Politique / France

«L’insécurité culturelle», l’expression qui met la gauche intellectuelle en panique

Plusieurs chercheurs et intellectuels affirment qu’il faut regarder les tensions culturelles et identitaires en face pour sortir du malaise français. Une controverse qui n’en finit plus de diviser à gauche.

France Grunge Flags. <a href="https://www.flickr.com/photos/80497449@N04/7377935510">Nicolas Raymond</a> via Flickr CC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by.</a>
France Grunge Flags. Nicolas Raymond via Flickr CC License by.

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Les enquêtes et sondages réalisés ces dernières années montrent que les opinions négatives vis à vis de l’immigration et de l’islam touchent en gros deux tiers des personnes interrogées –voir par exemple cette enquête du Cevipof, ce sondage Ipsos ou cette autre enquête du même institut. C’est beaucoup, même si sur le long terme la société française est plutôt plus tolérante qu’avant et si un sondage réalisé après les attentats de janvier donnait des chiffres plus nuancés que les années précédentes. Sur le plan des moeurs et des modes de vie familiaux, là aussi, la France est à la fois plus libre et tolérante en même temps que crispée sur des débats de société, ce qu'a révélé le mouvement né de la contestation du «mariage pour tous».

Au-delà des fluctuations sondagières, la question du rapport aux autres et de la tolérance aux différences est une source de malaise et de non-dits dans le débat français, en même temps, paradoxalement, qu’un thème omniprésent: du succès du livre d'Alain Finkielkraut à celui d’Eric Zemmour en passant par le téléscopage entre le dernier Houellebecq et les attentats de janvier, l’actualité des best-sellers est marquée par ces préoccupations. On pourrait résumer ce malaise en considérant qu'une partie de la population clame qu'«on ne se sent plus chez nous», alors qu'une autre à l'impression qu'elle n'est pas tout à fait chez elle. C’est dans ce contexte qu’une notion assez récente visant à rendre compte de ces états de l’opinion, «l’insécurité culturelle», s’est imposée depuis une décennie, non sans heurts.

Remontons d’abord aux origines de l’expression. Le géographe Christophe Guilluy l’emploie au début des années 2000 «pour décrire le ressenti des catégories populaires confrontées à l’intensification des flux migratoires dans le contexte nouveau de l’émergence d’une société multiculturelle», écrit-il dans La France périphérique. Travaillant comme consultant pour des bailleurs sociaux, il est amené à analyser un quartier «où les populations immigrées étaient devenues majoritaires dans les années 1990», quartier qui «ne posait aucun problème d’insécurité et [où] ne concentraient pas non plus de trop grandes difficultés sociales, [et où] le bailleur recevait pourtant des demandes de mutations essentiellement de la part des plus âgés [...]».

«Les entretiens avec les habitants révélaient l’anxiété des populations, générée par leur changement de “statut culturel”. Tous les anciens habitants exprimaient une forme d’insécurité liée au passage d’un statut de “référent culturel” majoritaire à celui d’une minorité qui ne pèse plus dans le quartier.

 

Ce ressenti n’interdisait évidemment pas le contact et la fraternité avec les populations immigrées, mais exprimait une nouvelle forme d’insécurité qui n’était ni physique, ni sociale mais culturelle. Ce “devenir minoritaire” constitue un choc d’autant plus important qu’il impose de fait une forme de négociation et de domination à laquelle n’étaient pas préparées des catégories modestes découvrant à l’âge de la retraite les ressorts de la société multiculturelle.»

Dans un ouvrage collectif paru fin 2011, Plaidoyer pour une gauche populaire, le sociologue Alain Mergier évoque également cette question en des termes proches. L’auteur identifie trois niveaux d’insécurité dans les entretiens avec des membres des milieux populaires: physique, économique et social. Ce dernier apparaît notamment dans le cadre de la vie quotidienne et concerne cette fois non pas l’immigration mais «l’islamisation», perçue comme «un processus de destruction des règles de vie communes habituelles», que les enquêtés lient aux signes visibles dans l’espace public comme le port du voile ou la multiplication de commerces halal.

Le tournant de l’élection présidentielle de 2012

Coauteur avec Mergier d’une enquête sur les milieux populaires en 2006, Le descenseur social, et ancien directeur du Service d’information du gouvernement (SIG), Philippe Guibert nous expliquait sur Slate, pendant l’entre-deux tours de la présidentielle 2012, à quel point les polémiques lancées sur le halal servaient de révélateur d’une inquiétude profonde:

«On s’est moqué de la polémique sur le halal, mais c’est un sujet symbolique de l’insécurité culturelle, quand vous devenez minoritaire dans votre mode de vie. Pour dérisoire qu’elle ait parue, on ne pourra pas éviter de traiter la question.»

A la même époque, un pas symbolique important est franchi quand Ségolène Royal affirme dans Le Monde, trois jours après le premier tour, que «jamais les insécurités économiques, sociales, culturelles, éducatives n’ont été aussi fortes, sauf pour les privilégiés», reprenant ainsi l’adjectif à son compte. L’entretien, titré «Ceux qui s’inquiètent des flux de clandestins ne sont pas des racistes», est une réponse explicite aux 17,9% des suffrages récoltés par Marine Le Pen.

Instrumentalisation politique

Professeur de science politique et chroniqueur à Slate.fr, Laurent Bouvet a publié en début d’année L’insécurité culturelle. Sortir du malaise identitaire français.

La présentation de L'Insécurité culturelle par Laurent Bouvet à la Fondation Jean-Jaurès en partenariat avec Slate.

Sans trancher sur la question de savoir si cette insécurité naît d’un sentiment, de représentations en partie faussées ou d’une réalité objective, l’auteur observe que ses effets structurent de plus en plus la vision du monde social, en particulier celle des catégories populaires. A ce titre, elle fonctionne symétriquement, autant pour les populations majoritaires se sentant menacées que pour les minorités en direction desquelles le soupçon de menace est brandi.

L'insécurité culturelle pourrait se rapprocher du concept de «paniques morales», né à la fin des années 1960 des travaux du sociologue Stanley Cohen. Comme l'explique Gaël Brustier, chercheur au Cevipol (Université Libre de Bruxelles), coauteur de Recherche le peuple désespérément et auteur du Mai 68 conservateur, sur le mouvement de contestation du mariage homosexuel, ces paniques morales «sont des réactions disproportionnées par rapport à un phénomène social jugé dangereux. Elles sont limitées dans le temps mais s’insèrent en général dans des formes d’anxiété sociale de plus long terme». Le concept a été utilisé pour désigner des mouvements conservateurs lançant des attaques contre des pratiques sociales dont ils exagéraient le danger, comme par exemple les jeux de rôles, censés promouvoir le satanisme.

Laurent Bouvet s’appuie sur les définitions précédentes de l'insécurité culturelle pour prolonger la réflexion, en particulier sur l’instrumentalisation politique qui va en être faite.

La première n’est que trop bien connue, puisqu’elle prend sa source dans le discours du Front national. «L’importance de plus en plus marquée de l’insécurité culturelle dans le discours du FN [...] lui permet d’élargir et de diversifier encore son électorat» en attrapant une partie des catégories moyennes et supérieures, agrégées aux catégories populaires autochtones, «sur la base d’un combat pour des “valeurs” communes [...] au-delà donc des “intérêts de classe” traditionnels qui les séparent ou les éloignent»: en fait, contre l’islam et ses pratiquants, pour beaucoup des immigrés et leurs descendants. On n'est donc jusque-là pas surpris par cette volonté de division entre catégories de Français, pour reprendre un habituel mot d’ordre de la lutte contre le FN.

L'identification d'une seconde forme d’instrumentalisation, qui vient d’une frange de la gauche radicale envers laquelle l’auteur se montre très critique, est plus nouvelle. Il s’agit de celle qui considère que «parler culture et identité ne serait a priori légitime et admis que pour dire les difficultés des minorités issues de la matrice multiculturelle, et pour mieux leur permettre d’exprimer leurs revendications et leurs droits vis-à-vis de la “majorité”». Minorités qui peuvent être définies par une caractéristique ethnique, religieuse, de genre ou d’orientation sexuelle. A l’inverse, note l’auteur, la préoccupation culturelle-identitaire sera rejetée par cette gauche si elle vient de la «majorité» autochtone, à commencer par ce qui est devenu sa bête noire, les mâles blancs hétérosexuels, y compris quand ils font partie objectivement des classes populaires –ce qui, faut-il le rappeler, reste le cas d’une majorité d’entre eux, bien qu'ils n'en constituent pas l'intégralité. Leur situation pourra être appréhendée par le prisme de la situation économique, mais pas par l’approche culturelle, sinon pour la rejeter comme raciste, xénophobe, misogyne, sexiste ou homophobe.

Un double standard s’applique donc en fonction des caractéristiques des populations. L’insécurité culturelle des minorités est d’ailleurs le levier d’un courant très en vogue dans les milieux universitaires américains et qui commence à peine à faire parler de lui en France, l’intersectionnalité, un concept qui croise les caractéristiques d’individus (genre, origine ethnique, orientation sexuelle, etc.) qui se trouvent à l’intersection de plusieurs formes de discriminations et d’inégalités. Utilisée à des fins politiques, cette grille de lecture, note l’auteur, rend acceptable à gauche des «revendications identitaires et culturalistes de minorités en les assimilant à des luttes sociales menées au nom de l’égalité». Un glissement s’opère alors de la lutte sociale —de classe– classique aux luttes pour la reconnaissance d’un groupe identifié par une des caractéristiques précitées. On assiste, écrit l'auteur, «à l'effacement de l'objectif d'émancipation collective à partir des rapports de force socio-économiques au profit de l'idée d'une émancipation individuelle à partir des opportunités et des droits reconnus à chacun (en fonction, par exemple, de son lieu de vie ou de certains critères de son identité)».

Cette critique du clivage social/sociétal risque de laisser de côté les questions des discriminations ou de les minorer, mais le tout-sociétal poserait bien deux problèmes. D'abord, donc, le délaissement du terrain de la production et de la redistribution, sur lesquels la gauche de gouvernement a déçu et ne montre pas de signe encourageant pour l'avenir. Ensuite, la valorisation des différences risque d’avoir le même effet à l’extrême gauche qu’à l’extrême droite, dans la mesure où une partie de la population s’en trouvera au mieux exclue, au pire verra ses revendications «désignées comme contraires à l'égalité et au progrès social, voire considérées comme réactionnaires». D'insurmontables contradictions sont d'ailleurs apparues lors des controverses sur le genre à l'école, quand les revendications de certaines composantes de la coalition progressiste théorisée par le think tank Terra Nova sur des bases identitaires (autour du féminisme) se sont retrouvées en conflit politique avec d'autres (minorités dans les quartiers populaires, déjà passablement déçues par l'accent mis sur le mariage pour tous).

Les no pasaran de l’insécurité culturelle

L'anthropologue Régis Meyran et le sociologue Valéry Rasplus, coauteurs d’un essai consacré au démontage de cette notion publié en février 2014, Les Pièges de l’identité culturelle, refusent catégoriquement une validité à ce qui est selon eux «non pas une hypothèse ou un concept, mais bel et bien une théorie politique, non établie mais controversée, comme l’est le concept de “panique morale”». La théorie en question serait proche d’un «phénomène de white backlash, cette théorie défendue par des néoconservateurs américains, selon qui certaines populations “autochtones” (“blanches”), en difficulté socio-économique (emploi, scolarité, logement, etc.) imputent la responsabilité de leur situation à la fois aux élites politiques et à des populations “allogènes” (minorités, immigrés) jugées plus privilégiées [...]».

Sur ce point, la gauche est profondément divisée. Une partie de la gauche intellectuelle refuse à l’insécurité culturelle son existence même: l’insécurité culturelle n’existe pas car la culture n’existe pas, ou du moins la manière dont le terme est utilisé est trop floue. C’est la critique contre le culturalisme, l’essentialisme et le différencialisme, autant de -ismes qui reviennent à estimer qu’il ne faut pas réduire des individus à une identité, au risque de se retrouver dans un affrontement identitaire justement entre ces agrégats qui n’auraient pas d’existence réelle et masqueraient la diversité au sein des «communautés».

Les plus remontés à la gauche de la gauche vont jusqu'à assimiler la validation de l'insécurité culturelle à la thèse du grand remplacement popularisée par Renaud Camus. La controverse s’est poursuivie récemment dans les pages du Monde après la publication de L’insécurité culturelle. A l'accusation désormais rituelle de lepénisation de esprits, les mis en cause rétorquent que c’est sur l’évitement et même le déni de ces questions que prospèrent le ressentiment et le vote identitaires.

Pour ceux qui refusent de faire entrer la dimension culturelle-identitaire dans l’équation du vote populaire, l’explication avancée est alors que le malaise économique lié aux transformations du capitalisme est la cause objective unique de ces inquiétudes et qu’elles se reportent, à tort, sur les questions culturelles parce que leurs manifestations sont plus palpables sur le territoire que la financiarisation de l’économie, et que par ailleurs des responsables politiques ont un intérêt électoral à pointer les minorités comme responsables de la situation.

Régis Meyran et Valéry Rasplus voient dans ces explications, portées par des acteurs politiques et des relais médiatiques, «des interprétations douteuses du désarroi populaire. [Elles] situent le problème dans l’érosion de la “culture nationale”, alors que les inquiétudes françaises sont plus logiquement imputables à la montée de la précarité.»

L’historien Nicolas Lebourg, chercheur à l'Observatoire des radicalités politiques (ORAP) de la Fondation Jean Jaurès, qui ne rejette pas l’emploi de l’expression, analyse l’insécurité culturelle comme la conséquence d’une «atomisation»: «tout ce qui faisait lien s’est désagrégé», nous explique-t-il. Et cette perte du sens du commun se traduit sur tous les plans de l’expérience: sur le plan économique avec la précarisation du travail, le chômage de masse et la fin de l’ascension sociale; sur le plan politique avec «la liquidation des grands récits et de l’encadrement des masses par des idéologies structurées»; sur le plan des modes de vie et croyances, plus diversifiés et individualisés; sur le plan politique, avec «la déconstruction de l’histoire nationale au bénéfice de mémoires communautarisées» et la segmentation des citoyens en communautés. C’est dans ce contexte qu’une part de la population adopte «pour représentation sociale une fiction dans laquelle les populations d’origine arabo-musulmane représenteraient quant à elles un corps unifié socialement, culturellement et religieusement».

Une inquiétude à registres multiples

L’insécurité culturelle, poursuit Laurent Bouvet dans son essai, «touche aussi bien les populations migrantes récentes que les populations autochtones en difficulté. De ce point de vue, il n’est pas illégitime de parler d’une insécurité de classe». C’est pourquoi les enquêtes qui mesurent le poids de ces représentations négatives de l’immigration et de l’islam mettent aussi en avant le scepticisme quand aux bienfaits de la mondialisation et de l’ouverture économique, plus fort dans les milieux populaires.

Alain Mergier notait dans son texte que la présence de l’islam n’est pas la seule dimension de l’insécurité sociale, qui se décline sur d’autres registres: les inquiétudes et le ressentiment portent également sur les inégalités entre ceux qui «se gavent», grands patrons et banque, et le reste de la société. A un troisième niveau géographique, c’est la «mondialisation» elle-même, processus tentaculaire et incontrôlable, qui est perçue comme une menace qui pèse sur le destin des individus.

En revanche, Laurent Bouvet adresse un reproche à la gauche, l’«économisme», la tendance à considérer que les tensions identitaires s’évanouiront dès que la situation économique des uns et des autres s’améliorera –si cela doit arriver. Car «le FN n’est pas une simple réaction à la crise économique mais correspond aussi à la crise culturelle», ajoute Nicolas Lebourg, puisque des pays européens à la situation économique plus favorable que la France connaissent aussi l'essor de mouvements d'extrême droite (Allemagne, Autriche) et qu’à l’inverse, «la crise économique est plus forte en Espagne qu’en France mais qu'il n’y a pas d’extrême droite».

Que les analystes embrassent l’expression ou qu’ils la rejettent violemment, un maigre consensus semble en tout cas se dégager autour de l’idée que cette insécurité naît dans un contexte bien particulier, celui d’une crise de repères, d’une impression générale de perdre prise sur son environnement et d’avoir à affronter un avenir incertain, précaire et caractéristique de la «société liquide».

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