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Peut-on mesurer le bonheur?

Oui, avec des indices.

Temps de lecture: 6 minutes

Nicolas Sarkozy veut révolutionner les statistiques économiques internationales, et notamment celle qui mesure le Produit Intérieur Brut: le chef de l'Etat entend faire prendre en compte le «bien-être humain» et porter cette notion nouvelle au Nations-Unies et au G20, à la fin du mois.

Cette volonté a été affirmée ce lundi, dans le magistral amphithéâtre de la Sorbonne où les économistes Joseph Stiglitz, Amartya Sen et Jean-Paul Fitoussi remettaient le rapport qui leur avait été commandé en 2007 par le chef de l'Etat.

La Commission prône la prise en compte de nouveaux critères, ou une pondération différente, évaluant les inégalités sociales, la qualité de la vie et le développement durable, ainsi qu'une idée plus complète de la richesse d’un pays que le simple calcul de la production. Cette mesure du bien-être repose la question de la possibilité d'évaluer le bonheur des individus d'une société.

Slate.fr republie un article du 30 août sur le sujet.

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2001: le siècle débutait, deux avions s'apprêtaient à s'écraser sur le symbole du capitalisme occidental sous les yeux exorbités des New Yorkais, George Bush déclarait la guerre au terrorisme et la seconde guerre d'Afghanistan s'ensuivait. Pas de quoi rendre joyeux! Mais 2001 est aussi l'année où la France, jusqu'à ce que les problèmes internationaux ne l'atteignent et que l'euphorie d'Internet ne se dissipe, nageait dans le bonheur. L'Expansion l'explique cette semaine: notre indice de bonheur était au plus haut.

Pour parvenir à ce constat, l'Expansion a élaboré un «indice exclusif du bonheur intérieur net (BIN)» avec le Centre d'étude des niveaux de vie (CENV), un think tank canadien. Cet indice est construit à partir de quatre variables: la consommation moyenne, l'égalité sociale, la sécurité économique (chômage, indemnisation, dépenses de santé...) et le capital humain (niveau d'éducation, environnement...). C'est ce que l'on appelle un indice agrégateur: il recoupe un certain nombre de données, à l'inverse d'un indice simple comme le PIB, qui mesure la production d'un pays.

Qui décide?

Le problème de l'indice qui agrège ainsi plusieurs données, c'est qu'il faut déterminer ce qui compte le plus dans le bonheur des individus. Personnellement, si on me permettait d'aller gratuitement au cinéma jusqu'à la fin de ma vie, il me semble que cela contribuerait d'avantage à mon bonheur que la certitude de voir mes dépenses de santé remboursées en cas de maladie (une chose à laquelle on ne pense que lorsque l'on est malade). Mais même un malade qui verrait ses dépenses de santé remboursées, il n'est pas évident que de pouvoir être hospitalisé gratuitement le rendrait heureux. Il faudrait rendre visite aux patients sur leurs lits d'hôpitaux gratuits et les interroger: «êtes-vous heureux?»

Le philosophe Michel Onfray rappelle que «le bonheur n'existe pas: il existe des situations heureuses. Le bonheur d'un jeune n'est pas celui d'un vieux; celui d'un philosophe, celui d'un trader. Le bonheur n'est pas un état permanent: on n'est pas heureux comme on est homme ou femme».

Au-delà du problème de la pondération, se pose la question des critères. Il existe de nombreux autres indices de bonheur que celui présenté cette semaine par «L'Expansion». Du Bonheur National Brut préconisé par le roi du Bhoutan à des indices moins connus tels que celui développé par Pierre Le Roy, énarque fondateur de Globeco, une Revue sur la mondialisation.

Pierre Le Roy a, lui aussi, choisi quatre critères pour son indice du bonheur. En partant de l'idée qu'il vaut mieux vivre en paix qu'en guerre, Le Roy s'attache d'abord à la sécurité; le deuxième est la liberté, considérant que la démocratie est le moins pire des régimes, et que la Corée du Nord n'est pas nécessairement propice au bonheur. Survient ensuite la question de la qualité de la vie (inégalités, système de santé, environnement). La culture, au sens large, est le dernier critère: il faut que les enfants puissent aller à l'école, que les citoyens puissent lire la presse, voir des films...

Pour élaborer ces catégories, qui comprennent chacune dix critères, Le Roy a longtemps réfléchi, à l'aide de bon sens et des travaux du PNUD, qui publie toute une série de travaux et de données sur les sociétés, du taux de suicide à l'espérance de vie. Le Roy est parti d'une base 100 la première année de ce siècle, et évolué tous les ans. «Entre 2000 et 2007, il y a eu une amélioration, explique-t-il, ce qui contredirait le pic de l'Expansion.

Au-delà de l'IDH

Cet indice a germé dans son esprit à cause des défauts du PIB. Tous les économistes s'accordent sur le fait que le PIB est insuffisant. D'où, d'ailleurs, l'élaboration de l'IDH, indice de développement humain, par le prix nobel d'économie Amartya Sen. Mais qui ne satisfait pas encore complètement: il n'est pas assez exhaustif, et partant de l'idée que l'on ne pouvait décider de ce qui importait le plus entre les différents critères, ceux-ci ne sont pas pondérés.

Pierre Le Roy n'estime pas que son indice est parfait, mais il pense qu'il est utile de travailler à en trouver un meilleur, pour que les programmes internationaux soient mieux répartis par exemple. Et il pense son indice exhaustif. «Si dans mes quatre grandes catégories il en manque une, dites-moi, je suis preneur!» J'ai réfléchi, je n'ai pas trouvé de catégories manquantes. Mais j'ai réalisé que peut-être tout le monde ne pense pas à l'intérieur de ces catégories. Il existe des cultures et des modes de vie qui privilégient autre chose que la satisfaction de besoins individuels.

Les sociétés holistes

Si vous êtes Français, Belge ou Américain, à priori, vous vous intéressez un minimum à votre bonheur individuel. Mais si vous êtes Canaque? Dans certaines sociétés holistes, comme les Canaques décrits par l'anthropologue Maurice Leenhardt dans Do Kamo, les individus se définissent non en tant que ce qu’ils sont, au sens occidental, mais par rapport à leur place au sein d’un groupe. «Aucun membre n’existe pour soi et n’a d’existence propre». Forcément, dans de telles conditions, aller au cinéma gratuitement a moins d'importance.

Mais sans parler des Canaques, certaines sociétés sont bien moins individualistes que d'autres. Le bien commun a sans doute beaucoup plus d'importance dans une société comme le Japon, où les grévistes portent des brassards pour manifester leur mécontentement; plutôt qu'en France, où si un gréviste a des griefs, il le fera savoir de façon bien plus bruyante. A l'échelle réduite d'un pays, la régionalisation n'est pas caduque non plus: les préoccupations peuvent varier du Nord-Pas-de-Calais à la Corse.

Bonheur collectif et bonheur individuel

Il existe une autre manière de mesurer le bonheur: c'est de demander aux gens s'ils sont heureux. Claudia Senik, chercheuse et professeur à l'Ecole d'Economie de Paris travaille sur les questions de revenu, d'inégalités et de bien-être subjectif avec une approche qui tient compte justement de la subjectivité des individus: «On demande de se placer sur une échelle de 1 à 10 pour évaluer leur bonheur.»

Pour échapper aux écueils de l'inconscient, on ne demande pas aux gens si l'argent rend heureux par exemple, mais s'ils sont heureux, et s'ils ont de l'argent. Ce sont les chercheurs qui font ensuite le lien. Il ne s'agit donc pas de définir le bonheur moyen d'une population, mais d'examiner les critères pouvant contribuer au bonheur. C'est le chemin inverse. «On donne le pouvoir aux individus», souligne Claudia Senik. Pour autant, si la méthode est individualiste, elle ne tend pas à une vision nécessairement individualiste du bonheur: un individu peut être heureux parce que son entreprise va bien, même si lui-même est divorcé. «Il faut rester à un niveau d'analyse individuel, on peut ainsi essayer de comprendre ce qui se passe dans la tête des gens; mais il ne s'agit pas d'essayer de construire des indices synthétiques».

Vers un indice de qualité de la vie

Si ces indices de bonheur collectif sont finalement incapables de réellement mesurer le bonheur, ils ne sont pas forcément inutiles pour autant, et les données qu'ils agrègent sont à prendre en compte, au moins séparément. Le mot «bonheur», c'est aussi une question de marketing. Pierre Le Roy le concède d'ailleurs avec bonne foi: «Développement humain, c'était déjà pris, et j'avais compris que les travaux sur le bonheur intéressaient les gens». Le fond de l'affaire —sauf pour quelques ésotéristes, c'est de parvenir à une meilleure qualité de la vie.

C'est ce sur quoi planche la «Commission Stiglitz», officiellement «de Mesure de la Performance Economique et du Progrès Social». Cette commission, formée sur proposition de Nicolas Sarkozy pour parvenir à une approche moins comptable «de la mesure de nos performances collectives» est composée de grands économistes.

Jean-Paul Fitoussi, président de l'OFCE (Observatoire Français des Conjonctures économiques) et coordinateur, insiste sur le fait qu'on ne peut mesurer le bonheur quantitativement, or les indices économiques procèdent à des mesures quantitatives. «On peut en revanche mesurer les déterminants de la qualité de la vie: «elles ont des soubassements subjectifs, mais aussi objectifs, et mesurables».

«Nous voulons un indice pour le monde entier, nous avons travaillé avec le monde comme terrain de travail.» Mais sans la prétention de lui apporter un bonheur universel.

Charlotte Pudlowski

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Image de une: Juillet 2009, aux fêtes de San Fermin à Pampelune en Navarre. REUTERS/Vincent West

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