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La Turquie est-elle vraiment laïque?

Oui, mais plutôt comme l'Alsace-Moselle...

Istanbul, le 5 janvier 2015. REUTERS/Murad Sezer
Istanbul, le 5 janvier 2015. REUTERS/Murad Sezer

Temps de lecture: 7 minutes

Instaurée au lendemain de la Première Guerre mondiale, en réaction contre le désastre de la défaite de l’empire ottoman fondé sur la religion, la laïcité turque s’est inspirée du modèle français dans sa version IIIe République. Qu’en reste-il aujourd’hui?

1.La laïcité turque, ce n'est pas la séparation de l’Eglise (ou plutôt de la Mosquée) et de l’Etat

Depuis 1928, l’islam n’est certes plus déclaré religion de l’Etat. Mais la laïcité turque n’est pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat.

Elle est le contrôle de la religion dominante par l'Etat. Si elle s’inspire du modèle français, c’est dans sa volonté de supprimer toute influence de la religion sur les affaires publiques.

La constitution prend soin de préciser que sont interdites toutes réformes d’inspiration religieuse. De même, les partis politiques qui souhaiteraient leur adoption sont strictement prohibés. Reste que la religion est placée sous le contrôle de l’Etat: comme le disent certains constitutionnalistes turcs, on est plus proche du système du Concordat napoléonien, toujours appliqué en Alsace-Moselle, que de la loi de 1905.

L’objectif des fondateurs de la République turque était d’éviter que la religion ne s’érige en contre-pouvoir tout en voulant utiliser la religion musulmane dominante comme instrument de légitimation du nouveau pouvoir. 

2.L’islam sunnite bénéficie d’un régime particulier

La Direction des affaires religieuses (Diyanet), directement liée au Premier ministre, a été créée pour assurer le contrôle de l’islam sunnite (le courant de l’islam dominant) qu’elle traite différemment des autres courants musulmans (chiites, alévis) et des minorités religieuses.

Autrement dit, le sunnisme est tout à la fois contrôlé et favorisé. Les ministres du culte musulman sunnite sont des fonctionnaires rémunérés par l’Etat (comme le sont les prêtres, rabbins et pasteurs dans les départements d’Alsace-Moselle) et  ils dépendent du Diyanet. Le budget de ce directorat qui emploie plus de 100.000 fonctionnaires serait actuellement plus de 1,8 fois supérieur au budget consacré au ministère de la Santé (2013).

Ce sont les théologiens du Diyanet qui rédigent chaque semaine le prêche du vendredi, lequel peut traiter de sujets aussi divers que la contraception, la lutte contre le terrorisme, la protection de l’environnement ou bien  encore de la «Guerre de l’Indépendance» (1919-1922).

Le texte du prêche est envoyé dans toutes les mosquées afin que les imams le lisent aux fidèles. De même, les cours obligatoires de religion donnent la priorité à la connaissance de l’islam sunnite.

Dans certains pays –dont la France– les pratiques et la vie religieuse des Turcs sunnites vivant à l’étranger sont réglées par un attaché religieux, fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères et rattaché à l’Ambassade.   

3.Les Alévis sont les premières victimes de la laïcité turque

Comme seule une des branches de l’islam a été prise en main et bénéficie de l’appui de l’Etat, la liberté religieuse (l’un des aspects essentiels de la laïcité à la française) est loin d’être totale en Turquie. Aucune aide d’aucune sorte n’est accordée aux minorités musulmanes non sunnites. Et en premier lieu aux Alévis, qui pratiquent un culte hétérodoxe et syncrétique. Et les chiites, beaucoup moins nombreux, se plaignent de la même façon.

Officiellement entre 10% à 15% de la population, les Alévis sont très divisés quant à la laïcité, certains veulent être reconnus par le directorat des affaires religieuses, qui financerait ainsi leurs lieux de prières et paierait les salaires des «dede»; d’autres au contraire ne veulent surtout pas d’un contrôle de l’Etat sur leurs pratiques religieuses.

En 2007, la CEDH a condamné la Turquie sur recours d'un Alevi parce que l'enseignement obligatoire de la religion à l’école porte essentiellement sur le sunnisme (c’est en fait un véritable catéchisme) et qu’il ne pouvait pas dispenser ses enfants de ces cours obligatoires comme le peuvent les non-musulmans. Les Alévis protestent régulièrement contre cet enseignement, comme on a encore pu le voir à Istanbul dimanche 8 février 2015.

4.Le port du voile est désormais autorisé partout

Le port du voile dans les services publics et les établissements d’enseignement a longtemps été interdit en Turquie même si, en fait, aucun texte ne l’interdisait spécifiquement.

Pendant des années, les juges –très kémalistes– déclaraient que cette interdiction résultait du principe de laïcité qui est inscrit dans  la constitution. C’est ainsi qu’en 1989  la Cour constitutionnelle a annulé une loi qui affirmait le principe de la liberté des tenues vestimentaires à l’université; elle a encore retoqué, en 2008, un amendement constitutionnel proposé par le gouvernement AKP qui reconnaissait l’égal accès de tous aux services publics, sous le prétexte que cela violait le principe de laïcité, car ouvrant la voie à l’autorisation du port du voile. La Cour européenne des droits de l’homme a admis cette interdiction.

Mais, progressivement, avec l’affirmation de l’emprise du gouvernement «islamo-conservateur» de l’AKP, cette interdiction a perdu de sa force.

Les universités publiques ne ferment plus leurs portes aux étudiantes voilées. Depuis 2013, des députées voilées siègent au Parlement et le voile n’est plus interdit dans la fonction publique et dans les écoles depuis 2014. Le gouvernement est devenu plus habile, évitant l'affrontement direct par la loi qui encourt la censure du juge, et l'opposition laïque plus prudente, consciente de l'attachement de la majorité de la population aux traditions religieuses.

5.Les minorités non musulmanes sont protégées... selon le traité de Lausanne

Interrogé sur ce qu’il fallait faire pour les droits des minorités non-musulmanes (pour l’essentiel 1.500 grecs orthodoxes, 15.000 juifs et 60.000 Arméniens), Hrant Dink, le journaliste et militant arménien turc assassiné en 2007,  avait coutume de dire:

«Le traité de Lausanne, rien que le traité de Lausanne mais tout le traité de Lausanne.»

Autrement dit: «On a l’outil mais il n’est pas appliqué; il faut y revenir.»

Car le traité de Lausanne signé le 24 juillet 1923 est consacré dans sa section III à la protection des minorités non musulmanes. Les minorités peuvent s’organiser en fondations (vakif), avoir leurs écoles, leurs hôpitaux. La rénovation de leurs églises et les salaires de leurs prêtres sont à la charge de leur communauté.

Mais les autorités administratives et judiciaires adoptent une interprétation restrictive du Traité de Lausanne, avec par exemple la privation progressive pour les fondations du droit d’acquérir, d’hériter ou de récupérer des biens immobiliers. 

De plus, la jeune République turque (1923) ayant repris très largement le code civil suisse et le code pénal français, les minorités religieuses ont décidé d’abandonner certaines règles spécifiques en matière de famille, par exemple, que leur avait accordées le traité de Lausanne.

Dans un premier temps, le gouvernement du Parti de la Justice et du développement (AKP) et son Premier ministre Recep Tayyip Erdogan avait donné des signes forts en direction de ces communautés en assouplissant la loi sur les fondations ou bien en autorisant la suppression de la mention de la religion sur les cartes d’identité.

Mais le discours de ces dernières années, beaucoup plus polarisant et «islamisant», va dans le sens contraire. Conclusion: les communautés non-musulmanes sont protégées sur le papier; dans la pratique c’est plus problématique.

6.La charia ne s'applique pas en Turquie

La charia est constituée d’un ensemble de règles, prescriptions, obligations qui trouvent leur source dans le Coran et dans la Tradition, et concernent les différents aspects de la vie des croyants: vie spirituelle, relations familiales, infractions pénales, voire finances et fondations. 

Elle est appliquée dans tous les Etats musulmans selon des modalités extrêmement variables. Elle peut prendre la forme d'un ensemble de règles codifiées (la loi musulmane), ou d'un principe éthique, voire politique. L’empire ottoman lui accordait une large place.

Depuis 1923, la République turque en rejette et les règles, et le principe même, comme contraire au principe de laïcité. La Constitution interdit en effet toute influence de la religion sur les normes ou les institutions du pays: donc, pas de règles du droit musulman, même pour les relations familiales, pas de référence à la charia comme source du droit, pas de tribunaux islamiques, pas de savants ou de muftis pouvant édicter des règles ou des fatwas, pas de jurisprudence islamique.

D’ailleurs la Cour européenne des droits de l’homme (à laquelle adhère La Turquie) a affirmé que la charia était incompatible avec la démocratie et les droits de l’homme dans un jugement qui déclarait que la dissolution du Refah (Parti du bien-être), prônant l’instauration de la charia en Turquie, était bien conforme à la Convention des droits de l'homme.  

Reste que la charia régit également les obligations rituelles des croyants, et notamment les «cinq piliers de l’islam»: ainsi pour le jeûne, les prières, voire, de façon plus extensive, les prescriptions alimentaires ou vestimentaires. Or ces normes sont respectées par une grande majorité de la population turque. Alors, si les sanctions ne sont, certes, pas juridiques, elles n’en sont pas moins réelles. Et les pressions sociales de plus en plus fortes ces dernières années. 

7.Erdogan cherche à réduire l'impact du principe de laïcité, pas à le supprimer

Malgré ce que l’on croit, l’Etat moderne turc n’a pas hésité à instrumentaliser la religion que l’Etat a prudemment placée sous son contrôle. Aussi, depuis que le multipartisme fonctionne (c'est-à-dire depuis 1946), au gré des alternances et des coups d’Etat militaires, nombreuses sont les réformes qui ont renforcé le poids de la religion dans les affaires publiques.

En 1950, l’arabe a remplacé le turc pour l’appel à la prière. En 1982, pour contrer le développement du communisme, l’armée –pourtant identifiée comme un bastion de la laïcité– a rendu obligatoires les cours de religion dans les écoles primaires et secondaires.

Le Président Erdogan a poursuivi et amplifié cette tendance. Il continuera, sans aucun doute, à réduire l’impact de la laïcité dans la vie sociale, et peut-être à redorer la place de la religion et de ses serviteurs et dignitaires dans la vie publique.

Mais de là à supprimer le principe de la laïcité, dans ses implications juridiques et politiques, il y a un gouffre: cela supposerait pour commencer de modifier fondamentalement la constitution, qui déclare que le principe de laïcité fait partie des dispositions intangibles qui ne peuvent être modifiées et dont la modification ne peut être proposée. Il faudrait ensuite revoir l’ensemble des codes, pour y introduire des éléments de la charia, etc.

On peut dire que les Turcs se servent «à la carte». L’establishment laïque insiste sur la neutralité d’une sphère publique non confessionnelle. Les intellectuels islamistes s’attachent à la liberté de conscience et de religion et ferment les yeux sur les autres éléments. Quant à l’égalité religieuse des citoyens, elle n’intéresse ni le premier ni le deuxième groupe.

Merci à Emre Oktem, professeur de droit international à l'Université Galatasaray, pour ses conseils juridiques.

 

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