Société

Les chevaliers, des hommes politiques?

Comment la nature profonde du pouvoir change-t-elle soudainement au XIIe siècle?

<a href="http://commons.wikimedia.org/wiki/File:MET_Armures.jpg?uselang=fr">Galerie des armes et armures, Metropolitan Museum of Art</a> / Urban via <a href="http://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.5/deed.fr">WikimediaCC</a>
Galerie des armes et armures, Metropolitan Museum of Art / Urban via WikimediaCC

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La Crise du XIIe siècle: pouvoir et seigneurie à l'aube du gouvernement européen

de Thomas N. Bisson

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Pour tous les médiévistes, le titre du dernier ouvrage de Thomas Bisson sonne comme une provocation: il reprend en effet, en le détournant, le concept de «renaissance du XIIe siècle», inventé par Charles Haskins. Traditionnellement en effet, le XIIe siècle est un temps d’essor, à la fois économique, démographique et politique, marqué par les premières cathédrales, les grands défrichements et les croisades. Le terme de «crise», dès lors, surprend. Thomas Bisson, spécialiste de la Catalogne médiévale, livre ici un essai extrêmement dense sur le pouvoir et ses transformations entre le Xe et le XIIIe siècle.

La thèse de l’ouvrage est simple, mais forte: l’effondrement de l’empire carolingien mènerait à la multiplication des seigneurs et des seigneuries, nouveau type de pouvoir fondé sur la violence, celle des châteaux, des chevaliers, des chevauchées. L’ordre public vole en éclats, «devint illusoire», et la notion même de «public» perd sa réalité, même si elle reste un idéal. Contre ces violences et ces pouvoirs, à la fin du XIIe siècle, sous l’impulsion des «seigneurs-rois» (France, Angleterre, Allemagne) et du «seigneur-pape», se développent des pouvoirs qui vont s’opposer à ces seigneuries. 

Ces nouveaux pouvoirs ne se définissent plus seulement par leur capacité de contraindre et de dominer, mais par leur souci de gérer la sphère publique. C’est ce que Thomas Bisson appelle des «pouvoirs à objectifs sociaux»: défendre l’ordre, protéger les faibles, bref, comme le jurent les juges de Bruges en 1127, «travailler dans l’intérêt commun du pays». Cette nouvelle dimension du pouvoir entraîne le développement de nouveaux outils: les comptes, les archives, les listes, les inventaires. L’une des grandes forces de l’ouvrage, c’est de montrer que tous ces outils sont moins techniques que conceptuels: ils donnent naissance aux motifs de la «responsabilité», du service, de la compétence, de l’expertise. 

Les pages où l’auteur réfléchit sur la progression du savoir et du savoir-faire, sur la valorisation de la compétence et de l’expérience, sont sans aucun doute les meilleures du livre. Les nobles et les chevaliers perdent peu à peu de leur importance: les grands hommes de cette évolution sont Ramon de Caldes, chanoine barcelonais, ou Richard fitz Nigel, évêque de Londres et trésorier de l’échiquier. Un nouveau discours émerge, qui insiste sur le calcul, la rationalité, l’utilité publique, qui place au cœur des qualités non plus le courage et la largesse mais la compétence, la prudence, la persuasion. Les hommes de cour, servant le roi ou le pape, jouent sur les mots praesse (dominer) et prodesse (être utile): le service public se démarque d’une domination seigneuriale identifiée à la tyrannie. 

Pourquoi cette évolution soudaine et «brutale»? Avant tout pour financer de grands projets publics, notamment la croisade: c’est le développement de la taxation publique qui ébranla les seigneuries et favorisa ces innovations. Ces révolutions conceptuelles et administratives modifient en profondeur la nature du pouvoir, d’où le sous-titre de l’ouvrage: de la crise de la seigneurie sort le «gouvernement européen», c'est-à-dire cette idée qu’un ensemble d’officiels gèrent les affaires publiques au mieux de leurs compétences, pour servir l’ensemble de la population.

Plus qu’un livre de synthèse sur l’histoire de cette époque –même si les deux premières parties de l’ouvrage la retracent à grands traits– le livre de Thomas Bisson est donc «un essai sur l’histoire du pouvoir humain [... qui] peut aussi se lire comme une réflexion sur les origines sociales et culturelles du gouvernement en Europe». L’idée d’une naissance du gouvernement est originale, et assez féconde ici. Thomas Bisson, retrouvant d’anciens travaux, sait en particulier montrer que l’enjeu est de décrypter des «cultures du pouvoir». La seigneurie serait ainsi «culturellement distincte» du gouvernement. Largement appuyé sur les concepts de Weber, l’auteur soutient en fait que le «pouvoir» n’est pas toujours la même chose que le «gouvernement»: quand le pouvoir décide de gérer les choses, il devient politique; avant, il n’est que puissance, et donc que violence, toujours proche de la tyrannie. Lorsqu’il n’est que violence, le pouvoir n’est qu’éprouvé: les sujets ne sont pas des gouvernés, les dirigeants ne sont pas des gouvernants. «La seigneurie était par nature non politique» écrit ainsi l’auteur. Ce à quoi on assiste, avec cette crise du XIIe siècle qui s’apparente à une crise de croissance, c’est donc à une «politisation du pouvoir», venue du conflit entre la violence du pouvoir seigneurial et les attentes des sujets.

La thèse est intéressante, et la question qui la sous-tend est importante: que sait-on vraiment de la façon dont les populations médiévales pensaient le pouvoir et se représentaient les missions de leurs dirigeants? Malheureusement, l’ouvrage de Thomas Bisson pêche par plusieurs points importants. D’abord, par son style: c’est très dense, souvent confus, toujours abscons. Même en connaissant bien la période, et donc a fortiori lorsqu’on n’a pas de connaissances préalables, on se perd souvent dans les listes de noms et dans les accumulations d’exemples. De plus, l’auteur ne définit aucune notion, alors même que certaines sont centrales: ainsi du «pouvoir», du «gouvernement», de la «violence» elle-même, dont on ne trouvera aucune définition claire et opératoire. Celle-ci va donc désigner, tour à tour et parfois en même temps, la violence physique, la violence économique, la violence symbolique, voire la frappe de fausse monnaie... Faute d’être très clair dès le début du livre sur ces notions, l’auteur reste souvent flou. Les références philosophiques auraient également dû être mieux présentées, et mieux utilisées: il n’y a ainsi que peu d’intérêt à affirmer que la domination de la comtesse Mathilde de Toscane, à la fin du XIe siècle, est «charismatique», si ce n’est pas pour questionner ce concept. Dans un essai récent et stimulant, Jacques Dalarun a au contraire montré tout l’usage que le médiéviste pouvait faire de références philosophiques soigneusement travaillées (en l’occurrence, Michel Foucault) pour penser les expériences politiques médiévales. Enfin, l’auteur pose souvent des questions très étranges, qui ne peuvent que faire tiquer l’historien: quel sens y a-t-il ainsi à se demander si les seigneuries du XIe siècle «fonctionnaient»? À s’interroger sur les endroits où la domination de cette seigneurie prédatrice était «la pire»? Ou encore, à affirmer que certaines de ces seigneuries sont, par le degré de violence dont elles font preuve, «inhumaines»? Ici, on frôle soit le jugement de valeur, qui n’a pas sa place dans la démarche d’établissement des faits et d’interprétation, soit le non-sens, puisque la seigneurie est évidemment une création sociale et donc humaine...

Deuxième défaut, qui soulève cette fois une considérable question sur le fond: toute sa démonstration repose sur l’idée d’une «révolution féodale». L’ordre public carolingien s’effondrerait brutalement au Xe siècle, pour laisser la place à une époque de la «dislocation», de «l’émiettement», d’une violence extrêmement dure qui s’abattrait sur tout le monde. L’auteur va même jusqu’à proposer une carte de ce phénomène. Or cette théorie, hier dominante en histoire médiévale, est aujourd’hui très largement remise en question: après les sévères critiques portées par Dominique Barthélémy[1], Florian Mazel a pu proposer une synthèse brillante appelant à dépasser ce faux schéma. Thomas Bisson connaît évidemment ces travaux, mais il maintient sa position: «Je maintiens que les preuves de changements perturbateurs à partir de 970 et jusqu’en 1030 sont irréfutables». Du coup, l’auteur retombe dans les vieux travers de ce mythe historiographique: il croit à l’émergence d’une nouvelle classe de chevaliers, des «soldats de fortune» qui se mettent au service des nobles; il surestime grandement l’ordre public carolingien, et en conséquence, il sous-estime l’ordre de la société féodale. 

Thomas Bisson commet en fait une pétition de principe: supposant que «le gouvernement apparut en réaction à la violence», il exagère cette violence pour expliquer la naissance du gouvernement. L’auteur en vient à proposer une vision souvent caricaturale des XI et XIIe siècles: «Barcelone fumait pour ainsi dire encore, dans les années 1060, des violences de la révolution féodale»; seules certaines régions surent éviter «l’anarchie absolue». Anarchie? Dominique Barthélémy a bien montré au contraire que la violence de la domination seigneuriale, indéniable, n’en était pas moins normée, socialisée, donnant naissance à un «ordre seigneurial» et pas à une anarchie féodale. À l’inverse, ici, la seigneurie n’est qualifiée que négativement: elle est prédatrice, exploiteuse, dominatrice, perturbatrice, violente, instable... Dire que la seigneurie n’était pas politique n’est juste que si l’on tord le mot même de politique pour le faire correspondre étroitement avec l’idée d’un service des plus compétents pour tous – et encore, car les chevaliers du XIe siècle n’ont jamais cessé d’affirmer, au moins dans leurs discours, qu’ils avaient à cœur les intérêts du peuple. Au final, même si l’auteur s’en défend, on retombe sur le vieux schéma, bien poussiéreux maintenant, d’un État moderne qui se fait «contre la féodalité», en tenant de «réprimer la violence» des seigneurs et des chevaliers. Et, bien sûr, on retrouve en arrière-plan l’idée wébérienne d’un État s’arrogeant le monopole de la violence légitime, idée qui est en fait, sans être jamais exprimée, l’un des étais de cet ouvrage. 

L’ouvrage de Thomas Bisson reste stimulant, même si les défauts de style évoqués plus haut le rendent très difficile à lire, encore plus à utiliser. Il force à penser les évolutions du pouvoir, et la façon dont on a pu construire au Moyen Âge des notions, des outils et des valeurs qui sont encore aujourd’hui au cœur de notre vision de la politique et du pouvoir. Mais en retombant dans le schéma de la révolution féodale et en faisant reposer sa démonstration sur la violence des chevaliers, il en livre en définitive une vision trop manichéenne.

1 — Dominique Barthélémy, «La Mutation féodale a-t-elle eu lieu? (note critique)», Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 1992, 47ème année, n° 3, p. 767-777. Retourner à l'article

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