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Si vous avez plus de 20 ans, Wattpad ne vous disait probablement rien avant d’apprendre l’existence, début janvier, d’une certaine Anna Todd. Cette Américaine de 26 ans est l’auteure d’After, une fanfiction publiée sur Wattpad, lue par 12 millions de personnes. Depuis début janvier, ce «Fifty shades of Harry Styles» s’arrache en français et en version augmentée sur les rayons des librairies hexagonales.
On sait désormais à peu près tout de cette auteure surprise —elle a écrit les 2.500 pages en V.O. avec ses deux pouces, sur son téléphone, elle ne relisait jamais ses premiers jets, elle a un bouledogue français... Voilà pour l’essentiel.
En revanche, on en sait moins sur Wattpad, dont le cofondateur canadien Allen Lau a l’ambition de faire ce que YouTube est à la vidéo: un géant de la publication, avec des milliards d’utilisateurs. Avec 45 millions d’inscrits, plus de 90 millions d’histoires uploadées, et un récent investissement de 17 millions de dollars, il s’en approche.
Facebook de la littérature 2.0
Né en 2006, le site décolle en juin 2007 en version mobile avec le lancement du premier iPhone. Le principe de ce Facebook de la littérature 2.0. est de permettre de publier, lire, annoter et commenter des histoires pianotées, chapitre par chapitre, depuis son téléphone.
Car, à l'instar d'Anna Todd, 85% des inscrits aujourd’hui se connectent via l’application mobile. A l’abri de leurs avatars, ces e-crivains racontent des histoires à leur façon et les partagent. Avec leurs mots, leurs références culturelles et leurs fautes: de frappe, d’orthographe et de syntaxe. Ce club de lecture social et virtuel —10 % d’écrivains pour 90% de lecteurs— nous en apprend surtout beaucoup sur son public, grandement jeune et féminin.
Histoires d’amour, d’amitié, récits de science-fiction ou fanfictions... Qu’importe le style ou le genre littéraire, ces récits mettent souvent en scène des adolescents ou des jeunes adultes face aux mêmes problématiques que leurs lecteurs. Un effet miroir propre à la littérature adolescente, comme nous le souligne Nathalie Prince, professeure de littérature générale et comparée à l’Université du Maine, au Mans:
«L’effet miroir est un des fondamentaux de ce type de textes. Ces œuvres attirent les adolescents dans des jeux de reflets, de signes de reconnaissance, de quête éperdue d’identification qui enferme le jeune dans une forme de nombrilisme. La fascination de l’identique, la répétition du même au même autorise une plongée dans un univers parfaitement réglé par des codes et des repères, linguistiques, musicaux, vestimentaires ou gestuels. Et tout cela rassure nos ados, ce que Umberto, à propos des cycles, appelait le plaisir de la non-histoire.»
Où sont les garçons?
Les adolescentes sont plus enclines à poster et lire sur le site que leurs copains de classe. Une question d’habitus genré, estime la sociologue Sylvie Octobre, chargée de recherche au département des études, de la prospective et des statistiques du Ministère de la culture et de la communication:
«Traditionnellement, les filles lisent plus que les garçons. Ces derniers abandonnent provisoirement la lecture à l’adolescence pour plusieurs raisons, pas forcément liées à l’offre marketing. Par exemple, les passeurs de livre sont majoritairement féminins, on pense à la mère, l’institutrice, la bibliothécaire. La lecture est donc identifiée comme une activité féminine, passive, à l’inverse des pratiques dites masculines qui s’expriment dans l’action, notamment les activités sportives.»
Même schéma pour l’écriture, poursuit Sylvie Octobre, considérée comme une mise en mots d’émotions de la vie quotidienne, même dans un contexte fictionnel:
«Les adolescentes sont plus à l’aise avec ce procédé, elles sont socialement encouragées à se tourner vers le lien, la communication.»
Naïvement, on se dit que la fanfiction, qui a la part belle sur Wattpad, peut mélanger les genres et devenir ainsi un terrain d’écriture mixte. Filles et garçons pourraient donner corps et vie aux personnages qu’ils affectionnent, que ce soit les avatars de World of Warcraft ou l’héroïne d’Hunger games. Mais, là encore, les adolescentes ont la primauté du clavier. Pierre Merckle, sociologue et spécialiste des pratiques culturelles des adolescents, développe:
«Les fanfictions étaient un genre prisé par les garçons dans les années 1990, à une époque où les usages créatifs du web étaient techniques. Pour publier un texte, cela nécessitait des compétences informatiques, alors plus répandues chez les hommes. Cela s’est renversé lorsque les nouvelles plateformes de blogs ont développé des interfaces à l’utilisation intuitive. Par ailleurs, la fanfiction relève d’un procédé assez classique, le récit d’invention. C’est un exercice scolaire, apprécié des professeurs de français et des jeunes filles, qui y excellent tout particulièrement.»
Pour autant, toutes les formes d’expressions sont bonnes à prendre. D’après Sylvie Octobre, elles aideraient les adolescents à se construire, en dehors de la sphère familiale. Elles offriraient ainsi d’autres modèles qui contrebalanceraient ceux de référence.
«Cette nouvelle forme d’écriture peut attirer les garçons, car c’est un procédé numérique. Cela pourrait créer un dialogue entre les deux sexes, offrir des textes communs, un univers semblable quand la littérature adolescente construit deux mondes distincts, éminemment genrés.»
Loin des adultes
La liberté qu’offre ce site en matière d’écriture, comme n’importe quel réseau social, bouscule par ailleurs un certain ordre établi. Sans contrôle orthographique, grammaticale ou syntaxique, les jeunes internautes sont moins contraints, plus libres de s’aventurer dans l’élaboration d’un récit. Face à toutes les prophéties pessimistes de la fin de la littérature, de la lecture, du langage (du monde?) assimilées à l’usage d’Internet et de ses réseaux, Pierre Merckle est plus nuancé:
«Il y a un retour de l’écrit via l’écran, les SMS, les réseaux sociaux. L’écriture était un procédé jusque-là réservé aux classes favorisées qui maîtrisaient la rigueur du langage, de l’orthographe. Les sites comme Wattpad, où le langage SMS et oral est toléré, vont peut-être permettre aux adolescents de se décomplexer face à l’écriture et à la lecture.»
Le pactole pour les éditeurs
Pour l’heure, Wattpad reste du pain béni pour les maisons d’éditions et autres géants du marketing qui veillent très attentivement sur cette communauté de lecteurs, sur les goûts de ces potentiels consommateurs. Parce que le site, comme le souligne Ashleigh Gardner, directrice des contenus chez Wattpad, est un instantané de la teen culture:
«On a une bonne image de ce qui intéresse cette génération, ce qu’elle aime lire, et sur quoi elle aime écrire. Les vampires ont moins la côte, au profit des génies et des Djinns (des êtres surnaturels et invisibles des contes moyen-orientaux et que l’on retrouve aussi dans le Coran NDLR). Il y a toujours beaucoup de romances, d’histoire d’amitié aussi. Mais on observe aussi l’émergence de récits de boxeurs, de combattants et de cow-boys, particulièrement aux États-Unis. Si le boys band One direction a nourri de nombreuses fanfictions, c’est désormais le groupe 5 seconds of summer qui gagne en popularité.»
Garder un œil sur ces thématiques, comme sur les auteurs populaires qui fédèrent en ligne milliers voire millions de followers, permettrait d’assurer la prochaine bombe des ventes en librairie. L’éditeur Hugues de Saint-Vincent, directeur d’Hugo&Cie qui a décroché les droits d’After pour sa version en papier et en VF, s’intéresse de près aux soubresauts littéraires en ligne. Il a même inverser le procédé: inviter l’une de ses auteurs à écrire et poster son roman sur Wattpad, chapitre après chapitre.
«C’est une nouvelle façon de construire un roman avec les internautes, de faire évoluer le texte grâce aux commentaires, c’est une sorte de grand atelier d’écriture. Un peu comme une série, c’est une suite d’épisodes, de feuilletons qui formeront un livre. C’est aussi une façon pour l’auteur de se faire connaître, de construire une communauté de lecteurs autour de son texte.»
Du pain béni on vous dit.