dans ses analyses du paradoxe entre l’écriture de soi comme travail de deuil, mais aussi comme figement mélancolique.

En guise de conclusion, l’ouvrage se clôt par un après-propos de Janine Altounian dans lequel la traductrice se dévoile tendrement et explique non seulement qu’elle était dans l’impossibilité d’écrire un article pour le colloque, mais aussi de proposer une théorisation des écritures-limites à partir de sa propre expérience (celle d’une femme qui revient sur la terre de ses ancêtres, la Turquie, après la fin de sa collaboration aux Œuvres complètes de Freud): «Je pensais en effet que si j’avais eu peur jusque-là d’aller dans ce pays, ça n’était pas tant pas peur d’y être assassinée […] mais par peur de ressentir que ce pays pouvait être également le MIEN.» On le voit, proche de la psychanalyse, Janine Altounian montre combien il est difficile de définir et de saisir son chez-soi.

L’ensemble des articles est à recommander à tous ceux qui s’intéressent de près ou de loin aux écritures autobiographiques. Souvent, l’approche littéraire des faits psychologiques est perçue comme artificielle, voire artificieuse. On se réjouira par conséquent de ce métissage des rapprochements et des théories proposé par Jean-François Chiantaretto, même si, parfois, la lecture de l’un ou de l’autre des articles reste ardue et nécessite de solides connaissances en psychologie.

1 — Le titre du présent article fait référence au sous-titre d’un autre ouvrage de Jean-François Chiantaretto, De l’acte autobiographique (1995). Retourner à l'article

 

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