France

Procès du Carlton: le meilleur allié des violences sexuelles, c'est la pudibonderie

Comment statuer sur des choses qu'on ne nomme pas? Une tribune de Peggy Sastre.

Dominique Strauss-Kahn à Lille, le 17 février 2015, REUTERS/Pascal Rossignol
Dominique Strauss-Kahn à Lille, le 17 février 2015, REUTERS/Pascal Rossignol

Temps de lecture: 4 minutes

C'est une petite musique qui commence à faire son petit bonhomme de chemin vers nos petites oreilles: lors du procès du Carlton, on en a fait trop niveau «déballage» sexuel. Ça en est dévenu gênant, écœurant, complaisantvulgaire. Vraiment, beurk, on n'était pas «là pour ça».

Il s'agit même d'un des arguments sur lequel insiste son principal et plus célèbre prévenu, Dominique Strauss-Kahn –voyez-vous, le monsieur en a assez, il s'agace, que l'on jette ainsi en pâture ses comportements et ses préférences qui, au fond, ne regardent que lui et ses partenaires de fête.

Comment ne pas voir l'énième preuve du gros bagage de malice dont le monsieur est doté («Quelle tristesse, c'était un homme si brillant!»)? On l'écouterait, on croirait revoir Flaubert ou Baudelaire, voire Verlaine, disséqués par leurs contemporains pour leur «indécence». En somme, l'odieux retour d'autres temps, d'autres mœurs: les forces de l'ordre, dans leur sens le plus strict, remettant la dépravation dans le droit chemin, cette confusion si délétère entre immoralité et illégalité. En 2015, Dodo-dis-donc, c'est vrai qu'il y a de quoi se lasser.

C'est clair, c'est tout vu: il n'y a pas mieux qu'un bel écran de fumée pour aveugler son prétoire et faire oublier les faits. Dans la confusion, hop, hop, hop, se diriger vers l'issue de secours.

Comment statuer sur des réalités qu'on ne nomme pas?

Mais s'il est somme toute logique qu'un prévenu fasse son maximum pour sauver ses fesses en usant de cet écran de fumée, il est quand même un tantinet plus problématique que les magistrats utilisent aussi des périphrases et des points de suspension pour ne pas dire les choses, comme parler «d'acte contre-nature» pour signifier une sodomie non consentie, avant de s'avouer «troublé» par des détails jugés trop «scabreux» et «sordides» pour être mentionnés. C'est laisser des témoins et des accusés ne pas parler, ne pas préciser, parce qu'on touche à des sujets tellement sensibles, tellement graves, que des soupirs et des sanglots suffisent bien pour exprimer ce que tout le monde a bien compris.

Sauf que non, tout le monde ne l'a pas compris, comme en atteste ce qui s'est déversé dans les médias et sur les réseaux sociaux: ce qu'il y aurait de répréhensible et de punissable, dans l'affaire, ce sont les partouzes, l'infidélité, le recours à la prostitution

Dès lors, il n'y a pas de déballage dans le procès du Carlton, si ce n'est celui d'une vérité qui commence à être aussi éculée que négligée: le meilleur allié des violences sexuelles, c'est la pudibonderie.

Et il est là l'effet littéralement pervers de cette façon de penser: si les prévenus sont reconnus coupables, alors les possibles agressions sexuelles qu’ont peut-être subies ces femmes, parce que prostituées au moment des faits, n'auront été qu'une des innombrables conséquences de leur activité; même pas un dommage collatéral. Une activité non-digne, non-naturelle, non-tolérable. Elles n'existeront pas en tant que telles, comme n'existera pas la justice qu'il serait légitime de leur rendre.

Et si les accusés repartent libres, alors la possibilité de ces agressions sexuelles sera encore moins prise en compte, la justice leur accordera encore moins de crédit, parce que, hé, vous croyiez quoi les cocos?

Le procès n'avait pas pour but de déterminer si DSK est ou non un «prédateur» (lui qui semble toujours imposer sa «sexualité rude» à des femmes pauvres, faibles, semi-folles, influençables, incohérentes, des femmes dont il sera très facile de réduire en poussière la parole, parce qu'au match de la cré-di-bi-li-té, une boniche africaine ayant franchi illégalement les portes de l’eldorado, une petite poulette de journaliste et d'écrivain ou même une subordonnée méticuleusement harcelée, mais qui, pas de bol, a fini par abdiquer en faisant profil bas, ça ne pèse pas lourd face à un Homme Providentiel qui avait tellement le pays dans sa poche qu'il n'était même pas nécessaire d'en passer par les urnes), mais de statuer sur la nature proxénétique de ses «récréations».

Pile, je gagne, face, tu perds.

Quel est le problème?

Alors disons une bonne fois les choses: le problème, ce n'est pas que DSK serait un queutard qui pète des rondelles à la chaîne, le problème, c'est qu'il l'ait peut-être été avec violence, contrainte, menace ou surprise, ce qui caractérise légalement le viol et l'agression sexuelle. Mais que la justice ne l’entendra pas pour ces motifs, puisque c’est le tribunal correctionnel qui le juge pour proxénétisme aggravé et non pour agression sexuelle ou viol, chef d'accusation qui aurait nécessité la cour d’assises –et qui a été examiné au cours de l'enquête avant d'être classé sans suite, le principal témoin ayant retiré son témoignage en expliquant s'être sentie «lâchée» par la police.

Le problème, c'est d'insinuer qu'un individu, parce qu'il est prestataire de services sexuels, consent tacitement à toutes les prestations sexuelles possibles et imaginables.

Le problème, c'est en effet d'affecter ces questions au seul et unique terrain de la morale et de la dignité, catégories métaphysiques qui ne veulent jamais dire la même chose, au lieu de les assigner au seul et unique territoire du droit, et notamment du droit du travail, ce qui permettrait d'offrir à de tels prestataires statut et protection.

Le problème, c'est qu'en refusant de parler précisément d'un acte sexuel, de ses circonstances, de son déroulement, en y jetant un voile de pudeur tellement opaque que plus personne n'y voit plus rien, on cache. Et que lorsqu'on cache, on permet à des criminels de faire ce qu'ils veulent, y compris et surtout leurs crimes. C'est tout le problème du viol: ce même voile de pudeur permet autant aux violeurs de violer en toute impunité qu'aux victimes d'en être accablées et de préférer un silence, parfois mortel, à un recours en justice. Et le serpent se mord la queue (aïe).

Le problème des violences sexuelles, ce n'est pas que la honte doive changer de camp, mais qu'elle disparaisse une bonne fois pour toutes et que l'on puisse voir, enfin et en face, la réalité de ces violences afin de les punir et de les prévenir.

Car en matière de violences sexuelles, le diable ne se cache pas dans les détails, bien au contraire, il se cache dans les non-dits et dans les sous-entendus.

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