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SwissLeaks: l'enquête data s’importe lentement en France

Le travail de l'ICIJ sur les milliers de fichiers d'HSBC tient d'un nouveau type de journalisme d'investigation, encore timide en France.

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Voyagez dans les données sur le site de l'ICIJ

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Les listings Falciani ont accouché d’une nouvelle vague d’articles ces lundi et mardi, publiés par Le Monde et les médias partenaires du Consortium International des Journalistes d’Investigation, où je suis journaliste. Collaboration internationale inédite –130 journalistes dans 45 pays différents– le projet SwissLeaks, auquel j'ai participé, développe aussi en France une nouvelle forme d’enquête, associant des journalistes d’investigation de la vieille école et des journalistes de données.

Ce type d’enquête data, encore très rare en France, s’importe lentement depuis quelques années.

«On commence à manipuler les données», explique Jean Abbiatecci, datajournaliste au journal suisse Le Temps, qui a travaillé sur SwissLeaks. «Et plus on creuse, plus on se rend compte du potentiel en termes d’enquête.»

Mesurer l'ampleur d'un phénomène grâce à un ordinateur

L’enquête data part à la recherche de systèmes qui ne fonctionnent pas. Selon Sarah Cohen, datajournaliste d’investigation au New York Times, «une enquête data court à l’échec s’il n’y a pas un problème systémique».

Au sein de la célèbre rédaction new-yorkaise, une équipe de six personnes est exclusivement consacrée à ce type de journalisme d’enquête. Leur travail? L’analyse de bases de données, pour apporter une colonne vertébrale aux enquêtes de terrain.

Les méthodes sont assez différentes de celles du journalisme d’investigation classique, dans la mesure où l’enquête data cherche à mesurer l’ampleur d’un problème. Autrement dit, le journaliste utilise un ordinateur pour mesurer un phénomène qu’il ne pourrait pas calculer par lui-même. D’où l’utilisation, aux Etats-Unis, du terme de «journaliste assisté par un ordinateur» (computer-assisted reporter).

Dans le cas de SwissLeaks, il s’agit de passer d’une liste de noms au calcul de montants mais aussi à l’analyse de relations entre différents éléments d’une base de données, le lien entre un client et un compte bancaire n’étant pas toujours évident.

En passant d’une information sur papier à une information numérique, les journalistes peuvent approfondir l’analyse: croiser, par exemple, une liste de clients avec la liste des participants au Forum économique mondial. Un travail qui serait titanesque si l’on enquêtait sur les 100.000 clients un par un.

Parfois, il s’agit tout simplement de rendre les données récupérées accessibles, comme l’explique Alexandre Léchenet, journaliste au Monde, dans un travail de recherche publié par le Reuters Institute for the Study of Journalism. L’une des façons de le faire consiste à rassembler les données ou documents sur une plateforme fonctionnant sur le modèle d’un moteur de recherche. La technologie vient là encore renforcer le travail d’enquête, en permettant l’accès à des morceaux d’information qui pourraient facilement passer inaperçus dans la masse de données.

L’Europe s’y met petit à petit

En Europe, l’enquête data arrive progressivement. Le projet européen Migrant Files, coordonné par l’agence J++ et auquel était associé Le Monde Diplomatique, a recensé en 2014 le nombre de migrants morts aux frontières de l’Europe. En travaillant plusieurs mois à partir des bases de données d’United et Fortress Europe, l’équipe de journalistes a réussi à conclure que plus de 23.000 migrants avaient péri au large de l’Europe depuis l’an 2000.

Pierre Romera, co-fondateur de J++, est l’un des programmeurs ayant travaillé sur Migrant Files.

«En France, ça fait deux ans que j’ai l’impression que ça décolle, mais je n’ai pas l’impression que la mentalité soit installée, il n’y a pas cette logique de “data first” dans les rédactions.»

Au Monde, plusieurs projets ont expérimenté ce genre hybride d’enquête et de journalisme de données.

En janvier 2014, Laurent Borredon et Alexandre Léchenet font un bilan de la «prime aux policiers», fondé sur l’analyse de la répartition de cette prime depuis sa création dix ans plus tôt. L’année précédente, le quotidien s’intéressait à la distribution des réserves parlementaires.

«L’idée c’est de lancer la machine pour que les autres voient ce qu’il est possible de faire», explique Alexandre Léchenet.  

La presse spécialisée en consommation est particulièrement intéressée par l’analyse de données. «Cette information est devenue une matière première indispensable», explique Thomas Laurenceau, rédacteur en chef de 60 millions de consommateurs. «Ça nous permet de déceler des problèmes cachés, des lois contournées, des dérapages financiers.» Au point que l’open data est devenu un cheval de bataille pour le mensuel.

«On a revendiqué le droit d’accéder à ces données, c’est une bataille qui dure encore, le droit peut nous être retiré du jour au lendemain.»

Une collaboration encore rare avec des programmeurs

«Le journalisme doit devenir plus scientifique si on veut faire ce type d’analyse», explique Alex Howard qui a publié cet été un travail de recherche sur le journalisme de données«Il y a une plus grande exigence si on veut utiliser des données.»

Olivier Trédan, qui enseigne le journalisme de données à l’IUT de Lannion, s’inquiète de la capacité des journalistes à conduire ce type d’enquête. «La difficulté est de rendre intelligible ces données, ça pose un vrai problème», explique-t-il. «Pour comprendre, il ne suffit pas d’avoir accès aux chiffres.»

Le principal obstacle au développement de ce type d’enquête est la collaboration, souvent souhaitée, parfois nécessaire, mais toujours coûteuse, entre journalistes et développeurs. Ce binôme n’est pas encore une évidence en France, alors qu’il est bien plus mis avant par des rédactions américaines comme le New York Times ou ProPublica.

Tentée par le webzine OWNI avant sa fermeture en 2012, l’expérience ne s’est pas généralisée, comme l’explique Romera:

«Nicolas [Kayser-Bril, ancien datajournaliste à OWNI et co-fondateur de J++] et moi quand on a quitté OWNI, on avait plein de propositions, le problème, c’est que ça restait lui dans un coin et moi dans un autre, on n’était jamais dans la même équipe. On n’arrivait pas à recréer ce binôme dans d’autres médias.»

Mediapart, par exemple, n’a pas d’équipe spécialisée dans le journalisme de données. «C’est pas quelque chose que l’on cherche ou que l’on fuit», explique Thomas Cantaloube, qui couvre l’actualité internationale pour le site. «On y vient, mais lentement parce qu’on n’a pas les compétences en interne. C’est aussi une question d’opportunité de ce que l’on recueille. Sur une enquête judiciaire, ça n’a pas grand intérêt.»

Selon Jean Abbiateci, ce type de collaboration n’est pas dans le futur proche des rédactions:

«Dans un mon idéal, on est le New York Times, on a plein de développeurs, graphistes et journalistes. Dans le monde réel, ces projets sont atypiques en France et ils sont portés par des gens qui ont une polyvalence sur au moins deux types de métier.»

Où en sont les journalistes de demain?

Les écoles de journalisme françaises y initient pourtant leurs étudiants. «L’avenir du métier c’est d’apprendre aux journalistes à travailler avec d’autres personnes que des journalistes», explique Eric Nahon, directeur adjoint de l’IPJ. «On travaille aujourd’hui avec des étudiants en master énergie finance carbone, des élèves des mines ou de l’ENS pour collaborer sur des projets d’enquête.»

Un questionnaire envoyé aux treize écoles reconnues par la profession permet de conclure que le lien n’est pas fait de manière systématique au sein des écoles entre journalisme de données et enquête, avec de grandes différences cependant d’une école à l’autre.

«Derrière le côté austère de la recherche de données, les étudiants voient qu’ils ont une plus-value: les lecteurs cherchent des informations vérifiées, c’est excitant pour eux et ça justifie leur statut de journaliste cette plus-value là»,  analyse Julie Joly, directrice du Centre de formation des journalistes.

«Les données vont rester, il n’y a plus de retour en arrière possible aujourd’hui», explique David Donald, professeur de journalisme de données aux Etats-Unis qui donne régulièrement des conférences en Europe. «De plus en plus, les bons journalistes devront être des journalistes de données. Cependant, il y a toujours de la place pour des enquêtes classiques, il n’y a pas d’opposition entre l’un et l’autre.»

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