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Immigration en Allemagne, année zéro

Dans une petite ville à forte immigration, au sud de l’Allemagne, on tolère plutôt bien les étrangers. Mais à Dresde, à l'est, où il n’y en a pas, on les rejette. Reportage au sein de ce paradoxe allemand.

Manifestation anti-islam à Dresde, le 12 janvier 2015 avec des portraits des victimes de Charlie Hebdo.  REUTERS/Fabrizio Bensch
Manifestation anti-islam à Dresde, le 12 janvier 2015 avec des portraits des victimes de Charlie Hebdo. REUTERS/Fabrizio Bensch

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Künzelsau (Allemagne)

«Ici, 10% de la population est musulmane», lâche Zafer. Le chiffre est difficile à vérifier. On sait toutefois que les Turcs constituent le gros de cette population immigrée, suivie par des Européens de l’Est, notamment du Kosovo, ainsi que des Maghrébins. Récemment, des Syriens sont également arrivés dans la ville, comme l’un des serveurs du Zafer Kebap, qui est Kurde de Syrie.

Zafer est le gérant de ce petit fast-food turc, où l’on peut acheter des «Kebaps» (Kebab en turc), des galettes de blé végétariennes ou une portion de frites-ketchup. «Ici, à Künzelsau, tout est calme. Il n’y a aucun problème», insiste Zafer.

Künzelsau est une petite ville au sud de l’Allemagne, entre Francfort et Nuremberg. Population: 15.000 habitants. Pour s’y rendre, on peut prendre le train depuis Stuttgart et, après un ou plusieurs changements, descendre à la gare de Waldenbourg. Il faut ensuite une vingtaine de minutes en voiture. «Si on veut venir de Berlin en avion puis en train, le trajet est plus long que pour aller à New Dehli!», commente la Berlinoise Ina Ross. Autant dire que Künzerlsau est au milieu de nulle part.

Mouvement anti-islam

Depuis que l’Allemagne connaît un regain de tensions sur les questions sensibles de l’islam et de l’immigration, Künzerlsau a été épargné. «Il n’y a eu aucune manifestation “pour”, ni aucune manifestation “contre” non plus», souligne Raphaela Henze, qui enseigne à l’université de la ville. Le mouvement Pegida, nom que l’on peut traduire par «Patriotes européens contre l’islamisation de l’occident», n’a pas fait recette ici; l’opposition anti-Pegida ne s’est pas davantage mobilisée.

Rurale et éloignée de tout, la région n’en est pas moins économiquement riche. En bordure de la ville, j’aperçois le siège social de la multinationale Würth, leader européen du secteur des vis, chevilles et autres outillages. Parmi des milliers de salariés, elle emploie de nombreux étrangers et c’est pourquoi «l’immigration est perçue ici comme une chance», me dit un chauffeur de taxi. En fait, selon plusieurs personnes interrogées, la région de Waldenbourg manque de main d’œuvre, du fait de l’exode rural et du refus des jeunes Allemands d’occuper des postes de cols bleus mal rémunérés. De surcroît, la démographie est trop faible pour assurer le renouvellement générationnel. Il faut donc faire appel à des travailleurs immigrés. Le patronat local est le premier à défendre une politique pro-immigration.

Il en va différemment à Dresde, et à l’est de l’Allemagne. Depuis décembre, des rassemblements anti-islam et anti-immigrés, agrégation de néo-nazis, jeunes hooligans, paumés sociaux et ouvriers inquiets de la montée de l’islam, s’y sont multipliés. On comptait 18.000 manifestants anti-immigration début janvier à Dresde. Avec toujours la même technique de mobilisation, chaque lundi autour du slogan «Wir Sind das Volk!» (Nous sommes le peuple!).

«Ils ont osé utiliser le slogan de 1989 en RDA, au moment de la fin du communiste», fumilne Ina Ross, que je rencontre à Künzelsau et qui est née en Allemagne de l’Est.

Employer un slogan démocratique pour défendre la haine lui paraît inadmissible. Du côté de Pegida, on prend soin de nier toute tentation néo-nazie et de refuser le racisme. Reste que, tout récemment, le 21 janvier, Lutz Bachmann, le leader de Pegida, a été contraint à la démission après s’être «déguisé» en Hitler et avoir été photographié ainsi, mèche en bataille et petite moustache haineuse.

Entre Charlie et Houellebecq

Avec l'attentat contre Charlie Hebdo en France, l'assassinat de la policière le 8 et les prises d'otages le 9 janvier, le mouvement Pegida a voulu surfer sur la vague européenne anti-islam. «Ce fut du pain béni pour eux», commente Raphaela Henze. Le lundi 12 janvier, 25.000 manifestants anti-islam ont encore défilé à Dresde, cette fois sous le mot d’ordre «Je suis Charlie».

En participant, la veille, à la manifestation de la République, à Paris, la chancelière Angela Merkel a voulu freiner la récupération politique des attentats par Pegida. Cela suffira-t-il à calmer les esprits? La peur de l’islam continuera-t-elle à faire recette?

Dans les librairies allemandes, le roman Soumission de Michel Houellebecq est paru le 16 janvier, et «il est d’ores et déjà un bestseller», me dit Peter, un Libano-Allemand que je vois acheter un exemplaire à la gare de Mannheim, sur le chemin de Künzelsau.

«Je suis Allemand… mais mon pays me manque»

A Künzelsau, ce qui fait recette, ce sont les kebabs turcs. «C’est le meilleur kebab de la ville», affirme Zafer. Dans l’arrière-salle, j’aperçois une femme plus âgée, qui semble préparer certains plats. «C’est ma mère», précise Zafer, qui me présente cette femme très effacée, arrivée en Allemagne il y a une trentaine d’années, et qui porte le voile.

Zafer m’offre du ayran, une boisson turque à base de yaourt. Et comme je l’en remercie, appréciant sincèrement cette spécialité de son pays, je vois le sourire envahir son visage et celui de sa mère. Cette boisson turque est ce qui les relie encore à leur histoire.

«La Turquie, c’est mon pays, mais je n’y vais qu’en vacances», déclare Zafer. Il est né en Allemagne, enfant de seconde génération d’immigré, mais qui a choisi la nationalité turque à sa majorité (jusqu’à tout récemment, une personne née en Allemagne ne pouvait pas avoir la double nationalité et devait faire un choix à 18 ans). Et il ajoute, malgré tout:

«Je suis Allemand.»

Je comprends qu’il ne se sent plus vraiment «à sa place» chez lui et pas tout à fait «étranger» ici. Et lorsqu’il me dit: «Mon pays me manque», je devine qu’il n’est peut-être pas si facile, entre loi du sol et loi du sang, de répondre aux questions: Qui est Allemand aujourd’hui? Que signifie être Allemand désormais?

Les immigrés doivent parler allemand « même en famille »

«Salam Alikoum», lancent deux jeunes Kosovars qui viennent d’entrer dans le Zafer Kebap. Etrange formule au demeurant. Ils viennent d’échanger un bonjour de politesse en arabe. Entre eux, ils parlent turc; avec les clients du Kosovo, et avec le serveur kurde syrien, ils parlent allemand.

A part Zafer, tout le monde est arrivé récemment –comme 200.000 autres immigrés chaque année en moyenne dans le pays et près de 500.000 pour la seule année 2013–, en quête de travail ou d’asile politique. Il a fallu apprendre l’allemand sur place. Tant bien que mal.

Le mouvement Pegida a fait de l’obligation de parler l’allemand l’un de ses principaux thèmes de campagne. Comme par un effet de surenchère, la CSU, le parti conservateur de Bavière, proche de la CDU d’Angela Merkel, a réclamé que les immigrés parlent l’allemand «même en famille à la maison», avant de faire marche arrière.

Au Zafer Kebap, seul le gérant, Zafer, parle aux clients. Les autres employés, faute de bien maîtriser la langue, se contentent de préparer les kebaps. Les consommateurs, ici indifférents à la nationalité des serveurs, entrent et sortent. Et puisque c’est le meilleur fast-food turc de la ville, dit-on, peu importe leurs origines ou la couleur de leur passeport.

En Allemagne, l’immigration musulmane est estimée à 5% (contre 7,5% en France, selon les derniers chiffres de l’institut Pew). Mais en Allemagne de l’Est, l'immigration totale dépasse rarement 2% et les musulmans ne comptent qu’une infime partie de cette population déjà très minoritaire.

Pegida réclame que les femmes immigrées ne portent plus le voile; mais il n’y a quasiment pas de femmes voilées à Dresde.

Et Raphaela Henze de conclure:

«Ici, en Allemagne du Sud, on a une forte immigration et personne ne s’en plaint. A Dresde, où il y a peu d’immigrés et presque aucun musulman, les gens sont contre!»

 

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