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Pourquoi les livres ont-ils des pages numérotées? Et est-ce encore utile?

L'imprimerie a révolutionné la lecture, le numérique est aussi en train de le faire.

<a href="https://flic.kr/p/7AQzZu">Yellowed pages</a> / Horia Varlan via FlickrCC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a> / modifié par Slate.fr
Yellowed pages / Horia Varlan via FlickrCC License by / modifié par Slate.fr

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Ouvrez n’importe quel livre occidental et vous constaterez que l’une des premières pages de droite arbore le titre, le nom de l’auteur et le nom de l’éditeur, et parfois le lieu et la date de publication de l’ouvrage.

Il n’en a pas toujours été ainsi.

De la page blanche à la table des matières

Regardez des manuscrits datant de l’époque antérieure à l’imprimerie et vous verrez que les raffinements comme le titre ou le nom de l’auteur n’apparaissent nulle part (la question de l’éditeur ne se posant naturellement pas). La production de parchemin nécessitait énormément de travail et il n’était pas question de gaspiller ces précieux feuillets. Le texte débutait sur la première page, toujours du côté droit. Si vous vouliez savoir de quoi parlait le livre, il fallait le lire.

L’avènement de l’imprimerie (et l’utilisation de plus en plus répandue du papier, moins cher que la peau d’animal) donna naissance à une idée nouvelle.

Comme cette première page de texte avait tendance à se salir, les imprimeurs introduisirent une feuille en plus pour qu’elle reste propre. Mais pourquoi gaspiller du papier? A la fin des années 1470, les imprimeurs avaient commencé à placer des informations utiles comme le titre, le nom de l’auteur et celui de l’éditeur, sur la nouvelle première page, le recto (l’arrière –ou verso–trouverait à terme une utilité lui aussi). A la fin du XVe siècle, presque tous les livres imprimés avaient des pages de titre.

Autre outil permettant de s’orienter dans un texte: la table des matières. Les premières semblent remonter à Pline l’Ancien, dont la formidable Naturalis Historia (Histoire naturelle) parut peu de temps avant sa mort en 79. La table des matières de Pline contenait de courtes descriptions des sujets abordés dans chacun des 37 «livres» (c’est-à-dire sections) qui suivaient, coutume qui persista dans les tables des matières occidentales jusqu’au XIXe siècle.

Pour profiter de cette liste, il te faut d’abord apprendre l’alphabet, c’est-à-dire, l’ordre des lettres telles qu’elles se présentent, avec (b) près du début, (n) à peu près au milieu et (t) vers la fin.

Le premier dictionnaire anglais

Un des mes exemples préférés figure dans The First Part of the Elementarie Vvhich Entreateth Chefelie of the Right Writing of Our English Tung [Première partie des rudiments qui entretiennent principalement de la bonne écriture de notre langue anglaise] de Richard Mulcaster –en d’autres termes, une grammaire anglaise– publiée à Londres en 1582. Les titres de chapitres comprennent (cette fois en anglais moderne) «That this five branched Elementarie is warranted by general authority of all the greatest writers and the best commonweals» [Que ces rudiments en cinq parties sont garantis par l’autorité générale de tous les plus grands auteurs et pour le plus grand bien commun] et «That this Elementarie seasons the young minds with the very best and sweetest liquor» [Que ces rudiments abreuvent les jeunes esprits avec les liqueurs les meilleures et les plus douces].

Et qu’en est-il des index, moyen souvent bien plus rapide de trouver ce que l’on cherche? Ils ne sont pas apparus sous une forme qui nous serait familière avant le développement de l’imprimerie. Notamment parce qu’avant le passage des rouleaux aux manuscrits, la nature continue du livre offrait peu de points de repère auxquels se référer.

Il fallait en outre un outil organisationnel pour les agencer. Il semble que l’ordre alphabétique ait été inventé au troisième siècle avant Jésus-Christ, probablement à Alexandrie par Callimaque de Cyrène, pour classer les ouvrages de la Grande bibliothèque (dont on estime qu’elle contenait plus d’un demi-million de rouleaux). Cependant, cette technique n’atteignit pas l’Europe occidentale avant plusieurs siècles. En 1604, Robert Cawdrey ressentait encore le besoin de conseiller les lecteurs de sa Table Alphabeticall, le premier dictionnaire anglais, que:

to profit by this Table (...) then thou must learne the Alphabet, to wit, the order of the letters as they stand, (...) as (b) neere the beginning, (n) about the middest, and (t) toward the end.

[Pour profiter de cette liste (...) il te faut d’abord apprendre l’alphabet, c’est-à-dire, l’ordre des lettres telles qu’elles se présentent, (...) avec (b) près du début, (n) à peu près au milieu et (t) vers la fin.]

Mais la troisième raison expliquant l’absence des index était l’absence généralisée de numéros de pages: même avec un index classé par ordre alphabétique, à quoi aurait-il bien pu renvoyer?

Numéroter a d'abord aidé ceux qui faisaient les livres

La numérotation des pages naquit non pas en tant qu’outil pour les lecteurs mais que guide à l’usage de ceux qui produisaient physiquement des livres.

Dans des manuscrits latins copiés dans les îles britanniques à une époque aussi reculée que le VIIIe ou IXe siècle, la numérotation était parfois utilisée pour s’assurer que les feuilles de parchemin seraient collées dans le bon ordre. Dans certains cas, les chiffres apparaissaient à la fois au recto et au verso, mais d’autres fois un seul côté de la page était numéroté. La numérotation était fort peu usitée. On a estimé que vers 1450 –juste avant la naissance de l’imprimerie en Occident– moins de 10% des livres manuscrits contenaient une pagination.

Cinquante ans plus tard, la proportion des ouvrages paginés, imprimés désormais, était bien plus élevée. Ce changement reflétait notamment le nouveau rôle des numéros de pages. Plutôt que de n’être réduits qu’à la fonction d’outils permettant de compiler les feuilles dans le bon ordre, dans les années 1510, les savants commencèrent à s’en servir à l’intérieur de leurs propres textes pour se référer aux pages d’autres volumes imprimés.

Depuis le début du XVIe siècle, les lecteurs se fient aux numéros de pages pour se retrouver dans les livres. Mais avec la progression des technologies numériques, l’attrait de l’accès aléatoire au contenu pourrait finir par avoir raison de la pagination.

Et aujourd'hui?

Il y a une dizaine d’années, j’ai commencé à remarquer un changement dans l’attitude de mes étudiants vis-à-vis des numéros de page: la plupart n’en inséraient plus dans leurs devoirs, quelles que soient les requêtes explicites ou les menaces dont je pouvais les accabler. Oui, je savais que les numéros de page ne sont pas insérés par défaut dans Microsoft Word. Mais mes étudiants s’y connaissaient plutôt bien en traitement de texte. Alors que se passait-il?

Tout comme l’apparition de l’imprimerie au milieu du XVe siècle changea les habitudes de lecture, le concept de lecture est peut-être en train d’être redéfini

 

Voici ce que j’ai déduit.

Etant donné que l’expérience de lecture des étudiants se résume principalement à des écrans, numéroter les pages de documents numériques (dans ce cas, le devoir que je leur avais demandé de rédiger) leur semblait dépourvu du moindre intérêt. Lorsqu’on lit un journal sur Internet, il n’y a pas de numéro de page, et les journaux sont bien plus lus en ligne qu’en version papier –surtout dans cette tranche d’âge.

Les documents propres à Internet sont dans leur grande majorité dépourvus de pagination, et les numéros de page sur les liseuses n’ont aucun rapport avec leurs homologues imprimés.

Vu que les devoirs en question ont été créés sur ordinateur –et parfois soumis sous forme électronique– si moi, le lecteur, je veux retrouver un mot ou un passage dans les textes de mes étudiants, je n’ai qu’à utiliser la fonction «rechercher» et non revenir à la convention apparemment archaïque de la pagination (en tout cas il semblerait que ce soit ce que la logique impose).

Tout comme l’apparition de l’imprimerie au milieu du XVe siècle changea les habitudes de lecture, le concept de lecture est peut-être en train d’être redéfini et de passer d’une activité linéaire (continue) à un processus à accès aléatoire (ce que j’appelle la lecture en maraude) maintenant que la fonction rechercher nous permet de naviguer dans nos lectures sur écran.

Enfin, une confession.

Dans ma propre expérience professionnelle d’écriture, je suis régulièrement confronté à un dilemme: dois-je dépenser l’énergie nécessaire à retrouver le folio original des articles de journaux et de magazines, imprimés à l’origine, auxquels j’ai accédé en ligne (la plupart des sites Internet n’indiquant pas la pagination) ou lâcher l’affaire? C’est généralement cette dernière approche que j’adopte. Ma justification: à l’ère d’Internet, les conventions bibliographiques ont changé.

Adapté de Words Onscreen: The Fate of Reading in a Digital World par Naomi S. Baron avec l’autorisation d’Oxford University Press. Copyright © 2015 Naomi S. Baron. 

 

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