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Kendal Nezan, l'homme qui parle kurde aux socialistes français

Si la France a une politique kurde depuis les années 1980, c’est en grande partie à cet homme discret qui y a dédié sa vie qu'elle le doit. Portrait.

Danielle Mitterrand est entourée, à sa droite de Massoud Barzani, à sa gauche de Jalal Talabani. Kendal Nezan, à l'extrême gauche, raconte: «En octobre 2002, nous (Danielle Mitterrand et lui) franchîmes ensemble “illégalement” la frontière syro-irakienne, en fait celle séparant les territoires kurdes de Syrie et d’Irak, pour assister à l’ouverture du Parlement kurde réunifié et inaugurer la place François-Mitterrand à Erbil.»  | Photo: François-Xavier Lovat
Danielle Mitterrand est entourée, à sa droite de Massoud Barzani, à sa gauche de Jalal Talabani. Kendal Nezan, à l'extrême gauche, raconte: «En octobre 2002, nous (Danielle Mitterrand et lui) franchîmes ensemble “illégalement” la frontière syro-irakienne, en fait celle séparant les territoires kurdes de Syrie et d’Irak, pour assister à l’ouverture du Parlement kurde réunifié et inaugurer la place François-Mitterrand à Erbil.» | Photo: François-Xavier Lovat

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Il se réjouit de la libération de Kobané, évidemment. Kurde originaire de Turquie, discret et secret, Kendal Nezan joue depuis quarante ans un rôle clé dans la définition de la politique kurde de la France. Pour cela, il a longtemps bénéficié du soutien et de la complicité de l’ancienne Première dame, Danielle Mitterrand.

Tout a commencé en 1976, boulevard Saint-Germain à Paris: «François Mitterrand achetait ses journaux, je voulais lui parler de la situation des Kurdes, alors je l’ai accosté et nous avons pris un café ensemble ici», raconte Kendal Nezan alors que nous entrons au Village Ronsard, où il a toujours ses habitudes.

Ce jour-là, le futur président de la République française confie au jeune homme de 27 ans  que l’écrivain kurde Yasar Kemal est l’un de ses auteurs favoris: «Lorsque j’ai eu accès à sa bibliothèque personnelle quelques années plus tard, j’ai vu qu’il disait vrai», confirme Kendal Nezan.   

A l’époque, c’est plutôt l’Iran et la lutte contre le Shah qui occupent le Parti socialiste. Envoyé par François Mitterrand, «Kendal est venu nous voir avec un groupe de Kurdes iraniens dont il assurait la traduction. Il avait les cheveux longs et bouclés, avec ce regard bleu et lumineux qu’on lui connaît toujours, se souvient Alain Chenal, conseiller auprès de celui qui était alors secrétaire du PS au tiers-monde, Lionel Jospin. Kendal parlait des Kurdes de façon claire, concrète et élaborée,  sans utiliser ce vocabulaire “anti-impérialiste”, verbeux et langue de bois souvent d’usage au Proche-Orient».   

Policé et cultivé, l’homme est tout à la fois énigmatique et chaleureux. Or, malgré un long compagnonnage, ceux qui l’ont fréquenté dans les couloirs du Parti puis du pouvoir socialistes connaissent peu de choses de Kendal Nezan. «Je travaille avec lui depuis des années, et je ne sais même pas où il habite!», s’exclame l’un d’eux. Serait-ce par discrétion, goût du secret ou prudence que Kendal Nezan parle si peu de lui? «Une ligne de conduite sans doute un peu désuète, mais qui correspond à mes choix de vie», dit-il, pas vraiment enthousiaste –c'est une litote– à l'idée qu’on lui consacre un portrait.     

Un secret de famille

C’est en Turquie qu’il faut se rendre pour en savoir plus. Kendal Nezan a grandi à quelques dizaines de kilomètres de Diyarbakir, la capitale du «Kurdistan du nord», dans la ville de Silvan. Lecteur érudit du Coran, son père est employé par l’Etat turc pour superviser les travaux d’infrastructures routières.

Or, le grand secret de Kendal Nezan, c’est l’une de ses grand-mères. Celle-ci n’est pas kurde mais arménienne, rescapée du génocide de 1915. Tandis que les autres membres de la famille sont tués (brûlés vif, selon un cousin), elle est, ainsi que sa sœur, sauvée et adoptée par une famille kurde de Turquie. Cette situation est loin d’être exceptionnelle, elle a concerné plusieurs milliers d’enfants et de toutes jeunes filles arméniennes islamisées de force, faisant parfois office de servantes, avant d’être mariées à des Turcs.   

Je travaille avec lui depuis des années, et je ne sais même pas où il habite!

 

Si Kendal Nezan n’a jamais parlé publiquement –et rarement en privé–  de cette grand-mère, c’est qu’il savait que cette information pouvait être utilisée contre lui et sa famille –ses deux frères vivent en Suède, mais sa mère réside toujours à Diyarbakir. Il est arrivé par exemple que les autorités turques dénoncent la supposée complicité des «terroristes arméniens de l’Asala» avec les «terroristes kurdes du PKK».

Désormais, le tabou de ces grand-mères arméniennes est en grande partie levé. Revendiquer une telle filiation est même presque devenu «à la mode» dans le sud-est, kurde, de la Turquie –quoique être traité d'Arménien peut encore valoir injure de la part des milieux ultra-nationalistes turcs.    

Plutôt le maoïsme que le marxisme-léninisme

Le jeune Kendal entre au seul lycée que compte Diyarbakir au moment du coup d’Etat militaire de 1960: «Mon professeur de littérature était un officier d’artillerie», se remémore-t-il. Puis il quitte le «Kurdistan du nord» pour la capitale turque, Ankara, afin d’y suivre des études de médecine.

En Turquie, comme en France à l’époque, l’extrême gauche est divisée en de multiples courants et chapelles. L’un des cousins de Kendal Nezan dirige le groupe d’étudiants auquel adhère Abdullah Ocalan, le futur leader du PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan, tendance marxiste-léniniste, fondé plus tard, en 1978). Très vite, ce dernier est soupçonné d’être un agent des services turcs par ses camarades de lutte; c’est le cousin de Kendal Nezan, en personne, qui aurait procédé à son expulsion.

Mais le jeune Kendal est davantage séduit par la Chine que par l'URSS. «Si je ne me trompe, dans les années 1970 Kendal était plutôt maoïste; lui et mon mari ont eu des discussions assez animées à ce propos», témoigne l’écrivaine Gilberte Favre-Zaza, écrivaine suisse, auteure d’une dizaine d’ouvrages et épouse d’une autre grande figure de l’exil kurde, Noureddine Zaza, décédé en 1988.

«Mai-68, Paris, la révolution...»

Un an après la mort de son père en 1967, Kendal Nezan décide d’aller étudier la physique à l’Université de Berkeley, aux Etats-Unis. Les autorités turques lui accordent une bourse. Le jeune homme fait escale en France. Il n’en repartira plus. «C’était Mai-68, Paris, la Révolution...», dit-il dans un rare mouvement d’exclamation, les yeux encore remplis d’images. Paris comptait alors «12 Kurdes, au grand maximum...».

Le jeune homme est fauché, d’autant que, bien vite, l’Etat turc veut récupérer l’argent de la bourse qu’il a allouée à cet étudiant dont il devine qu’il n’a pas grand-chose de bon à attendre. Kendal Nezan vit chichement, de petits boulots. «Un jour, lors d’une de nos promenades sur les quais de Paris, notre jeune fils fait une remarque sur les clochards. Kendal, qui a toujours été très attentionné à l’égard des enfants, se tourne vers lui et lui explique que les clochards l’ont accueilli sous les ponts alors qu’il n’avait nulle part pour dormir», raconte Gilberte Favre-Zaza. 

Kendal Nezan en octobre 2014

Dans les années 1970, ce sont surtout les mouvements de libération en Afrique du sud, en Amérique latine et au Vietnam qui mobilisent le petit groupe de militants communistes et anti-colonialistes animé par Henri Curiel que rejoint Kendal Nezan.

Parallèlement, le jeune homme passe son doctorat en physique nucléaire et cherche parfois à abolir les frontières entre son action militante et ses recherches scientifiques: «Il nous avait envoyé la traduction turque de la théorie de la relativité d’Einstein en nous suggérant de la publier dans notre revue politique d’extrême gauche», se rappelle, facétieux, son ami Umit Firat à Istanbul.

En 1974, Kendal profite de la toute récente amnistie décrétée par le gouvernement de Bülent Ecevit pour se rendre en Turquie. Mal lui en prend: il est immédiatement arrêté par les autorités turques et ne devra sa libération qu’à l’intervention d’officiels français. 

C’est l’époque où le poète, physicien et prix Nobel Alfred Kastler le présente au couple Sartre-Beauvoir. Avec Claude Bourdet, Françoise Giroud, Maxime Rodinson, Pierre Vidal-Naquet, Bernard Dorin, Edgar Morin, ils créent en 1976 l’association France-Kurdistan.

Les premières réunions se tiennent dans l’atelier du peintre Remzi, du côté d’Alésia dans le 14e arrondissement. Kendal Nezan est, avec Gérard Chaliand, la cheville ouvrière de l’association. Les deux hommes dirigent l’ouvrage collectif Les Kurdes et le Kurdistan–La question nationale kurde au Proche-Orient (Maspero, 1978 réédition 1981); ils enregistrent des émissions de radio ou bien encore éditent d’anciennes chansons kurdes que Kendal, magnétophone en bandoulière, est allé recueillir à des milliers de kilomètres de Paris, dans le Caucase, en Asie centrale soviétique.

«D’accord», me dit Mitterrand, «mais maintenant, c’est à vous de l’expliquer à Danielle et de la convaincre»

Kendal Nezan

Et puis en France, le contingent kurde a bien grossi, nourri par l’afflux de réfugiés politiques, communistes ou d’extrême gauche, qui ont fui le coup d’Etat militaire de 1971. Pour permettre à ces étudiants et militants de se réunir, Kendal a loué une cave rue Chappe, près du Sacré Cœur. 

En 1978 –après sa rencontre au Village Ronsard avec François Mitterrand– Kendal Nezan convainc certaines communes socialistes, dont Nantes, Clermont-Ferrand, Grenoble et Rennes, de faire don d’une trentaine de bus et bennes réformés pour améliorer le transport local de la ville de Diyarbakir, en butte aux représailles des autorités turques qui s’y inquiètent de l’élection d’un maire kurde, dirigeant du Parti ouvrier, Mehdi Zana. Cette initiative lui vaudra d’être déchu de sa citoyenneté turque.

Dans ces années 1970-1980, Paris accueille aussi deux hommes qui ont énormément compté pour Kendal Nezan. Le Kurde iranien Abdul Rahman Ghassemlou, d’abord. C'est un économiste formé à Prague et dirigeant politique hors du commun qui a dû fuir l’Iran et partage sa vie entre les montagnes irakiennes, où il a installé sa cave et sa bibliothèque, et la France; il sera assassiné à Vienne en 1989, sans doute par les services secrets iraniens. Et puis le cinéaste turc d’origine kurde Yilmaz Güney, dont le film Yol reçoit la Palme d’Or au festival de Cannes en 1982. Avec Yilmaz Güney, Kendal Nezan partage le rêve d’une «fédération turco-kurde» et le sentiment que «nous les Kurdes n’avons pas grand-chose à voir avec les Arabes, côté mentalité en particulier».

François Mitterrand est élu en 1981. En Turquie, la répression des Kurdes s’accélère. Yilmaz Güney accompagne souvent Kendal Nezan pour convaincre le directeur de cabinet du ministre des Relations extérieures Claude Cheysson d’accorder des visas en plus grand nombre: «Pour la plupart, ces réfugiés, ces demandeurs d’asile, avaient été détenus dans la même prison que Yilmaz, tous le connaissaient et lui en connaissait beaucoup», précise Kendal Nezan qui estime à 8.000 le nombre total de visas que la France aurait accordés à ce jour aux Kurdes.

Le soutien de Danielle Mitterrand

C’est aussi avec Yilmaz Güney à ses côtés que Kendal Nezan va commencer à rêver d’un  Institut dédié aux Kurdes. Les Suédois sont prêts à l’accueillir et à le financer dans sa totalité. Mais Kendal préfère Paris. N’a-t-il pas l’oreille de Danielle Mitterrand elle-même, qui fait remonter le projet jusqu’au ministre de Culture, Jack Lang? «Il n’était évidemment pas question de discuter la pertinence du projet puisque la “suggestion” venait de l’épouse du président de la République», précise aujourd’hui un ancien conseiller ministériel. De fait, ce projet remplissait un vide.

Inauguré en février 1983, l’Institut, situé au 106, rue de Lafayette, sert tout à la fois de bureau d’aide sociale, d’aide à la création d’entreprises ou bien encore de centre culturel kurde. En l’absence d’un Kurdistan indépendant, c’est à l’Institut kurde de Paris (IKP) et à son directeur, Kendal Nezan, qu’il revient de gérer l’attribution des bourses octroyées par le ministère de la Coopération. Ce qui conduira Kendal Nezan à se créer un réseau d’obligés, mais aussi de nombreuses animosités et jalousies. Tandis que les services de renseignements français ont un moment pu faire part de leur interrogation sur les critères qui présidaient à l’attribution de ces bourses.  

«Vous nous causez trop de problèmes, Ne comptez plus que l’on vous donne de nouveaux  visas, c’est fini pendant six mois au moins!»

Roland Dumas à Kendal Nezan et Danielle Mitterrand

«Ce que je voulais», explique Kendal Nezan, c’était «agir pour le long terme, créer une élite kurde, mais aussi permettre aux Kurdes, qu’ils soient vendeurs de kebab ou tailleurs d’ouvrir leur affaire, de  travailler». Et il y parvient avec un certain succès.

On rencontre certains de ces boursiers à de hauts postes: à l’université, mais aussi dans la mode ou dans la banque, par exemple. Le directeur de l’IKP s’enorgueillit même aujourd’hui, non sans une pointe de malice, d’avoir «formé les quelques rares cadres éduqués» du camp d’en face, le PKK. Ainsi l’homme qui fit office d’interprète pour Abdullah Ocalan, lors de la fuite de ce dernier en Italie en 1999, serait passé par le 106 rue de Lafayette.  

Avec les socialistes au pouvoir, l’influence et les ambitions de Kendal Nezan prennent une autre dimension.

En octobre 1989, il organise, en partenariat avec la Fondation France-Libertés de Danielle Mitterrand et le gouvernement français, une conférence internationale à Paris sur les Kurdes. Trente-deux délégations y participent, dont une délégation américaine et une délégation soviétique. Cette conférence est une première, elle marque une certaine prise de conscience internationale de ce que vivent les Kurdes.

Deux semaines plus tard, Danielle Mitterrand et Kendal Nezan s’envolent tous les deux pour les Etats-Unis afin de présenter au Congrès les conclusions de cette conférence. En 1991, c’est au tour du Sénat américain de réunir une Conférence internationale sur le problème kurde en partenariat avec l’Institut kurde de Paris.

La réputation «kurde»  de Danielle Mitterrand traverse l’Atlantique. «Madame, voulez-vous me parler des Kurdes? Je serais heureux de profiter de vos connaissances sur ce peuple et son histoire», lui aurait demandé en substance le président Bill Clinton, assis à ses côtés lors d’un dîner officiel.

Journal du 7 juillet 1992

L’engagement de la première dame n’est cependant pas de tout repos pour le Quai d’Orsay.

En 1992, Danielle Mitterrand se rend au Kurdistan irakien via la Turquie. A Souleymanié, au nord de l’Irak, elle est la cible d’un attentat à la voiture piégée qui fait quatre morts. Vingt-trois ans plus tard, Kendal Nezan est toujours persuadé que «cela ne serait pas arrivé si j’avais pu l’accompagner».  

Une autre fois, Danielle Mitterrand se rend à Ankara sans savoir que l’interprète qu’elle a emmené avec elle de Paris est recherché par la police turque. Or celui-ci ne se prive pas de narguer les autorités turques, au grand dam de l’ambassadeur de France en poste à Ankara.

Et à plusieurs reprises, Roland Dumas, alors ministre des Affaires étrangères, s’arrache les cheveux devant les initiatives politiques de Danielle Mitterrand et de Kendal Nezan qui le mettent en porte-à-faux à l’égard de l’Iran et des régimes arabes voisins. «Vous nous causez trop de problèmes, aurait-il dit un jour à ce couple de militants terribles, ne comptez plus que l’on vous donne de nouveaux  visas, c’est fini pendant six mois au moins!» 

Mais Kendal Nezan, qui a toujours une longueur d’avance, joue la carte de la jeune garde socialiste: en 1994, c’est Ségolène Royal qui est envoyée à Ankara pour soutenir les députés kurdes coincés au Parlement turc. Quelques mois plus tard, une délégation proche du PS –parmi laquelle de nouveau Ségolène Royal et Harlem Désir au nom de SOS Racisme–, assiste aux procès de cinq députés kurdes –dont Leyla Zana– qui seront finalement condamnés à quinze années de prison.

Il arrive parfois cependant à Kendal Nezan de «rater son coup»: en  1999, assistant à un débat sur la question kurde au Parlement européen, il parvient à se greffer sur le dîner très privé que Michel Rocard, Bernard Kouchner et Dany Cohn-Bendit, tous trois députés européens, ont coutume de partager dans un restaurant de Strasbourg. Kendal Nezan veut convaincre le trio de la priorité à donner au dossier kurde alors qu’Abdullah Ocalan, le chef du PKK, vient d’être capturé par les services turcs à Nairobi. Or, les voilà à peine assis que Michel Rocard se tourne vers leur invité kurde et déclare non sans malice:

«On a peut-être oublié de vous dire, Kendal, que durant nos dîners nous nous interdisons de parler politique et religion.»

Aujourd’hui, Kendal Nezan s’amuse de sa déconvenue. 

Autre regret, plus fondamental, lorsqu’il dû arrêter le 31 décembre 2012, faute de moyens financiers, la diffusion de la chaîne de télévision kurde qu’il avait lancée quatre années auparavant et qui, espérait-il, aurait pu faire contrepoids à l’omniprésence de la télévision du PKK et faire mieux connaître la culture kurde.  

Kendal Nezan avec Lionel Jospin et Bernard Kouchner, lors des obsèques à Paris de Abdul Rahman Ghassemlou assassiné le 13 juillet 1989. La photo a été prise par l'un des membres de l'Institut kurde de Paris. Ghassemlou est enterré au Père Lachaise.

L'apparence frêle de Kendal Nezan ne doit pas faire illusion. L’homme est solide. Il en a «vu beaucoup», comme on dit. Il est de ces hommes et de ces femmes du Proche-Orient dont l’engagement politique s’est forgé au fil des identités niées ou humiliées, avec le souvenir de proches tombés sous les balles de la police, de camarades torturés par les «unités anti-terroristes» et d’amis chers, disparus ou assassinés.

Pourtant, il arrive que le cuir se fende, lorsque par exemple Kendal Nezan évoque les rumeurs qui ont couru au sein même du parti socialiste selon laquelle Danielle Mitterrand était «manipulée». Il en a été blessé, sans doute cependant moins affecté d’être lui-même suspecté que de voir la sincérité de l’engagement de sa compagne de lutte mise en doute.

Kendal Nezan ne nie pas avoir eu une certaine influence sur la Première dame, ce dont François Mitterrand a d’ailleurs parfois su faire bon usage.

Exemple en 1992: «Le Quai d’Orsay poussait le Président à se rendre en Turquie. Danielle était radicalement opposée à cette visite car une centaine de Kurdes venaient d’être massacrés à Cizre», explique-t-il. «Mitterrand me convoque dans son bureau pour avoir mon avis. Il me semblait que la politique de la chaise vide n’était pas la meilleure, qu’il fallait aller en Turquie à condition d’y évoquer le problème des Kurdes. “D’accord”, me dit Mitterrand, “mais maintenant, c’est à vous de l’expliquer à Danielle et de la convaincre”.»

L’ami kurde aurait été le seul intime –hormis la famille– à veiller Danielle Mitterrand sur son lit de mort et à être à ses côtés jusqu’au bout, en novembre 2011. Il lui a rendu hommage dans un beau texte publié sur le site de l’Institut François-Mitterrand.

Ce couple de «militants terribles» en a peut-être beaucoup fait voir à certains caciques du Quai d’Orsay, mais il a indéniablement inspiré la politique kurde que la France suit encore aujourd’hui.

«Le Président François Hollande bénéficie toujours des bonnes relations établies par Danielle Mitterrand et Kendal Nezan avec les Kurdes, notamment d’Irak, confirme Didier Billion, directeur adjoint de l’Iris. Sa politique s’inscrit dans une certaine continuité: celle qui fait que, depuis 25 ans, dans la tête des socialistes, les Kurdes doivent être inconditionnellement soutenus, car parés d’un progressisme inné. Le fait qu’ils prennent partout des coups de la part des Etats dans lesquels ils vivent suffit à ce qu’on les défende.»

Début septembre 2014, Kendal Nezan rédige un «appel en faveur du Kurdistan» et obtient que deux ex-Premiers ministres et deux ex-ministres des Affaires étrangères de gauche le signent. Il a réussi «ce à quoi François Hollande lui-même ne parvient pas, aurait commenté en rigolant un de ses amis: réunir les signatures de Jospin, Kouchner, Rocard et Védrine autour d’un même texte». C’est indéniablement à ses quarante années de compagnonnage au sein du premier cercle du pouvoir socialiste dont il a initié la plupart de ses dirigeants à la «cause kurde» qu’il le doit.

Pourtant le tête-à-queue médiatique –et politique– de ces derniers mois à l’égard du PKK pourrait déstabiliser Kendal Nezan.

François Hollande bénéficie toujours des bonnes relations établies par Danielle Mitterrand et Kendal Nezan avec les Kurdes

Didier Billion, directeur adjoint de l'Iris

Toujours inscrit sur la liste des organisations terroristes de l’Union européenne et des Etats-Unis, le PKK est en train de gagner son brevet en légitimité en raison de la guerre qu’il mène contre la barbarie djihadiste de Daech –avec, depuis le 26 janvier, la «libération» de Kobané–, et grâce à une politique de relations publiques très habile.

Or, Kendal Nezan n’a jamais caché sa méfiance à l’égard des méthodes autoritaires du PKK tout en s’investissant beaucoup pour le convaincre, ainsi que le BDP, le parti politique kurde de Turquie, à engager un processus de paix avec Ankara. L'enfant de Silvan est plutôt proche du clan kurde des Barzani, plus conservateur et traditionnel, qui dirige la région autonome du Kurdistan en Irak.

L’Institut kurde de Paris déjà fragilisé par la réduction drastique des subventions, son directeur ne risque-t-il par d’être marginalisé par cette nouvelle donne? Il n’était d’ailleurs pas invité au dîner donné en octobre 2014 chez son ami Bernard Kouchner en l’honneur du leader du PYD-PKK Salih Muslim, en visite à Paris.

Pourtant, le 9 novembre au Théâtre de l’Atelier à Paris, lorsqu’à l’issue d’une représentation de sa pièce Hôtel Europe au profit de l’Institut kurde de Paris, Bernard-Henri Lévy monté sur scène fait l’éloge de l’engagement des combattant(e)s kurdes à Kobané et réclame le retrait du PKK de la liste des organisations terroristes, Kendal Nezan, à ses côtés, ne s’oppose pas à cette idée.

Pour ne pas ajouter de la division à un monde kurde traditionnellement très clivé entre frères ennemis? 

«Le point fort de Kendal, ce sont les relations avec les institutionnels, analyse un responsable associatif. Or il se trouve maintenant en compétition avec le PKK qui est en train de devenir un nouvel interlocuteur légitime –même si c’est dur à avaler pour pas mal d’entre nous qui avons eu à souffrir de la domination idéologique du PKK. Mais publiquement en tout cas, Kendal Nezan ne peut actuellement pas se mettre dans un autre camp que celui-là.»   

Ce qui est certain, c’est que, depuis quarante ans, Kendal Nezan a développé un sens tactique et politique hors pair. Et si, à la différence de bien d’autres pays européens, la France a une politique kurde depuis les années 1980, c’est en grande partie à cet homme discret qui y a dédié sa vie qu’elle le doit.  

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