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Assiste-t-on au suicide de l'Etat islamique?

Après la relative indifférence du monde arabe, les atrocités de l’EI font naître une mobilisation qui pourrait signer sa perte. L'organisation cherchait à inspirer la haine. Elle a réussi, mais pas comme elle l’avait prévu.

Une Jordanienne allume une bougie en hommage au pilote brûlé vif, le 7 février 2015 à Amman. REUTERS/Muhammad Hamed
Une Jordanienne allume une bougie en hommage au pilote brûlé vif, le 7 février 2015 à Amman. REUTERS/Muhammad Hamed

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Abdallah, le roi de Jordanie, avait un problème. Une insurrection islamique sanglante faisait rage de l’autre côté de ses frontières nord et est, en Syrie et en Irak. Les insurgés étaient en train de faire naître un empire médiéval qu’ils appelaient l’Etat islamique. Et la prochaine cible de cet empire, c’était la Jordanie.

La vidéo qui a tout changé

Mais Abdallah ne parvenait pas à convaincre son propre peuple d’affronter cette menace. Beaucoup de Jordaniens ne voyaient pas un ennemi dans l’Etat islamique. Des milliers d’entre eux sympathisaient, même. L’automne précédent, ils s’étaient opposés en masse à l’initiative du gouvernement de rejoindre la coalition dirigée par les Américains pour combattre l’EI. Et lorsqu’en décembre l’Etat islamique avait annoncé la capture d’un pilote jordanien, des slogans réclamant un désengagement du conflit avaient retenti.

Et puis l'Etat islamique a diffusé la vidéo de la mort du pilote. Ses combattants ne l’avaient pas décapité. Ils l’avaient enfermé dans une cage et brûlé vif. La vidéo montrait l’horrible scène dans son intégralité.

En Jordanie, cette vidéo a tout changé. L'EI reste une menace, mais le problème de politique intérieure d’Abdallah n’est plus. Il n’a plus besoin de persuader son peuple que l’EI est son ennemi mortel: la vidéo s’en est chargée.

Les Jordaniens se rassemblent derrière leur roi et réclament une guerre totale contre l’Etat islamique. «A présent les masses jordaniennes sont en colère et s’en prennent (à l’EI) et pas au gouvernement», rapporte le rédacteur en chef d’un journal jordanien. «Il y a une forte détermination du public... à combattre l’Etat islamique.»

La méthode de persuasion la plus efficace n’est pas la séduction, c’est l’antagonisme

 

Cette réaction à la vidéo en Jordanie et dans tout le monde arabe met deux choses en exergue. L’une est que l’EI est fondamentalement suicidaire. Sa barbarie causera sa perte. Mais la seconde leçon va chercher encore plus loin: la méthode de persuasion la plus efficace n’est pas la séduction, c’est l’antagonisme. Le meilleur moyen de pousser la réflexion de quelqu’un dans une direction consiste à l’attaquer depuis l’autre, et ainsi de l’en éloigner.

Ce sont les êtres nocifs et belligérants qui ont le plus grand pouvoir de persuasion au monde.

Personne ne cause plus de tort à Israël que les hyper-sionnistes qui explosent au visage de quiconque met en doute la moindre politique israélienne. Personne ne nuit autant à la cause du féminisme que les féministes radicales qui s'en prennent aux hommes et qui se complaisent à purger le mouvement de ses hérétiques. Ce qui explique pourquoi la chaîne Fox News engage les progressistes les plus extrêmes et MSNBC les conservateurs les plus exaspérants. Le meilleur rabatteur est le méchant du camp adverse.

Vous vous souvenez du moment où le président Obama peinait à réunir les voix nécessaires au Congrès pour repousser l’application de sanctions plus dures à l’égard de l’Iran? Le président républicain de la chambre des représentants, John Boehner, et le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou se sont occupés du problème. Boehner, apparemment convaincu qu’il a été élu l’automne dernier pour mener sa propre politique étrangère, a invité Netanyahou à s'adresser au Congrès. Et Netanyahou, faisant l’impasse sur Obama, a accepté l’invitation. Les démocrates du Congrès, furieux, se sont ralliés comme un seul homme à la politique de sanctions d'Obama. Le Premier ministre israélien s’est avéré être le lobbyiste le plus efficace de l’Iran.

La violence est encore plus convaincante. Les militants islamiques qui ont assassiné des dessinateurs, des policiers et des personnes qui faisaient leurs courses à Paris en janvier croyaient servir Allah. En réalité, ils servaient surtout l’extrême droite française. Dans les jours qui ont suivi les meurtres, 54 agressions et autres incidents haineux contre des musulmans ont été recensés en France. 

Un sondage publié fin janvier révèle que Marine le Pen, la dirigeante du mouvement anti-immigration français, arriverait en tête du premier tour de la prochaine élection présidentielle française.

Condamnés de toutes parts

L’EI a un don unique pour provoquer la révulsion. Il ne se contente pas de tuer des gens. Il les décapite et diffuse les vidéos des massacres. Même au Japon, pays à la constitution pacifiste, ce comportement a provoqué un retour de bâton. Le Premier ministre japonais est en train d’essayer d’amender la constitution pour étendre son autorité afin de pouvoir faire usage de la force militaire. Dans cette campagne intérieure, le meurtre par l’EI de deux otages japonais au cours du dernier mois est devenu son arme la plus efficace.

Avec le pilote jordanien, l’EI est allé encore plus loin. Il l’a brûlé vif dans une cage. Puis il a prétendu qu’il était encore vivant et a essayé de convaincre la Jordanie de lui livrer des prisonniers en échange. Ensuite, il a posté cette vidéo pour que le monde entier contemple sa mort par le feu, avec gros plans grotesques et narration jubilante. L’EI a projeté cette vidéo sur des écrans géants dans son territoire et posté sur Internet les réactions des spectateurs.

Brûler un homme vivant n'est pas seulement abominable. C'est blasphématoire

 

Cette atrocité s’est retournée contre l’organisation pour deux raisons. Premièrement parce que la victime était musulmane. Deuxièmement parce que dans l’enseignement islamique, la mort par le feu est un jugement réservé à Allah. Brûler un homme vivant n’est pas seulement abominable. C’est blasphématoire. A présent, l’«Etat islamique» a été condamné par l’Organisation de la coopération islamique, l’Union internationale des savants musulmans et même par certains membres du clergé sunnite djihadistes.

Le ministre des Affaires étrangères des Emirats arabes unis, qui avaient récemment réduit leur coopération avec les Etats-Unis contre l’EI, a dénoncé le meurtre du pilote. Tout comme le président turc, qui traînait des pieds dans la campagne contre l’EI. Ou les Frères musulmans égyptiens. Et les journaux dans tout le monde arabe.

L’EI cherchait à inspirer la haine. Il a réussi, mais pas comme il l’avait prévu. «Ces gens sont sous bien des aspects leurs propres pires ennemis», confie un expert au New York Times. «Donnez-leur du temps et de l’espace et leurs extrémités vont s’aliéner leur base.» L’Etat islamique vient d’allumer sa propre mèche. Et maintenant, il va brûler.

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