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Au lendemain de l'attaque contre Charlie Hebdo, et dans les jours qui ont suivi l'assassinat de quatre juifs à l'hyper Casher de la Porte de Vincennes, de nombreuses émissions TV/radio, sites d'infos (dont Slate.fr) se sont demandés comment expliquer ces tueries aux enfants, et ont tenté parfois d'apporter des réponses.
Sur le sujet, l'attention s'est essentiellement concentrée, à raison, sur l'excellente initiative de PlayBac Press, qui dans les différentes éditions de ses journaux d'actus pour enfants et adolescents (Petit quotidien pour les 6-10 ans, Mon quotidien pour les 10-14 ans et L'actu pour les plus de 13 ans) s'est attaché à aider et encourager les parents à aborder le sujet. C'est d'ailleurs dans ce contexte que François Hollande s'est fait rédac chef d'un jour du numéro de Mon Quotidien du 23 janvier.
Mais la question «comment en parler aux enfants» a pris une résonnance toute particulière quand ont commencé à être égrénés les différents incidents dans certains établissement scolaires, les témoignages d'enseignants qui ont constaté avec impuissance que la question n'était pas tellement de trouver les mots pour parler des attentats, mais de trouver ceux à rétorquer aux gosses de 11 ans parfois, qui –souvent avec une imbécilité bravache– ont clamé que «Charlie l'avait bien cherché».
On a, là aussi à raison, évoqué le rôle de l'école dans la transmission des valeurs républicaines mais aussi, purement et simplement, dans la manière dont doit être enseignée l'histoire et évoquée l'actu. On a parlé aussi de la responsabilité des parents.
Mais on a trop peu évoqué notre mission à nous, médias, en tant que relais de ces valeurs et surtout de vecteur de l'information factuelle, sourcée, intelligible.
Nombreux sont les éditorialistes, journalistes, présentateurs de JT qui se sont écriés «vous vous rendez compte, les enfants aujourd'hui sont devenus adeptes des théories du complot qu'ils vont glaner sur Internet» sans jamais s'interroger sur les lacunes criantes du paysage audiovisuel français quand il s'agit de s'adresser à ces enfants et pré-adolescents dont on ne cesse de dire qu'ils sont sous ou mal informés.
Déconstruire par les images
Les événements de janvier 2015 nous ont montré de manière évidente que l'on manquait cruellement de supports, d'outils pour aborder ces questions avec les plus jeunes.
Il est sidérant que dans un pays où certains foyers peuvent disposer de plus de 300 chaînes de télévision, aucune d'elles n'ait pu, dès le 8 janvier, proposer de programme ad hoc pour expliquer les attentats dans un premier temps, déconstruire les thèses complotistes dans un second temps.
Sidérant que les parents français n'aient pu disposer que de numéros exceptionnels (et gratuits), aussi bons soient-ils, pour parler des attentats à leurs enfants, pré-ados, et adolescents.
Sidérant que l'on fasse semblant de découvrir qu'un gosse qui va aller sur Internet chercher des infos sur une question aussi essentielle qu'Israël, va tomber, dès la deuxième page de Google sur un lien pointant vers le site egaliteetreconcilation, entre un article de L'Express et un du Guardian.
Sidérant et irresponsable de faire semblant de croire que ces gosses qui ont débité des âneries sur le terrorisme ou la liberté d'expression le font parce qu'ils sont cons, ou mal élevés par leurs parents, mal informés par leurs profs forcément démissionnaires, alors que c'est aussi, et peut-être même surtout, l'absence de séquences informatives faites pour eux et facilement accessibles qui a formé le terreau de l'ignorance et de réactions insensées.
Rendons à Najat Vallaud-Belkacem ce qui lui appartient. Elle est à la seule à s'être interrogée, de manière audible, sur la nécessité d'un journal télévisé pour enfants. En visite au collège Jean-Moulin de Pontault-Combault et alors qu'elle évoquait les théories du complot dont certains d'enfants et adolescents français sont devenus adeptes, la ministre de l'Education nationale a distinctement posé la question:
«Est-ce qu’il ne faudrait pas un journal télévisé d’actualité pour les enfants?» «Il faut se rendre compte de ce que les enfants retiennent en voyant les médias. L’imaginaire d’un enfant n’est pas suffisamment structuré (...) ça fait un magma d’information.»
La question n'a pas eu l'écho mérité ni auprès des collègues ministres de Najat Vallaud-Belkacem (COUCOU FLEUR PELLERIN), ni auprès de responsables de France Télévisions, ni du CSA ou de n'importe qui ayant les moyens d'exaucer le voeu de la ministre. Et pourtant, OUI. Mille fois oui. Il faut un journal télévisé pour enfants.
Mais comment? Quel journal? Quelle forme? Fait par qui? Diffusé où? Et surtout, pour des enfants de quel âge?
La réponse à cette dernière question au moins, est claire: le plus tôt possible. Dès 6 ans peut-être. Voire avant.
Les enfants regardent déjà les journaux télé
Déjà, parce que c'est à cet âge-là, et même plus précocément, que les enfants français sont déjà confrontés quotidiennement aux JT pour adultes et aux séquences dont on sait qu'elles ne sont pas adaptées. En juillet 2014, Mediamétrie révélait qu'un demi-million d'enfants entre 4 ans et 10 ans regardent un journal télévisé chaque soir. Sur la période étudiée (entre janvier et juin 2014), 10% des enfants de cette tranche d'âge ont aussi passé en moyenne quinze minutes quotidiennes devant la chaîne d'information en continu BFMTV et 8% devant i>Télé.
Des données inquiétantes, mais qui n'ont pourtant rien de très neuf: en 2009, le CSA avait calculé que parmi les 100 programmes les plus regardés par les 4-10 ans cette année-là, 43 étaient des journaux télévisés.
La responsabilité est bien évidemment à attribuer aux parents concernés, même si on les imagine mal coller sciemment leur enfant de 7 ans devant le JT de France2 le soir où est rapporté l'attentat dans une école de Peshawar par exemple. Il s'agit plus probablement d'une forme de négligence. Les enfants sont dans le salon au moment où les parents regardent les infos, ou encore, et c'est encore plus probable, la famille dîne devant la télé le soir à 20h, enfants compris.
Il faut dire aussi que les journaux télévisés ne sont pas déconseillés aux enfants de manière visible. Depuis 2002, les chaînes ont pour obligation de se plier aux règles de la signalétique jeunesse (programmes déconseillés aux moins de 10 ans, 12 ans, 16 ans et 18 ans). Mais cette signalétique ne s'applique ni aux journaux télévisés, ni aux documentaires.
Ces chiffres ont poussé le CSA à diffuser une campagne visant à sensibiliser les parents sur la question de l'exposition des enfants aux images violentes. Elles ont aussi alarmé de nombreux spécialistes, à l'image du psychiatre et pédopsychiatre Serge Tisseron qui, en 2003 déjà, martelait:
«Il ne faut pas vouloir cacher ces images à tout prix. Mais il ne s'agit pas non plus de dire qu'il "faut" les mettre devant la télévision, ni de convier l'enfant à l'heure du journal télévisé, ce n'est pas une initiation.»
Il évoquait également les effets trop peu évoqués de la radio, qui, si elle ne montre pas d'images choquantes, peut aussi évoquer des récits de tortures ou des faits de pédophilie le matin, à l'heure des tartines et du chocolat chaud.
Sur Internet
Par ailleurs, le fait qu’avec le Net, les enfants ont également accès à des images d’une violence inouïe n’est plus à prouver. Au moment de la diffusion de vidéos de décapitation par l’Etat islamique, une association de protection de l'enfance sur Internet basée à Genève ne doutait pas du fait que les plus jeunes soient exposés à ces images.
Les études attestant de la porosité des enfants aux contenus violents ne manquent pas. Selon la dernière étude Eukidsonline, 21% des 11/16 ans ont déjà été exposés à des «contenus malsains» (violents, xénophobes, homophobes...).
Les effets de cette exposition ont également été documentés (bien que régulièrement contestés). En 2001, LeMonde.fr rappelait que «l'Académie américaine de pédiatrie a répertorié plus de 3.500 études pour la seule question de savoir si l'exposition à des contenus audiovisuels violents augmentait le niveau d'agressivité du spectateur. Seuls dix-huit travaux n'ont pas révélé d'influence».
Pour autant, décider que pour empêcher les enfants de grandir avec la violence pour modèle, il suffit de limiter au maximum leur exposition à ces images n’a pas de sens non plus (et paraît, pragmatiquement, impossible). La solution se trouve bien plus dans le contrefeu qu’il convient de mettre en place.
Un traitement préventif
En novembre 2014, BMFTV et RMC demandaient à leurs auditeurs et internautes si selon eux, il fallait bannir les images violentes à la télévision, par égard pour les enfants. Question parfaitement inepte puisqu'une telle restriction consisterait alors à priver les adultes d'infos et de séquences visuelles nécessaires sans pour autant régler le problème de l'exposition des enfants à ces images et de la manière dont ils reçoivent, interprètent, digèrent les infos.
Qu'on le veuille ou non, les enfants sont exposés à l'information tragique et aux images violentes. Que ce soit à la maison, sur le chemin de l'école en passant devant un kiosque à journaux ou tout simplement en parlant avec des camarades dans la cour de récré. Créer un journal télévisé, ce n'est donc pas les contraindre à s'intéresser à l'actualité et les exposer aux grands malheurs du monde. Ils le sont déjà. Il s'agit donc bien de rectifier le tir en ramenant ce flot d'informations et l'actualité à leur hauteur.
Un JT pour enfants aurait deux missions qui s'imbriquent nécessairement: raconter l'actualité aux plus jeunes avec des termes et des images adaptées, décrypter, décoder. Et ainsi servir d'antidote ou plutôt de traitement préventif à la désinformation. Un enfant qui aura dès 6 ans eu accès à une information faite pour lui, compréhensible, à laquelle il pourra éventuellement participer grâce à toutes les interactions désormais possibles sera nécessairement moins prompt à adhérer aux théories spectaculaires, simplistes et erronées.
Il est d'autant plus impardonnable qu'un tel programme n'existe pas aujourd'hui en France que cela a déjà existé chez nous par le passé, et existe en Belgique. C'est même un droit qui a été débattu à l'Assemblée nationale. En 1998, le Parlement des Enfants, créé en 1994 en partenariat avec le ministère de l'Education nationale, s'est intéressé au droit à une information télévisée spécifique aux moins de 15 ans et a proposé la mise en place d'émissions d'informations télévisées sur le même modèle que la presse écrite d'actualité pour les enfants qui existait déjà à l'époque.
Une volonté sociale et politique
Deux ans plus tard, France3 diffusé A toi l'actu@, un JT pour enfants diffusé du lundi au vendredi, à 17h30 et d'une dizaine de minutes.
L'émission ne dure que deux saisons et est remplacée par Mon Kanar, sur la même chaîne, présenté par François Pécheux. Les horaires et jours de diffusion changent régulièrement (du lundi au vendredi à 17h17, puis le matin à 7h, puis le mercredi à 11h05). L'émission s'arrête définitivement le 30 décembre 2005. Il faut dire aussi que France 2 avait lancé un jeu prisé des enfants et des adolescents. Le présentateur avait pourtant confié à l'époque recevoir une centaine de messages quotidiens envoyés par des enfants livrant leurs questions et leurs critiques.
Depuis, aucun programme similaire n'a été proposé par France Télévisions. Seule Arte –où je travaille aussi– a lancé en mars 2014 son JT pour 8-12 ans, qui aborde des sujets aussi divers que Fukushima ou les élections en Grèce, et est notamment alimenté par de jeunes apprentis journalistes français et allemands. Mais il est diffusé uniquement le dimanche, et à 8h40. Autant dire que le fait qu'une seule chaîne fasse un tel journal montre le manque d'ambition de l'audiovisuel français.
Ailleurs, on est autrement plus audacieux. En Belgique, la RTBF a lancé l'émission Les Niouzz, qui à ce jour, est toujours diffusée, même si elle a aussi subi de nombreux changements d'horaires et même un changement de chaîne (de la RTBF vers la 3). L'émission avait été lancée juste après l'affaire Dutroux, parce que «l’anxiété et l’incompréhension dominaient chez les enfants». Et elle n'a pas toujours bénéficié de l'entier soutien de la chaîne.
Pour un ex-présentateur au moment «où l’émission a été créée, c’était une volonté sociale, une volonté politique, une volonté de la chaîne, de l’équipe, c’est-à-dire de tout le monde, y compris des enfants. J’ai l’impression que dix ans après, ce n’est plus la volonté de personne».
Pour autant, l'émission est aujourd'hui diffusée quotidiennement à 17h10 et 20h. Précisons qu'elle n'aborde pas que les sujets graves: l'émission aborde aussi la question des nouvelles technologies, de l'école, et propose un agenda culturel (BD, jeux vidéo, concerts, cinéma).
Les Niouzz est aussi évidemment disponible sur Internet, avec parfois du contenu enrichi. Un JT diffusé à la télévision ne peut pas se passer d’un relais sur le Net. Ou même, au vu de la réticence ou du désintérêt des chaînes pour cette question, un JT en ligne pourrait être un bon début.
A l’occasion des commémorations de la Shoah, des rescapés d'Auschwitz-Birkenau s’émouvaient, dans Libération, du fait qu’Internet, «source d’informations essentielle pour les jeunes générations» soit inondé de contenu négationniste. La tribune se concluait sur cette phrase:
Le triomphe de la vérité, passe et passera par la manière dont nous livrons l’information à ces jeunes générations.
Qu'est-ce qui empêche aujourd'hui la France de marcher sur les pas de la Belgique, qui, elle, a «profité» du traumatisme des affaires de pédophilie pour donner à l'information destinée aux enfants la place qu'elle mérite? Qu’est-ce qui nous empêche de tout mettre en oeuvre pour faire «triompher la vérité»? Certainement pas des enjeux commerciaux, puisque les enfants sont depuis bien longtemps reconnus comme une cible marketing valable, voire prioritaire.
Continuons à nous interroger sur le rôle de l'école, continuons, continuons à prendre au sérieux les débordements, continuons à nous servir des quelques rares sites Internet pour expliquer ce qu'il se passe dans le monde à nos gosses... Mais l'efficacité de chacune de ces mesures et de chacune de ces tentatives de communication verra son efficacité limitée tant que l'on ne considèrera pas les enfants comme des citoyens qui ont droit à un accès à l'information la plus intelligible, la plus strictement élaborée, la plus pédagogique possible.