Athènes (Grèce)
Il y a des gestes, des hommes, qui rythment le pouls d’une ville depuis des décennies. Comme du papier à musique. Le boulanger français qui façonne sa pâte à pain dans le silence de la nuit, le pêcheur irlandais étendant ses filets après avoir affronté la mer, les soldats britanniques prenant quotidiennement la relève devant Buckingham Palace. Athènes a Vasilis Dimitrious et ses pinceaux. Depuis 63 ans, ce papy athénien s’attelle à confectionner des oeuvres originales: à 78 ans, il est (à sa connaissance) le dernier peintre d’affiches de cinéma du vieux continent.
«Les gens sont très intéressés par son art. Certains clients découvrent les deux films à l’affiche au moment où M. Vasilis accroche son oeuvre. On essaye de le soutenir car maintenant, tout est digital. C’est important pour nous d’avoir cette fenêtre en dehors du monde virtuel», explique Kostas Giannopoulos, l’un des patrons du cinéma Athinaion, en nous conduisant jusqu’à chez Vasilis Dimitrious, dans le nord-est de la capitale hellénique.
Cela fait désormais vingt ans que l’artiste grec peint chaque semaine deux affiches de cinéma pour l’établissement familial, situé sur un emplacement de choix, sur une avenue bondée conduisant à la place Syndagma, la plus célèbre du pays.
Tous les mercredis soirs à la même heure, pour le plus grand bonheur des cinéphiles et des badauds, papy Vasilis se rend devant le cinéma pour y accrocher son double tableau de 13 mètres sur 2,2. «Il a commencé par travailler avec mon père. Je le connais depuis que je suis enfant. On le considère comme un membre de la famille», répète Kostas.

Des pots de peinture dans l'atelier de Vasilis Dimitrious (Jacques Besnard).
En arrivant au domicile de Vasilis Dimitrious, on constate que les bons sentiments sont réciproques. «Kostas est un garçon bien», nous assure-t-il, le pouce levé, coiffé d'un béret et vêtu d'un gilet, en ouvrant la porte de son atelier. Dès l’entrée, sur la droite, des poudres de peintures colorées attirent l’oeil. Ce sont elles que l’artiste mélange à de l’eau bouillante. Une mixture à laquelle il rajoute de la colle pour obtenir sa peinture.
«C’est ce qui fait que le papier colle au panneau en bois et résiste au vent et aux intempéries», précise le peintre. «Il faut juste mettre les bonnes proportions à l’instinct.» Pas de recette miracle, mais un savoir-faire peaufiné depuis des décennies.
Sept ans d’apprentissage
Dès l’école primaire, Vasilis Dimitrious a commencé à griffonner dans son coin. Un jour, son professeur lui demande de garder la classe pendant la récréation pour le calmer. Enfant turbulent, il profite alors de la pause pour croquer sur le tableau noir la scène d’une poésie étudiée:
«Lorsque le professeur est rentré et que la classe a repris, il a demandé qui avait dessiné sur le tableau. J’ai alors levé la main. Il m’a mis une gifle, pensant que je mentais. Vu que j’insistais, il a effacé mon dessin puis m’a demandé de recommencer. Je l’ai refait en pleurant. Il m’a cru et tout le monde a vu que je savais dessiner.»
Une affiche d'Alice au pays des merveilles réalisée par Vasilis Dimitrious.
Quelques années plus tard, à 15 ans, la belle histoire entre Vasilis et le septième art commence. La faute, encore, à une bêtise…
«Ils ont ouvert un cinéma à Kypseli [un quartier d'Athènes, ndlr]. Avec d’autres enfants, on essayait de grimper aux arbres pour regarder les films. Quand le portier a essayé de nous attraper, au lieu de sauter à l’extérieur, j’ai atterri à l’intérieur et ils m’ont attrapé. Après m’avoir sermonné, le patron du cinéma m’a expliqué que je pouvais gagner de l’argent et voir des films en travaillant pour eux. J’y suis allé.»
Homme à tout faire, il est un jour surpris par son patron en train d’essayer de reproduire le portrait d’un acteur sur un flyer:
«Il a vraiment aimé. A l’époque, il y avait une quinzaine de peintres rien qu’à Athènes. Tous les cinémas en employaient. Il m’a conseillé d’apprendre le métier.»
Grâce à son chef, il fait la connaissance d’un artiste tchèque qui devient son mentor pendant sept ans, lui enseignant toutes les clés du métier jusqu’à ses 22 ans, âge où il prend son envol.
Clint Eastwood, Penelope Cruz…
Vasilis Dimitrious dans son atelier (Jacques Besnard).
Dans la pièce d’à côté, la principale, les enceintes d’un transistor crachent de vieilles chansons grecques. C’est ici que Vasilis Dimitrious travaille. La mur de la pièce fait d’ailleurs à peu de choses près la même taille que ses affiches de cinéma: 6 mètres 50 de largeur sur 2,2 mètres de hauteur. Exception à la règle: Titanic, qui prenait l’entièreté de la façade en raison de son succès.
Leonardo DiCaprio et Kate Winslet ne sont bien évidemment pas les seules stars hollywoodiennes à être passé entre les mains du peintre grec: Humphrey Bogart, Marlon Brando, James Dean, Tom Hanks, John Travolta, Johnny Depp, pour ne citer qu’eux... «Je crois que je les ai tous faits», plaisante-il, attablé dans son atelier. Avec une petite préférence pour Penelope Cruz, comme en témoigne, au-dessus de sa tête, l’affiche de Volver. «C’est la seule femme que je peux regarder sans que mon épouse soit jalouse…»
Son talent a d’ailleurs traversé l’Atlantique, jusqu’aux oreilles et aux pupilles de Clint Eastwood, qui lui a commandé un portrait. «Durant les J.O d’Athènes, en 2004, un de ses amis est venu me voir pour une peinture. Apparemment, il connaissait mon travail. Il est reparti avec mon oeuvre mais je n’ai jamais eu de nouvelles du réalisateur américain.»
Qui pour reprendre le pinceau?
Bien que Vasilis Dimitrious suscite l’enthousiasme auprès de certains jeunes, personne n’est pour le moment susceptible de reprendre son flambeau. Des jeunes artistes sont ainsi venus découvrir son savoir-faire mais n’ont pas persévéré. Avec son décès, c’est donc tout un art qui partirait en fumée…
«Avant, nous étions nombreux en Grèce, en Espagne, en Italie notamment. Les peintres d’affiches de cinéma vont disparaître en Europe. Il y en a peut-être encore aujourd’hui en Inde, mais c’est tout. C’est triste, c’est dur d’imaginer cela, mais c’est improbable que quelqu’un prenne ma suite.»
Une affiche de Gainsbourg, vie héroïque réalisée par Vasilis Dimitrious.
D’autant que la peinture d’affiches de cinéma n’est apparemment pas si simple à maîtriser. Pour preuve, cette anecdote narrée par Kostas:
«Pour la sortie d’un film grec, le directeur d’une école d’art a voulu que des étudiants réalisent l’affiche dans le cadre de leurs études. Ils n’en ont pas été capables… C’est beaucoup de travail. Quand tu ne l’as jamais fait, c’est très compliqué. Deux jours avant, on a été obligé d’appeler Vasilis en panique pour qu’il fasse le tableau.»

Une affiche de Pirate des Caraïbes réalisée par Vasilis Dimitrious.
Le peintre grec a l’habitude de l’urgence. On l’a souvent contacté à la dernière minute pour pondre une oeuvre rapidement en remplacement d’un film plongé dans les limbes du box-office. Pourtant, à 78 ans, il est plus lent qu’avant, bien évidemment, et met désormais deux jours au lieu d’un pour réaliser une toile. Tout comme il sollicite l’aide de sa famille, d’amis ou du personnel du cinéma pour accrocher son affiche. Souffrant de la maladie de Parkinson, il n’entend pas pour le moment s’arrêter. «Quand il peint, il ressent moins de symptômes, ça l’aide à se concentrer», nous avait ainsi prévenu Kostas dans la voiture.
La raison est aussi financière. Avec 258 euros de retraite par mois, il ne pourrait pas joindre les deux bouts sans son art. Mais l’essentiel est ailleurs. Longtemps boxeur (il a coaché jusqu’à ses 67 ans), Vasilis a dû raccrocher les gants mais n’a jamais été capable d’en faire de même avec ses pinceaux:
«Cet art, c’est ma vie. Cela n’a jamais effleuré l’esprit. Il n’y a que la mort qui m’arrêtera. Ce sera alors la décision de Dieu.»