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Comment Facebook est en train de dévorer les médias, menaçant leur survie

Vous avez vu des vidéos en autoplay dans votre fil? Avec cette innovation, le réseau social pourrait faire mettre la clé sous la porte à bon nombre de sites d'information. On vous explique pourquoi.

Facebook. REUTERS/Dado Ruvic
Facebook. REUTERS/Dado Ruvic

Temps de lecture: 9 minutes

Pendant un instant, imaginez que vous êtes le propriétaire d'un site Internet. Vous vendez des publicités sur ce site, ce qui fait que plus de gens le visitent, plus vous gagnez de l'argent. Si plus personne n'en vient à consulter votre site, vous devrez soit trouver un nouveau modèle économique, soit un nouveau boulot. (Dans le cas de Slate, cela ne demande pas beaucoup d'imagination).

Au temps jadis, les gens arrivaient directement sur votre site, en tapant laborieusement son url –appelons-la votresite.com. Vos lecteurs les plus fidèles mettaient cette adresse dans leurs favoris et venaient la consulter plusieurs fois par jour, pour voir tous les merveilleux et nouveau trucs que vous aviez postés.

Puis, des moteurs de recherche comme Google et des agrégateurs comme Google Actualités sont arrivés, et une partie de vos lecteurs se sont mis à chercher leurs informations là-bas plutôt que de mettre en favoris un tas de sites individuels comme le vôtre. Mais il n'y avait aucun problème, vu que vous pouviez, par la même occasion, vous attirer des nouveaux lecteurs grâce à Google. La chose étant particulièrement vraie si vous étiez disposé à jouer le jeu selon ses règles.

Pour jouer le jeu de Google, il fallait modifier la formulation de vos titres pour les adapter aux désirs de recherche des gens –faire en sorte que vos pages contiennent les bons mots-clés, et que d'autres sites réputés pointent vers le vôtre. 

Et si vous vouliez vraiment gagner la partie, vous pouviez même tripatouiller votre contenu pour qu'il corresponde aux recherches les plus populaires, par exemple, en faisant des titres du genre «A quelle heure commence le Super Bowl?».

L'équivalent francçais, ce 19 janvier 2015, pourrait être un titre concernant la météo, et plus précisément la neige

Vous n'aviez certainement ça en tête au moment de lancer votre site, mais bon, faut bien payer les factures, n'est-ce pas?

Il y a quelques années, le jeu a encore changé. Cette fois-ci, ce sont les réseaux sociaux qui ont réécrit les règles, avec des gens toujours plus nombreux à trouver leurs infos sur Twitter, Pinterest ou Facebook. L'an dernier, Facebook est ainsi devenu le second pourvoyeur de trafic (c'est-à-dire de gens) vers les éditeurs de contenu, derrière Google. Et, à bien des égards, de manière encore plus disruptive.

Tandis que le classement de Google faisait globalement écho à des hiérarchies statutaires existantes, Facebook était capable de rendre à peu près n'importe quel contenu viral, tant que ce dernier se connectait aux bons neurones. Les algorithmes du réseau social étaient à la fois plus démocratiques et plus faciles à amadouer. Par conséquent, la pertinence et la pondération d'un article publié sur le New York Times pouvait se voir noyées sous un flot de contenus racoleurs et autres topitos issus de sites dont vous n'aviez jamais entendu parler. Du même coup, si votresite.com proposait un merveilleux article ou une vidéo pinçant les bonnes cordes émotives, il avait enfin une chance de jouir du gros audimat qu'il avait toujours mérité. 

Une nouvelle fois, si vous vouliez garder votre boulot, vous deviez jouer selon les règles de  Facebook. Ce qui signifiait troquer l'optimisation pour les moteurs de recherche en optimisation sociale. Le rôle de vos titres n'étaient plus de convaincre les robots de Google de leur pertinence, mais d'inciter l'usager lambda de Facebook à cliquer, aimer et partager. 

A Slate.fr, ce petit article relatant les résultats d'une étude scientifique établissant un lien entre QI et sommeil est l'un des plus partagés du site, le trafic arrivant sur la page étant essentiellement le fait des réseaux sociaux

L'appât à moteur de recherche a laissé place aux appâts à clics et à partage. Et une nouvelle fois, des sites ont acquiescé, en adaptant non seulement leurs modèles de distribution mais tout leur être aux modèles de distribution de Facebook. BuzzFeed et Upworthy sont devenus les nouveaux Huffington Post. Les sites ne voulant pas jouer le jeu – par manque de sagacité, trop plein de scrupules ou dépendance à un modèle papier – se sont mis à vasouiller. Votresite.com s'est probablement adapté et n'a pas eu de problèmes. Tant mieux.

Mais le jeu est encore sur le point de changer. Et cette fois-ci, vous allez certainement détester ses nouvelles règles.

Facebook est devenu une plateforme d'informations et de divertissement bien plus importante que n'importe quel site médiatique

 

Le 7 janvier, dans un post de blog innocemment intitulé «Ce que le passage à la vidéo signifie pour les créateurs», Facebook expliquait à ses partenaires dans les médias que de plus en plus de monde regardait des vidéos dans leur flux d'actualités. Ce qui n'a rien de surprenant: de plus en plus de monde regarde de plus en plus de vidéos partout, maintenant que nos smartphones sont capables de les diffuser sans trop d'accrocs. Les sites web adorent les vidéos, parce que les pubs qu'elles contiennent sont bien plus lucratives que les traditionnelles bannières et autres encarts que vous trouvez près des photos et des textes.

Et ce n'est pas non plus surprenant, car Facebook a récemment décidé de diffuser automatiquement ces vidéos dans son flux d'actualités, plutôt que d'attendre que les utilisateurs cliquent pour les voir. Aujourd'hui, les vidéos vous sautent directement dessus et n'attendent plus sagement votre clic.

Mais il y a un hic: ces vidéos ne se lisent automatiquement que lorsque vous les avez chargées directement sur Facebook. Si elles viennent de YouTube –ou, je ne sais pas moi, de votresite.com– et que vous les partagez sur Facebook, elles prendront la forme d'une icône statique, avec un lien externe vers le site qui les héberge. En d'autres termes, si vous voulez gagner le jeu de Facebook, vous devez désormais laisser Facebook héberger vos vidéos, plutôt que de le faire sur votre propre site et poster votre lien sur Facebook.

En tant que propriétaire de site, vous voyez déjà sans doute le dilemme que John Herrman a su si bien cerner sur The Awl. Vous savez que la pertinence de votresite.com dépend des règles du jeu édictées par Facebook.

Mais ces règles en viennent maintenant à exclure purement et simplement votre site de l'équation en matière de vidéos, soit le contenu qui se développe le plus vite et qui rapporte le plus d'argent. Si vous postez une vidéo sur votre site, elle sera probablement assez mal reçue sur Facebook, peu de gens la verrons, et vous gagnerez des clous. A l'inverse, si vous la postez sur Facebook, elle sera vue par des millions de personnes. Le problème, c'est que vos pubs sont toujours sur votresite.com. Et que les pubs du flux d'actualités Facebook appartiennent à Facebook, pas à vous.

Pour Facebook, la manœuvre n'est pas censée viser votresite.com. Si Facebook veut taper sur quelqu'un, c'est sur Google et son YouTube, qui contrôle une grosse part du marché de la vidéo sur Internet.

Mais Facebook vous dira qu'il s'agit d'améliorer le flux d'actualités de ses utilisateurs, ce qui est aussi vrai. C'est beaucoup mieux de regarder directement une vidéo dans son flux d'actualités, plutôt que de cliquer sur un quelconque lien externe, attendre que la vidéo se charge et espérer pouvoir la lire convenablement sur notre appareil. Une poisse multipliée par deux si cet appareil un téléphone.

Les médias ont davantage besoin de Facebook que Facebook a besoin d'eux. Le hic est là

 

Mais l'effet secondaire d'un postage de vidéo sur Facebook, comme le remarque Herrman, c'est de faire de Facebook l'éditeur de cette vidéo et de laisser à votresite.com le simple rôle de fournisseur. La moindre pub attelée à ce contenu sera probablement contrôlée par Facebook, pas par vous, contrairement à ce qui se serait passé si elle était hébergée par votresite.com. La seule question reste alors de savoir si Facebook daignera partager le moindre pécule avec vous. 

Il en partagera sans doute un peu. Si les éditeurs ne sont pas incités par Facebook à y mettre leurs vidéos, ils n'en mettront pas, et Facebook n'aura aucune bonne vidéo à jouer automatiquement dans ses flux d'actualités.

Et, encore une fois, Facebook ne cherche pas à faire mettre la clé sous la porte à votresite.com. Facebook est dirigé par des gens qui se soucient des médias, et des sites comme votresite.com, et qui savent que vous avez besoin d'argent pour survivre. Mais Facebook n'est pas une association caritative et les revenus qu'ils reverseront ne dépasseront certainement pas le strict minimum auquel ils sont obligés. 

Ce qui est intéressant –et effrayant, pour votresite.com– c'est que Facebook pourrait bien ne pas être obligé de partager autant de bénéfices issus de ces vidéos que vous pourriez le croire. Pourquoi? Parce que Facebook est devenu une plateforme d'informations et de divertissement bien plus importante que n'importe quel site médiatique. Ce qui signifie que les médias ont davantage besoin de Facebook que Facebook a besoin d'eux.

A l'évidence, si les médias, dans leur ensemble, menacent de ne plus utiliser Facebook tant que Facebook ne reverse pas une part équitable de ses revenus vidéo, le réseau social pourrait être forcé à la négociation. Dans certains pays européens, par exemple, des éditeurs se sont associés pour combattre Google Actualités, même s'ils s'y sont pris un peu tard. Aux Etats-Unis, les médias se méfient de plus en plus du pouvoir de Facebook, comme le soulignait en octobre 2014 David Carr du New York Times, dans un article détaillant les derniers projets du réseau social.

Pour avoir du poids, il faudrait que tous les médias, ensemble, menacent Facebook de ne plus passer par lui

 

Mais les médias américains ne négocieront pas avec Facebook en bloc, même si la manœuvre peut être justifiée en vertu de la législation anti-trust. En partie parce que Facebook a jusqu'ici été très favorable aux médias: l'énorme pouvoir du réseau social en tant que pourvoyeur de trafic aura gagné les faveurs d'un grand nombre d'éditeurs au départ réticents, quand bien même plusieurs marques se seront par ailleurs brûlé les ailes dans la course au like.

En outre, certains médias se sont déjà pécuniairement ralliés aux vidéos en autoplay de Facebook. Lors d'un premier test, le réseau social s'est associé à la NFL sur certaines vidéos sponsorisées par Verizon. «Il s'agit d'un petit test de partenariat, et nous nous en servirons pour évaluer comment les utilisateurs, les éditeurs et les marques réagissent à de tels contenus sponsorisés sur Facebook», a déclaré un porte-parole du réseau social. Sans préciser combien de revenus le réseau social entendait reverser. 

Voici ce qui va se passer.

Facebook édictera les conditions de reversement pour les vidéos postées dans son flux d'actualités, et ces conditions seront très favorables à Facebook –sans doute encore plus que les conditions définies par YouTube qui, qu'importe son succès, est bien moins important que Facebook en matière de rampe d'accès vers l'Internet global. Et ensuite, chaque site devra décider s'il accepte ou non ces conditions. 

Les médias français se mettent aussi à la publication de vidéos sur Facebook, par exemple, Le Monde et L'Express

Beaucoup résisteront, en voyant qu'ils ne pourront pas générer autant d'argent avec les vidéos postées sur Facebook qu'ils n'en faisaient lorsque Facebook liait généreusement ces vidéos hébergées chez eux. Mais certains accepteront, impatients d'être à la pointe des dernières tendances en matière de distribution de contenu. Et certains sont déjà en train d'accepter, à l'instar de BuzzFeed, dont le modèle économique est radicalement différent de celui de votresite.com. (BuzzFeed ne gagne pas d'argent en diffusant des pubs sur ses vidéos et ses articles, mais en générant des pubs «natives» indépendantes). Beaucoup prendront sans doute le train en marche d'ici la fin de l'année.

Certains perdront d'ailleurs de l'argent dans la manœuvre, mais cela n'a pas d'importance. Parce que ceux qui accepteront seront, en grande majorité, des start-ups financées par du capital-risque, dont la logique est d'accepter de perdre de l'argent pendant des années, tant qu'on gagne des parts de marché par la même occasion (c'est le cas d'Amazon, pour prendre un exemple extrême, qui perd toujours de l'argent dans sa course aux parts de marché, quand bien même sa stratégie tue des concurrents incapables de survivre s'ils ne font pas de profit).

Des parts de marché qui, bien évidemment, se gagneront aux dépens des sites qui refuseront les conditions de Facebook. Les récalcitrants résisteront tant qu'ils le pourront et s'accrocheront à leur démodé postage de liens, mais un jour ou l'autre, ils abdiqueront, ou ils mourront. 

Et la vidéo n'est qu'un début. Si Facebook et ses utilisateurs trouvent que les vidéos fonctionnent mieux quand elles sont intégrées au flux d'actualités, les mêmes principes s'appliqueront bientôt aux GIF, aux topitos, aux diaporamas photo et même aux articles dans leur intégralité. Facebook pourrait commencer par en afficher un court aperçu dans son flux d'actualités, comme il le fait désormais. Puis, quand l'utilisateur passera sa souris sur cet aperçu, le reste de l'article se déroulera.

Après les vidéos, les GIF? Et après... Les articles en entier?

 

Poster des articles entiers sur Facebook, plutôt que de simplement pointer vers eux, sera évidemment optionnel pour des éditeurs comme votresite.com. Mais il n'est pas difficile d'imaginer, d'ici la fin 2016, que le blog de Facebook en vienne à annoncer sans avoir l'air d'y toucher que les articles postés en intégralité dans le flux d'actualité ont un taux de lecture particulièrement rentable.

Là, le seul espoir de votresite.com sera de voir émerger une nouvelle plateforme capable de vraiment rivaliser avec Facebook –un site qui donnera raison aux ados pour qui Facebook n'est plus du tout cool.

Mais l'espoir est mince, car qu'importe ce concurrent –Snapchat, WhatsApp, une nouvelle version de Twitter, de YouTube ou un site que personne n'a encore imaginé– ne fera probablement pas ressusciter cette vieille et maladroite pratique propre aux années 2000 et consistant à forcer les utilisateurs à suivre des liens vers des sites externes pour voir des vidéos et lire des articles.

Et à ce moment-là, en tant que propriétaire de site, que ferez-vous? Vous changerez de modèle économique ou vous irez chercher un autre boulot?

A ce qu'il paraît, BuzzFeed (US) embauche.

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