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Les mémoires d'Abdou Diouf: souvenirs d'un authentique démocrate

L'ancien président sénégalais signe un livre de mémoires classique, sincère et passionnant, à son image, et en toute fidélité à son maître vénéré, Léopold Sédar Senghor.

Abdou Diouf en 2008. REUTERS/Charles Platiau
Abdou Diouf en 2008. REUTERS/Charles Platiau

Temps de lecture: 8 minutes

Mémoires

d'Abdou Diouf

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Depuis sa défaite à l'élection présidentielle de mars 2000, face à Abdoulaye Wade, Abdou Diouf, devenu en 2003 Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie (jusqu'au 1er janvier dernier), président de la République sénégalaise pendant 19 ans et premier successeur du «père de la nation» (et poète de la «négritude») Léopold Sédar Senghor, est davantage connu comme l'homme politique qui a accepté –et donc permis– l'alternance pacifique, ce qui constitue malheureusement une trop grande rareté sur le continent africain, plutôt que comme le personnage historique qui a poursuivi l’œuvre de son maître et consolidé une démocratie qui, comme dans d'autres régions africaines, reste toujours fragile.

Le livre de Mémoires publié par les éditions du Seuil en octobre dernier vient en grande partie réparer cette injustice relative. A travers les quelques quatre cents pages de cet ouvrage écrit d'une plume alerte, le lecteur peut juger d'un parcours exemplaire, à la fois sur le plan administratif et politique, révélant un des hommes d'Etat qui a sans doute le plus profondément marqué le continent africain dans les dernières décennies du XXe siècle. Référence démocratique, personnage affable et discret, Abdou Diouf a su relever le défi de succéder à Senghor –et non pas, explique-t-il, de remplacer cet intellectuel à vrai dire irremplaçable, disparu en 2001– et de faire jouer un rôle non négligeable, bien que de façon modeste, à son pays dans le concert des nations, à la fois en Afrique et au niveau mondial.

Alors que d'autres chefs d'Etat africains puisent leur légitimité dans leur appartenance à un parti ou à une ethnie, la particularité d'Abdou Diouf –sur laquelle il insiste d'ailleurs assez largement– est de s'être appuyé d'abord sur un parcours de haut fonctionnaire, formé en France, sorti major de sa promotion de l'Ecole nationale de la France d'outre-mer (appelée auparavant «Ecole coloniale») et bientôt nommé par Senghor, à 26 ans (!), gouverneur de la région du Sine-Saloum à Kaolack –l'une des plus importantes du pays– alors que le Sénégal vient tout juste d'accéder à son indépendance, en 1960.

Le parcours d'Abdou Diouf au sommet de l'Etat sénégalais constitue la trame principale, très classique, de ses Mémoires. La rapidité de cet itinéraire de jeune comète tient à la fois à ses compétences qu'à sa proximité, de plus en plus importante, avec Léopold Sédar Senghor qui, intellectuel avant d'être homme d'Etat, tient à s'entourer des meilleurs éléments d'une jeunesse qui compte alors peu de cadres sur lesquels le nouvel Etat sénégalais peut s'appuyer. Devenu brièvement directeur de cabinet du ministre des Affaires étrangères, il intègre très tôt, à 27 ans, la garde rapprochée du président Senghor, en devenant bientôt son Secrétaire général, succédant en 1964 au Français Jean Collin, dont il deviendra un proche et qu'il appellera par la suite auprès de lui, en tant que président de la République.

En 1968, il franchit un pas décisif et prend des fonctions purement politiques en devenant ministre du Plan et de l'Industrie, s'investissant dans le développement économique de son pays, peu doté de ressources naturelles (à l'exception de l'arachide), à la différence des «fleurons» de l'ex-Empire français, notamment la Côte d'Ivoire, contrôlée par Félix Houphouët-Boigny. Déjà, la question de la Casamance, région du sud-ouest du Sénégal, qui se rappellera au bon souvenir de Diouf pendant ses années de présidence, reste sensible, eu égard à ses difficultés économiques, qui contribueront à renforcer un mécontentement s'exprimant à partir de 1982 dans la création d'une force indépendantiste.

C'est en définitive en 1970, à l'âge de 35 ans, qu'Abdou Diouf se fait connaître au-delà du Sénégal en devenant Premier Ministre de Senghor, fonction que ce dernier avait pourtant fait supprimer dans la Constitution (après approbation de la décision par référendum) à la suite de son différend avec son allié, devenu rival, Mamadou Dia, qui occupa la primature de manière éphémère au début de l'indépendance du pays (jusqu'en décembre 1962). Curieusement, alors même qu'il occupa ce poste pendant plus d'une décennie (1970-1981), Abdou Diouf ne consacre pas beaucoup de pages à son action en tant que Premier Ministre, évoquant davantage la stature du président Senghor et sa volonté de s'appuyer sur des forces politiques plurielles, phénomène alors encore trop rare sur le continent africain. Abdou Diouf revient ainsi sur la volonté affichée par Senghor, à partir de 1974, de passer progressivement «du monolithisme au pluripartisme»[...], afin d'éviter au pays les excès auxquels le passage trop rapide d'un stade à l'autre pouvait conduire […], [en] commenç[ant] par limiter les partis politiques à trois courants […]: libéral et démocratique, socialiste et démocratique, communiste ou marxiste».

Bien que limitée, cette période d'ouverture politique et de démocratisation ouvra la voie à un passage de témoin de la part de Senghor vers la jeune génération et, en particulier, à Abdou Diouf, considéré alors majoritairement par l'opinion sénégalaise comme le «fils spirituel» et, à tout le moins, le successeur naturel du premier président du jeune Etat post-colonial.

C'est ainsi que, dans un geste rare, si on compare le Sénégal aux autres jeunes Etats africains magnifiquement dépeints par René Dumont dans L'Afrique noire est mal partie (Seuil, 1962), le président Senghor a cédé le pouvoir à son «dauphin» Abdou Diouf le 1er janvier 1981, considérant que son âge et son manque d'énergie ne lui permettaient plus de conduire efficacement l'action à la tête de son pays. Après une «présidence constitutionnelle» –la loi fondamentale sénégalaise prévoyant que l'intérim du président revient au Premier Ministre– de deux années, durant laquelle il prend la décision courageuse d'élargir le multipartisme au-delà de trois à quatre partis, en ne fixant aucun quota, Abdou Diouf est élu pour la première fois président de la République sénégalaise en 1983 (avec plus de 83%) en tant que candidat socialiste.

A partir de cette étape, les Mémoires d'Abdou Diouf se concentrent presque exclusivement sur l'exercice de ses fonctions présidentielles, alors que les précédents chapitres accordaient une large place aux acteurs politiques gravitant autour de Senghor. Diouf laisse notamment une grande place dans son livre à deux personnages importants de son entourage, également proches de Senghor avant 1981: Jean Collin et Habib Thiam. Ce dernier, condisciple d'Abdou Diouf à l'Ecole nationale de la France d'outre-mer, et de deux ans son aîné, est au cœur de plusieurs passages importants des Mémoires et l'on comprend à quel point, d'ailleurs au même titre que Collin, il a été proche puis éloigné de Diouf –avant de devenir son Premier Ministre dans les années 1990– et a, sans aucun doute, pesé dans les choix et les décisions prises par le président.

Il est d'ailleurs intéressant, à ce stade, de qualifier le style de Diouf lorsqu'il évoque ses souvenirs: très sobre, voire laconique, non sans s'autoriser parfois des envolées lyriques et des citations wolof, il témoigne d'une profonde humanité et laisse beaucoup de place à la description des caractères de ses proches et amis, tout en restant très pudique sur ses propres sentiments. Réputé pour sa très grande courtoisie, sa ponctualité et son calme olympien, Abdou Diouf n'est pas un homme politique qui se plaît à «régler ses comptes» en public et encore moins de manière rétrospective. La citation qu'il a choisi d'inscrire en exergue de son texte –«la sagesse recommande de ne pas dire tout ce que l'on sait», selon l'adage wolof– illustre d'ailleurs le sentiment du lecteur lorsqu'il referme l'ouvrage: celui d'avoir appris sans doute beaucoup sur la noblesse de la politique lorsqu'elle est dirigée par un homme d'Etat se définissant lui-même comme étant «au-dessus de la mêlée» –c'est moins par vanité que par horreur des appareils partisans que Diouf s'exprime ainsi dans ses Mémoires– mais sans avoir, en effet, tout appris de la petitesse des intrigues propres à tout pouvoir. A vrai dire, il est évident que celles-ci importent peu dans les souvenirs d'Abdou Diouf qui, s'il ne cache pas ses déceptions –notamment la fin du parcours de Jean Collin, sur laquelle il insiste d'ailleurs assez peu, mais dont on comprend qu'elle correspond à une forme de déloyauté–, préfère croire en la nature humaine.

Certains lecteurs, avides de révélations fracassantes et de détails croustillants du pouvoir –qui, à n'en pas douter, en regorge–, pourraient d'ailleurs de bonne foi en rester sur leur faim, tant les Mémoires de Diouf cherchent à épouser une forme de classicisme –voire de pureté– propre à ce difficile exercice de style, qui ne sourit d'ailleurs pas à tous les hommes d'Etat qui s'y essaient, ou qui s'y risquent. En effet, cette forme d'épure d'écriture et ce ton laconique ne satisferont pas ce type de lecteurs «modernes», pour le dire en un mot quelque peu galvaudé, mais siéra sans aucun doute à «l'honnête homme», au sens dix-huitiémiste du terme, à vrai dire bien incarné par la figure d'Abdou Diouf lui-même qui, s'il reste et restera peut-être dans l'ombre de son maître vénéré Senghor, sait également exprimer une finesse d'esprit et une humanité trop rares dans la vie politique actuelle, à la fois en Afrique et dans le monde.

Cependant, pour tout dire, les Mémoires de Diouf ne sont pas sans présenter quelques révélations –qui n'ont d'ailleurs pas tardé à se répandre dans les médias–, en particulier lorsqu'il évoque l'insistance avec laquelle le «Guide» Mouammar Kadhafi a voulu épouser à plusieurs reprises l'une de ses filles, à tel point qu'il a dû demander aux autorités des Etats-Unis d'Amérique, où celle-ci suivait ses études, de la protéger d'un complot qu'ourdissait le chef d'Etat libyen afin de la kidnapper. D'autres passages évoquent également la rivalité qui existait entre Senghor et Houphouët, personnages en tout point opposés et ce, avant même l'accession de leurs pays à l'indépendance, alors qu'ils occupaient déjà des fonctions importantes dans le cadre de l'Union française puis de l'éphémère Communauté.

Comment ne pas parler, à la fin de ce compte-rendu forcément trop rapide, des dernières pages qu'Abdou Diouf consacre à l'alternance de l'an 2000? Abdoulaye Wade, dont il est question de manière assez régulière dans l'ouvrage, n'est, il faut le dire, guère égratigné par l'auteur –à peine exprime-t-il au détour d'une phrase le soulagement qu'il ait été, lui aussi, confirmant l'exemplarité démocratique sénégalaise, battu en 2012 par l'actuel président socialiste Macky Sall. Non sans une certaine emphase, un passage entier du livre est consacré à l'introspection d'Abdou Diouf peu après l'officialisation des résultats du second tour du 19 mars 2000. Il confesse que c'est en conscience et en paix avec lui-même qu'il décide alors de reconnaître sa défaite, malgré les doutes qu'il peut tout de même exprimer sur la régularité de certaines pratiques électorales –dont il n'avait par ailleurs pas parlé concernant ses trois succès présidentiels (1983, 1988, 1993)...–, et de tout faire pour faciliter l'alternance et le passage de relais entre un Parti socialiste, qui n'avait connu que le pouvoir depuis l'indépendance, et un Parti démocratique sénégalais (PDS), d'inspiration libérale, parvenu désormais légalement au faîte de l'Etat sénégalais.

Le lecteur sent tout de même poindre une once d'amertume lorsqu'Abdou Diouf avoue avoir anticipé sa défaite, après la victoire étriquée des élections législatives de 1998, considérant, de manière surprenante (mais sans aucun doute honnête) pour un homme politique, que «les Sénégalais ont encore en mémoire mon peu de combativité vers la fin car j'avais senti que le peuple voulait l'alternance […] [n'étant] pas un homme à m’accrocher à un pouvoir que j'ai perdu par les urnes».

Les dernières pages apparaissent ainsi comme un testament politique mais aussi une ouverture vers l'avenir. Prenant soin, de manière sans doute un peu trop forcée, de témoigner de sa volonté de toujours renforcer la liberté d'expression –selon son propre aveu, il n'a jamais attaqué ni tenté de limiter la presse, fût-elle d'opposition–, Abdou Diouf recherche une fidélité totale avec l'héritage de Senghor lorsqu'il défend également son action en matière culturelle, en particulier dans le cadre d'une réelle décentralisation et démocratisation de l'accès à cette richesse tant vantée par son prédécesseur, le «poète-président».

La suite de ces Mémoires sera constituée par l'écriture et la publication future d'un deuxième tome en gestation –selon le terme d'Abdou Diouf– au sujet de son action en tant que Secrétaire général de l'Organisation internationale de la Francophonie (2003-2014), encore et toujours dans les pas de Senghor.

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