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Le 11 février 2005, le jeu vidéo en ligne World of Warcraft (ou WoW pour les intimes) débarquait officiellement en France. Une page de l’histoire du jeu vidéo se tournait. Jamais un jeu en ligne n’allait réussir à séduire et fidéliser autant de personnes. Dix ans plus tard, il est encore joué par 10 millions d’abonnés à travers le monde.
World of Warcraft est un MMORPG, un jeu de rôle massivement multijoueur qui se pratique connecté à Internet. Chacun derrière son ordinateur, chez soi, mais tous liés dans le jeu.
Chacun son jeu
Dans WoW, chacun choisit ses buts et écrit son histoire.
Les monstres les plus puissants ne tombent que devant une équipe de quarante joueurs chevronnés et entraînés. On vous laisse imaginer les qualités de coordination et la discipline nécessaires à ces personnes qui ne sont pas physiquement ensemble.
D’autres jouent un rôle. Langage, attitude, actions, servent à créer une personnalité cohérente pour leur personnage. Dans World of Warcraft, on peut se faire des amis, des ennemis, se marier...
D’autres encore jouent à la guerre, à se mesurer aux meilleurs joueurs de leurs serveurs. Ils se rendent sur les Champs de Batailles, où ils s’écharpent joyeusement. Puis ils se retrouvent pour échanger leurs astuces, discuter de leurs victoires, leurs défaites.
Lorsqu’ils arrivent en Azeroth (le monde imaginaire de Warcraft), les nouveaux arrivants créent un avatar qui va les représenter et monter en puissance au fil de leurs aventures. Dans WoW, il y a un début mais pas de fin. On meurt souvent, mais on ressuscite immédiatement. Les joueurs paient chaque mois pour avoir le droit de se connecter aux serveurs de Blizzard, l’entreprise qui gère et développe le jeu.
Pour fêter cet anniversaire, quatre joueurs reviennent sur son lancement français. C’est leur rapport intime au jeu que vous allez découvrir. Des souvenirs virtuellement épiques et teintés de nostalgie. Parce que cette période un peu folle de leur existence, eux, ils l’ont vraiment vécue. World of Warcraft n’aura pas changé que l’économie du jeu vidéo, il a aussi probablement changé leurs vies...
Mais avant de plonger dans WoW, vous devez comprendre ce qu’est la bêta d’un jeu vidéo. C’est comme la répétition d’un mariage; les deux partis sont déjà présents, prêts à échanger leurs serments d’amour, mais les maladresses et les erreurs sont autorisés. Dans le cas de World of Warcraft, quelques mois avant sa sortie, des joueurs, soit sélectionnés pour leur connaissance pointue du genre, soit récompensés pour avoir précommandé le jeu, ont pu l’essayer, offrant ainsi aux développeur une répétition durant laquelle corriger les derniers bugs.
Avant le lancement: la bêta
Mathias Szanto (joueur spécialisé dans les affrontements entre joueurs): «Je suis un gros joueur, un aficionado des jeux Blizzard. Avant la sortie officielle de World of Warcraft, je jouais déjà aux Diablo et Warcraft depuis un certain nombre d'années. Pour moi, débuter World of Warcraft, c'était l'occasion de découvrir le genre MMORPG. J'avais précommandé le jeu pour avoir accès à la bêta française.»
La Sainte Trinité
Avant World of Warcraft, Blizzard a créé trois séries de jeux cultes: Warcraft, jeu de stratégie qui a posé les bases de l’univers du même nom. Diablo, un jeu de rôle et d’action médiéval-fantastique. Et StarCraft, un jeu de stratégie dans un univers de science-fiction.
Clément Debetz (responsable des relations publiques pour Blizzard au lancement du jeu): «J'étais employé de Blizzard Europe et un joueur assidu, donc je jouais depuis plusieurs mois déjà à la bêta de World of Warcraft. Quand elle est arrivée à un certain niveau de finition, j'ai senti que c'était un jeu qui parlerait à tout le monde. Il était déjà simple et profond à la fois.»
Kim Chaing (Ancienne Maître de Jeu Senior et officier de la guilde La Garde): «Je jouais à un MMORPG coréen, Ragnarok Online, sur lequel j'étais Maître de Jeu depuis deux ans. Notre guilde s'appelait La Garde. Je ne connaissais pas du tout l'univers de Blizzard; mon copain de l'époque avait énormément insisté pour que j'essaie la bêta. Avec ma connexion, j'avais mis deux jours à télécharger la démo... On était six sur ce compte d'essai, à se relayer pour jouer! J'ai lancé World of Warcraft, "pour voir". Je me suis connectée. Ça m'a tout de suite plu. Et là, c'était fini!»
Créer sa guilde
Une guilde est un rassemblement de joueurs, officialisé par le dépôt d’un nom. Le maître de guilde et ses officiers peuvent ensuite inviter d’autres joueurs à les rejoindre. Les plus grandes guildes fonctionnent comme des entreprises familiales, avec leurs lots de drama et de diplomatie.
Cédric Page (fondateur de la guilde Millenium, directeur général du pôle jeux vidéo de Webedia): «J'avais fondé la guilde Millenium en 2002 sur le jeu Dark Age of Camelot, dans le but de créer une communauté performante destinée aux donjons haut niveau du jeu. Aujourd'hui, ça peut sembler banal, mais à l'époque, c'était complètement novateur: on tuait des monstres quand la majorité des joueurs voulait parler en vieux français. Quand la guilde a reçu les accès pour la bêta de World of Warcraft, on avait commencé à tester Everquest 2, un autre jeu de rôle en ligne. Aucun de nous n'y est retourné par la suite. Avec WoW, ça a été pour chacun d'entre nous un coup de foudre immédiat.»
Une publicité pour World of Warcraft, avec Alexandre Astier.
11 février 2005, minuit: le lancement
Clément Debetz: «Le lancement, je l'attendais avec énormément d'impatience, parce qu'enfin plus de deux ans de travail s'achevaient à une date et à une heure précise, le 11 février 2005, avec l'ouverture des serveurs européens. C'était une espèce d'accomplissement pour toute l'équipe de Blizzard Europe qui avait travaillé sur le lancement. À l'époque, nous étions encore une petite équipe.»
Les serveurs
Les joueurs de jeux en ligne sont répartis en serveurs, qui stockent leurs données ainsi qu’une copie sans cesse mise à jour du jeu. Cela permet de fragmenter les connections simultanées. En outre, les serveurs de WoW affichent chacun des spécificités de langue et de règles de jeu qui permettent de personnaliser l’expérience des joueurs.
Cédric Page: «On avait choisi Archimonde, le premier serveur par ordre alphabétique sur la liste, parce qu'il accueillait des guildes comme les War Legend, parmi les plus à même de nous concurrencer. On voulait justement pouvoir les affronter en JcJ [ou Joueur contre Joueur, soit la possibilité d'affronter librement les joueurs de la faction adverse, ce qui n'est pas possible sur tous les serveurs, ndlr].»
Kim Chaing: «La veille du lancement, avec les joueurs de ma guilde sur Ragnarok, on s'est mis d'accords sur le choix du serveur, Illidan, de la faction, Alliance, et des classes de chacun. Parce qu'on voulait déjà devenir une guilde importante et faire les contenus high end, comme on disait à l'époque pour les contenus haut niveau. Il fallait donc optimiser à fond et répartir les rôles entre les joueurs. On avait des damage dealers –des joueurs qui tapent vite et fort sur les monstres– en quantité. On manquait de tanks, assez résistants pour encaisser les attaques des adversaires les plus redoutables, et surtout de healers, faibles mais capables de soigner les autres.»
Clément Debetz: «J'avais fait un truc sur le vif, quelques heures avant le lancement. Sur Messenger, qu'on utilisait à l'époque, j'avais commencé à inviter mes amis et certains journalistes, comme Rahan [cofondateur du site Gameblog.fr, ndlr], Arnaud Chaudron [alors rédacteur en chef de Joystick, ndlr]... On a créé un chat géant où tout le monde invitait ses potes, et on s'est retrouvés à 200 sur le channel Messenger de MSN. Il y a eu des petits hoquets, vraiment à l'ouverture, pile-poil à minuit. J'ai réussi à entrer un peu par chance, avec Rahan, et on a joué jusqu'à cinq heures du matin.»
Kim Chaing: «À l'ouverture des serveurs, on devait être une vingtaine, ce qui était déjà pas mal. On a vite recruté, sur des critères déjà assez précis. Il fallait du monde pour les raids de quarante joueurs. Les premières heures, il y avait beaucoup d'enthousiasme. World of Warcraft était attendu par des gamers, des gros joueurs. Leur impatience était perceptible même sur le chat général.»
Cédric Page: «Je crois que je ne me suis connecté que vers cinq heures du matin, un peu déçu de n'avoir pas vécu les premières minutes. Il y avait évidemment les joueurs hardcore, la plupart avaient d'ailleurs joué à la bêta donc on se connaissait tous plus ou moins. Et puis, chacun avait pour objectif d'aller le plus vite possible au niveau maximum pour pouvoir commencer les contenus de haut niveau. Il y avait déjà de la compétition, beaucoup d'intensité. La team était déjà opérationnelle, organisée, structurée. On s'est donc vite retrouvés à plusieurs dizaines de membres. Certains avaient posés des jours de congés, tout le monde était prêt. On a été très soulagés quand on a pu déposer le nom de la guilde, car on avait peur que quelqu'un d'autre le prenne. Mais ça s'est bien passé, et le plaisir de nous retrouver sur le chat de guilde!»
Clément Debetz: «Il faut savoir qu'au moment du lancement européen de World of Warcraft, dans le monde du jeu en réseau en général, on avait jamais vu autant de tentatives de connexion à un moment T. L'équipe technique de Blizzard Europe n'a pas beaucoup dormi. Personne n'a idée du travail qu'ils ont abattu à ce moment-là, ils faisaient du 16 heures par jour. On se dit que 2005, ce n'est pas si loin. Mais pour l'informatique de l'époque, c'était un énorme tour de force technique.»
Premières découvertes et montée en puissance
Mathias Szanto: «Mon tout premier souvenir fort, ça a été de redécouvrir l'Arbre-Monde des Elfes de la Nuit [un arbre gigantesque autour duquel les elfes ont installé leur cité, ndlr]. Je l'avais vu dans Warcraft 3, mais là c'était comme le voir "en vrai". Je me suis dit: "Wouah! Alors c'est comme ça qu'ils le voyaient..." Je me rappelle être allé voir Stormwind [la capitale des humains] aussi, car je suis plutôt fan des humains dans l'histoire de Warcraft. Et puis rencontrer des personnages historiques de la saga, c'était génial.»
Clément Debetz: «C'était un jeu qui avait un milliard de mots au démarrage. En terme de textes, de quêtes, de livres... C'était monstrueux! On se demandait: qu'est ce qu'il y a derrière cette colline? Sous ce donjon-là? On ressentait une vraie soif de découvrir le monde d'Azeroth.»
Kim Chaing: «Ce qui m'a tout de suite plu, c'était l'univers, complètement immersif. J'ai créé une humaine et j'ai débarqué dans la forêt d’Elwynn, près de la Comté-de-l’Or, avec ses loups un peu partout [les loups sont les premiers adversaires auxquels les joueurs humains doivent faire face, ndlr] et des quêtes à faire. On n'avait pas de missions scénarisées d'une telle qualité dans Ragnarok Online.»
Clément Debetz: «Quand tu commences ton personnage, t'as vraiment l'impression qu'on vient de te donner une arme et tu ne sais pas te battre, et tu fais tes premières quêtes avec la magie de la découverte de l'univers, mais aussi des mécaniques de jeu. Au début, on ne te demande pas grand chose, tu ne vas pas très loin. Le fait que le personnage soit assez petit à l'échelle de son monde, ça aide à se repérer dans l'univers, et la découverte de nouvelles zones se fait petit à petit, très progressivement.»
Cédric Page: «Cette fluidité tranchait complètement avec les autres jeux. Il faut savoir qu'en 2005, la pénibilité faisait partie intégrante de l'expérience de jeu d'un MMO. On répétait sans cesse des actions difficiles, et on ressentait une forme d’accomplissement lorsqu’on en avait terminé. A l'inverse, Blizzard proposait de ne faire que des choses amusantes.»
Kim Chaing: «Et puis, c'était la course au niveau 60, qui était alors le niveau maximum que pouvait atteindre un personnage. Certains joueurs partaient seuls, d'autres en groupes pour s'entraider. Ceux-là se rendaient dans les donjons, et ils roulaient sur tout ce qui bougeait! Dans La Garde, je crois bien que c'est Ayashi qui a obtenu son niveau 60 le premier.»
Cédric Page: «J'avais pour objectif d'être le premier en Europe à atteindre le niveau maximum. J'avais prévu toute une stratégie pour pouvoir être le plus performant possible. Ça m'a pris une semaine à peu près. En fait, j'ai eu beaucoup de chance parce que je venais de me faire opérer et je devais rester quinze jours allongé. J'avais toutes les excuses pour rester sur mon ordinateur. Je suis arrivé second malheureusement, mais je n'ai pas tout perdu, parce que le premier est devenu un ami, et il travaille aujourd'hui dans ma société!»
Mathias Szanto: «Un ami, Comm, avait déjà atteint le niveau 60 sur la bêta. Donc, au lancement officiel, il avait une connaissance absolue du pexing [l’art de faire progresser son héros, ndlr]. Archimonde était un serveur JcJ, c'est à dire dédié aux affrontements multijoueurs, donc on se protégeait mutuellement des attaques de la Horde. Je découvrais le plaisir de monter un personnage avec une impression de danger permanente.
J'ai vite atteint le niveau 60. Mon personnage, une Elfe de la Nuit que j'avais appelée Muse, comptait parmi les deux ou trois premiers prêtres du serveur. Cédric, le fondateur d'une guilde déjà bien connue qui venait du jeu Dark Age of Camelot, Millenium, est venu me voir parce qu'ils avaient besoins de soigneurs. Il m'a dit: "Si tu es partant, on t'embarque à Cœur du Magma [le donjon le plus difficile à la sortie du jeu, ndlr]".»
La guilde Millenium dans le Coeur du Magma. Les joueurs de guildes de haut niveau installent des programmes supplémentaires qui leur permettent d’afficher de nombreuses statistiques.
Kim Chaing: «Cœur du Magma , c'était le but de La Garde. Pour se préparer, il fallait achever toutes les grosses instances [autre mot pour désigner les donjons, ndlr] afin de récupérer des armures résistantes au feu pour tout le monde.»
Cédric Page: «Là encore, c'est l'organisation qui faisait tout. On n'était pas les meilleurs joueurs de World of Warcraft, mais certainement les plus organisés. On avait mis en place tout un plan pour nous équiper rapidement pour Cœur du Magma. On a été parmi les premiers à visiter cette zone, juste après les Américains, pour qui le jeu avait débuté quelque mois plus tôt.»
La Guilde Millenium défait pour la première fois Ragnaros, le boss de Coeur du Magma. L’action démarre à 2'26''. L’elfe avec les cheveux violets qui attaque la première le monstre est le «tank». Mieux protégée et plus résistante que ses coéquipiers, elle va devoir maintenir l’attention de Ragnaros durant tout le combat. Des prêtres la soignent en permanence afin de l’aider dans sa tâche. Si elle échoue à canaliser l’agressivité de Ragnaros, il s’en prend aux autres joueurs. Dès lors que les rangs sont rompus, les 40 joueurs n’ont aucune chance de reprendre le contrôle du combat.
Kim Chaing: «Moi, les premiers jours, j'avais un objectif complètement différent. Je jouais une humaine mais je voulais absolument pour monture un félin, réservé aux Elfes de la Nuit. Il n'y avait qu'un seul moyen de l'obtenir: rejoindre Darnassus, la capitale Elfe, et réaliser toutes leurs quêtes pour atteindre un niveau de réputation, qu'on appelle "Exalté", qui me permettrait d'adopter un tigre. Je savais que ce serait long et dur.
Il faut savoir que les humains débutent le jeu à l’extrême sud d'un continent qui s'appelle Les Royaumes de l'Est, séparé de celui des Elfes, Kalimdor, par un océan. De là, il faut partir au nord et rejoindre l'île de Teldrassil, sur laquelle les Elfes ont bâti leur capitale.
Je suis partie, seule, de la zone des humains, et j'ai remonté jusqu'à Forgefer, la capitale Naine. De là, j'ai traversé des marais qu'on appelle Les Paluns, peuplés de monstres de niveaux 20 à 25. Pour ma part, j'en était au cinquième. C'était infernal, cette traversée m'a pris des heures.
Arrivée chez les Elfes, j'ai du remplir toutes les quêtes qui permettaient de gagner un maximum de réputation. Je ne les ai terminées qu'en mai de la même année. La dernière semaine, tous les joueurs de la guilde s'y sont mis parce qu'il fallait récupérer des graines et les cultiver toutes les dix minutes pour espérer obtenir les objets demandés par un personnage. Il fallait les voir, quarante joueurs haut niveau, en plein Cœur du Magma, en train de relancer la culture de leurs sacs de graines.
J'étais la première humaine du serveur sur un tigre. Je ne les remercierai jamais assez!»
Au centre, l’avatar de Kim, Salayanara, chevauche le tigre qu’elle vient d’obtenir. Autour, quelques uns des membres de La Garde qui l’ont aidé dans sa quête.
«Jouer contre d'autres joueurs, c'était très particulier»
Clément Debetz: «C'était super de recommencer un personnage, surtout sachant ce qu'il fallait faire pour progresser vite. On se dépêchait de rejoindre les zones intéressantes pour commencer à grinder [faire progresser les personnages en tuant des monstres, par opposition à la réalisation d'objectifs de quête précis. C'est une technique de joueurs qui connaissent déjà bien le jeu, ndlr] les personnages de manière efficace! Pour ma part, je n'étais pas rattaché à une guilde hardcore. On s'amusait à découvrir le jeu, à envahir des villes adverses... On voulait surtout interagir avec l'univers et profiter de la liberté qu'offrait le jeu.»
JcJ, JcE ou JdR?
Les acronymes JcJ, JcE et JdR désignent les différentes façons de jouer à World of Warcraft. Ils sont utilisés par Blizzard pour signifier aux joueurs quelles sont les règles en vigueur sur les différents serveurs. JcE signifie Joueur contre Environnement (ou Joueur contre Ordinateur), JcJ, Joueur contre Joueur, et JdR, Jeu de Rôle.
Mathias Szanto: «Jouer contre d'autre joueurs, c'était très particulier, et ça demandait une préparation qui n'avait rien à voir avec le JcE [Joueurs contre l'Environnement, qui se focalisaient sur la résolution des quêtes et les combats contre les boss, ndlr]. Le fameux Set Dévot, une tenue réservée aux prêtres, absolument nécessaire pour le contenu haut niveau, se révélait totalement inefficace dans les affrontements contre de vrais joueurs, qui se faisaient un plaisir de nous massacrer. Avec les joueurs de la guilde Exode, qui affrontait régulièrement les redoutables War Legend, nous avions trouvé une parade: équiper nos prêtres avec des objets destinés à d'autres classes. Nous leurs faisions gagner beaucoup d'armure afin de résister aux guerriers et aux voleurs. Avec nos "prêtres tanks" nous avions créé ce que l’on appelle une “méta”, c’est à dire une réponse à une faiblesse du jeu. Ces affrontements entre joueurs donnaient lieu à des combats passionnants.»
Cédric Page: «Troma [le personnage de Mathias, ndlr] nous a traumatisés! Lui, c'était un excellent joueur JcJ! Il nous faisait très, très mal. C'est pour ça que je dis qu'on était loin d'être les meilleurs joueurs de WoW à l'époque. Mais on était les mieux organisés, ce qui compense. Alors, on se déplaçait plutôt en groupe parce qu'on savait qu'en un contre un, on perdait souvent.»
L’équipement de Troma, la prêtresse de Mathias, lui permet d’attribuer des points supplémentaires à diverses capacités. Ici, dans sa tenue dédiée aux affrontements entre joueurs, elle obtient plus de 8.000 points en «armure».
Mathias Szanto: «Je reconnais moi-même avoir été parfois un peu con! En tant que fan absolu de JcJ, je considérais que toute cible était bonne à tuer. Et ce qui me plaisait encore plus, c'était qu'en tuant des joueurs bas niveaux de la faction adverse, on ne savait jamais qui ils allaient appeler en renfort. Le rapport de force pouvait changer du tout au tout, on jouait avec les décors...»
Alliance contre Horde
Deux factions se disputent le contrôle du monde d’Azeroth. L’alliance regroupe les Humains, les Elfes de la Nuit, les Nains, les Gnomes, les Worgens et les Draeneïs. La Horde rallie les Gobelins, les Elfes de Sang, les Orcs, les Taurens, les Trolls et les Morts-vivants. Les Pandarens sont neutres: ils peuvent choisir de rejoindre l’une des deux factions.
Cédric Page: «Dans notre guilde, nous étions aussi férus de JcJ que de JcE. Au lancement de World of Warcraft, il n'y avait pas encore de Champs de Bataille, ces zones fermées dédiées aux affrontements entre groupes de joueurs, alors on partait raser la capitale adverse à cinquante, parfois cent joueurs. Puis la Horde se regroupait, et ça donnait lieu à des affrontements qui faisaient parfois crasher le serveur!»
Clément Debetz: «Il y avait des jeux multijoueurs à l'époque, mais que les interactions soient si intenses et profondes, c'était nouveau. Dans ma guilde, il y avait quelqu'un qui jouait avec son fils, et c'était vraiment très drôle de voir la dynamique de relation réelle qui se traduisait à peu près de la même façon en relation virtuelle.»
«Il répondait aux attentes de toute une génération de joueurs»
Cédric Page: «Tous les gens qui testaient World of Warcraft restaient, et on voyait la communauté grossir de jour en jour. C'était assez impressionnant.»
Clément Debetz: «Quand tu vois les univers qui étaient présents à l'époque –Star Wars, Everquest, Lineage–, le look graphique général était dur, sombre. Blizzard est arrivé avec un jeu à la patte graphique simple et efficace. C'était le Disney du jeu de rôle en ligne. Blizzard a démocratisé le genre MMO.»
Kim Chaing: «World of Warcraft tranchait complètement avec ce qu'on trouvait sur le marché à l'époque. Le principe de quêtes, on n'avait ça nulle part ailleurs sous cette forme. Il y avait tout le temps quelque chose à faire, des missions à remplir...»
Cédric Page: «World of Warcraft a bénéficié d'un faisceau de circonstances. D'une part, c'est un jeu formidable, qui répondait aux attentes de toute une génération de joueurs. Un MMO très facile d'accès comparé à tout ce qui se faisait à l'époque. Évidemment, il est encore plus facile aujourd'hui, mais à son lancement déjà, il était considéré comme un jeu accessible. Et puis, la démocratisation du haut débit, qui a été concomitante, et la pratique du jeu vidéo, qui est devenu un loisir à part entière, ont beaucoup influé aussi. Lorsque le jeu est sorti, je ne disais pas à mes collègues que je jouais aux jeux vidéo, encore moins à mes étudiants! Petit à petit, la guilde a grossi, et on s’est professionnalisés. En 2009, j’ai quitté mon travail d’enseignant pour créer l’entreprise Millenium. On peut dire que j’ai créé le métier de mes rêves à partir de ma passion pour les MMORPG et World of Warcraft.»
Kim Chaing: «Et puis, pour moi, ça m'a surtout apporté un métier que j'ai pratiqué durant presque dix ans! Après six à huit semaines de jeu, je me suis dit: "Bon, j'habite encore chez mes parents, il faut que je trouve du boulot". Et j'ai envoyé une candidature spontanée à Blizzard, sans savoir qu'à ce moment ils recrutaient des Maîtres de Jeu. Même si ce n'était pas la même structure, j'avais déjà exercé ce poste pendant deux ans sur Ragnarok Online. Je connaissais bien les qualités nécessaires: être passionné par le jeu, enthousiaste, diplomate, aimer le relationnel et savoir faire preuve de patience.
Lorsqu'ils m'ont acceptée, j'étais étonnée et ravie. Le fait d'avoir mis en avant mon expérience d’officier dans une guilde du top 5 français, ça a joué aussi. Ils recherchaient non seulement des gens capables de répondre aux joueurs, mais aussi des joueurs expérimentés eux-mêmes, capables d'expliquer le jeu aux nouveaux. Et récupérer les fameux elfes qui tombaient de leur arbre! [rire] Il faut savoir que la capitale Elfe est bâtie sur un arbre gigantesque. Au lancement de World of Warcraft, de nombreux joueurs tombaient de l’arbre et leurs âmes ne parvenaient pas à atteindre leurs avatars. Ils nous appelaient à la rescousse pour les récupérer!
Mais attention, le boulot devait rester confidentiel. Les autres joueurs ne savaient pas que huit heures par jour, on était Maître du Jeu. Quelque part, c'était comme une identité secrète.»
Merci à Bénédicte pour ses précieux conseils.