Tech & internet

Bureaucratie, sexisme, élitisme: Wikipédia contribue à sa perte

L’encyclopédie participative en ligne est géniale, mais son fonctionnement pourrait finir par signer sa fin.

<a href="https://flic.kr/p/dsjUcW">Wikipedia</a> | Giulia Forsythe via FlickrCC <a href="https://creativecommons.org/licenses/by/2.0/">License by</a>
Wikipedia | Giulia Forsythe via FlickrCC License by

Temps de lecture: 10 minutes

Wikipédia est à la fois un paradoxe et un miracle –une encyclopédie libre et collaborative devenue la destination par défaut pour toutes les informations non essentielles.

Le fait qu’elle ait survécu près de 15 ans et reste en tête des résultats de Google pour de nombreuses recherches ne fait que témoigner du talent visionnaire de son fondateur, Jimmy Wales, et de la dévotion de ses dizaines de milliers de contributeurs volontaires.

Le cas du Gender Gap Task Force

Pourtant, sous ses abords sereins, le site peut non seulement s’avérer aussi vil et malsain que 4chan, mais aussi d’une complexité bureaucratique digne d’un roman de Kafka. Et il peut être particulièrement machiste.

Début décembre 2014, la plus haute juridiction de Wikipédia, le comité d’arbitrage, qui se compose de douze volontaires élus pour un mandat de un à deux ans, a rendu une décision dans une affaire controversée en rapport avec la Gender Gap Task Force du site, qui a pour but de faire passer la participation des femmes à Wikipédia de ses 10% actuels à 25% d’ici la fin 2015.

Le débat, qui ne cessait de s’envenimer depuis au moins 18 mois, voyait s’opposer avec hostilité plusieurs contributeurs de longue date. Au final, la seule femme impliquée, la féministe libertarienne Carol Moore, qui était en faveur de la Gender Task Force, fut bannie de Wikipédia pour avoir proféré des commentaires impolis envers un groupe de contributeurs hommes, qu’elle a même surnommés à un moment «le gang de Manchester et leurs mignons».

En comparaison, ses deux principaux adversaires n’ont eu droit qu’à une petite tape sur les doigts.

L’un d’eux était le très productif, mais très hostile, Eric «Fuck Wikipedia» Corbett, déjà bien connu pour ses impolitesses, qui avait qualifié la Gender Task Force d’être une «croisade féministe… visant à se débarrasser des contributeurs masculins» et avait qualifié Moore de «chieuse», entre autres politesses. Il a reçu pour cela une énième «interdiction» de proférer des propos injurieux.

L’autre collaborateur était Sitush, qui avait reproché à plusieurs reprises à Moore d’être «obsédée par son projet anti-hommes», puis avait décidé d’écrire sa biographie sur Wikipédia. Il s’en est tiré avec un simple «avertissement».

Le comité d’arbitrage ayant décidé de bannir uniquement la seule femme impliquée dans la dispute, alors que son comportement n’était pas pire que celui des hommes, il est difficile de ne pas y voir un pas en arrière de Wikipédia dans ses efforts pour réduire l’inégalité des sexes flagrante qui y règne (à la suite de la décision, plusieurs contributeurs ont annoncé leur intention de démissionner en signe de protestation.) En outre, cela reflète les défis auxquels Wikipédia doit faire face à l’heure où l’encyclopédie tente de maintenir et d’améliorer sa force éditoriale, ainsi que la qualité de ses contenus.

«L’encyclopédie que vous pouvez améliorer» risque de devenir, pour reprendre les mots du chercheur en informatique Aaron Halfaker «l’encyclopédie que vous pouvez améliorer pour peu que vous en compreniez les normes, que vous sachiez vous faire aimer, que vous esquiviez le mur impersonnel des rejets semi-automatiques et que vous soyez encore prêt, malgré tout cela, à y consacrer votre temps et votre énergie».

Une élite bornée de vieux habitués, des freins à l’entrée, un ratio de neuf contributeurs hommes pour une femme… ce sont autant de signes qui montrent que Wikipédia pourrait bien être en train de partir à la dérive. Wikipédia étant un projet sans précédent, on peut facilement mettre cela sur le compte de l’inattention, mais c’est précisément pour cette raison que l’encyclopédie fait face à des dangers inattendus auxquels il ne sera pas facile de trouver de solution.

Une expérience d’anarchie maîtrisée

Je me suis récemment lancé dans le monde sauvage et confus de l’édition d’articles sur Wikipédia, ce qui m’a permis de constater à quel point il s’agit d’un environnement pour le moins spécial.

L’édition controversée d’une page m’avait attribué des opinions qui n’ont jamais été les miennes. Et lorsque j’ai tenté de rectifier les erreurs, plusieurs contributeurs récalcitrants m’ont attaqué, jusqu’à ce que Jimmy Wales en personne n’intervienne et que des contributeurs plus sains d’esprit ne l’emportent et corrigent l’erreur (je les en remercie, d’ailleurs.) Il s’est avéré que j’étais tombé sur un groupe de ce que certains administrateurs de Wikipédia qualifient d'«inbloquables», un type de contributeurs assez agaçants, qui peuvent tout se permettre parce qu’ils disposent d’une sorte de fan-club au sein de Wikipédia, si bien que toute remarque négative émise à leur encontre génère systématiquement une vague d’hostilité.

Certes, mon expérience a sans doute été bien pire que celle de la plupart des utilisateurs, mais, néanmoins, Wikipédia reste un univers peu accueillant pour les nouveaux venus.

A l’inverse de l’écrasante majorité des sites Internet d’importance, Wikipédia est vraiment une expérience d’anarchie maîtrisée. Sa force et sa faiblesse résident grandement dans son absence d’autorité centrale, dans le fait que personne ne soit vraiment aux commandes.

En théorie, tous les contributeurs jouent à armes égales et seuls 1.400 administrateurs environ ont le pouvoir de les sanctionner ou de les bloquer (le comité d’arbitrage, surchargé, est réservé aux cas de désaccords extrêmes). Le mode de gouvernance actuel de Wikipédia est une anarchie légaliste, dans laquelle des règles compliquées, auxquelles il est fréquemment fait référence par d’obscurs acronymes de type NPOV… ou même IAR (ignore all rules: ignorez toutes les règles), sont soigneusement choisies par les contributeurs expérimentés afin de prendre l’ascendant dans les débats.

Je n’exagère pas quand je dis que, de ma vie, je n’ai jamais rien vu qui ressemble tant au Procès de Kafka, avec des contributeurs et des administrateurs donnant des conseils confus et contradictoires, des plaintes revenant en pleine figure du plaignant, alors exposé à des sanctions disciplinaires pour s’être plaint, le tout avec des critères appliqués au petit bonheur la chance. Durant le peu de temps que j’y ai passé, j’ai vu à plusieurs reprises des contributeurs vouloir régler des conflits à grands coups d’acronymes, pour finalement retourner leur veste et déclarer qu’il fallait «ignorer toutes les règles» dès lors que ces mêmes règles étaient utilisées contre eux.

Le but principal de Wikipédia est d’atteindre la très vénérée neutralité du point de vue (NPdV pour les habitués), ce qui signifie qu’un article doit refléter avec impartialité les opinions de sources fiables (SF) sur un sujet donné, en fonction de leur importance.

Capture d'écran de l'onglet Discussion de la page Ségolène Royal, une des plus consultées et controversées

Dans la pratique, cela veut tout dire et son contraire. Dans le meilleur des cas, qui arrive assez souvent, des débats animés dans la page «Discussion» d’un article finissent par donner lieu à d’interminables négociations et au «raffinement» de l’article jusqu’à ce qu’il soit vraiment de bonne qualité.

Les contributeurs capables d’œuvrer tranquillement à la poursuite de cet idéal du «consensus» peuvent transformer l’édition d’un article de Wikipédia en une magnifique expérience très productive.

Mais dans d’autres cas, cela peut aboutir à l’une des innombrables «guerres d’édition», dans lesquelles des groupes de contributeurs impétueux se rassemblent en factions opposées, qui se battent pour obtenir que la page affichée soit leur version et surtout pas celle des autres –«consensus» généralement obtenu non par impartialité, mais à l’usure, en épuisant son adversaire.

Dans son livre Common Knowledge?: An Ethnography of Wikipedia, Dariusz Jemielniak, contributeur et administrateur de longue date de Wikipédia, relate l’une des plus épiques guerres d’édition de tous les temps, à savoir un débat tendu et inextricable pour savoir comment écrire le nom de la ville polonaise de Gdansk (que l’on appelle aussi parfois Danzig), qui dura quatre ans avant qu’un énorme vote y mette un terme, mais sans qu’aucun réel consensus ne soit jamais atteint. Un autre long débat a eu lieu ensuite sur la manière de nommer (et d’indexer) Chelsea Manning.

Si Jimmy Wales, fondateur de Wikipédia actuellement à la tête de la Wikimedia Foundation (l’organisation à but non lucratif en charge de récolter des fonds pour le site), a encore une certaine emprise sur la communauté des contributeurs, il a depuis longtemps renoncé à ses pouvoirs officiels sur Wikipédia, à la suite d'un mécontentement des utilisateurs face à des décisions qu’il avait prises de manière unilatérale.

Les inconvénients de la loi, sans ses avantages

Par conséquent, son prestige ne lui permet plus d’exercer qu’une sorte de soft power sur Wikipédia, comme lorsqu’il a soulevé la question des romancières américaines (qui avaient été retirées de la catégorie «romanciers américains» pour être reléguées dans une catégorie «Femmes romancières américaines»), après un article du New York Times. Le problème fut traité, mais non sans rancœur: Wales se trouve dans la position difficile d’avoir à trouver des fonds pour un projet sur lequel il n’a, au mieux, qu’un contrôle limité. Si Wales lui-même semble aspirer à une attitude véritablement neutre et discrète envers Wikipédia et son autonomie, certains contributeurs sont contrariés par toute manifestation de son influence, aussi modeste soit-elle (ce qui a conduit certains volontaires comme Corbett à affirmer le plus librement du monde que «Wales est un connard malhonnête de la pire espèce» ou Sitush à fulminer contre «l’arrogante et incompétente Wikimedia Foundation», sans que cela ne prête vraiment à conséquence).

Les utilisateurs de Wikipédia font collectivement office de pouvoir législatif, exécutif et judiciaire. Rien n’étant prévu pour assurer l’impartialité des administrateurs (les administrateurs ne perdent presque jamais leurs privilèges), leurs actions font généralement autorité, qu’elles soient justes ou non.

Le problème est qu’en l’absence d’une autorité judiciaire centrale, la loi sans l’équité régie par cette même loi vous en donne tous les inconvénients (bureaucratie, légalisme) sans les avantages (justice, impartialité). Les administrateurs sont censés faire preuve de retenue et exercer leur rôle de façon à faire apparaître le «consensus» résultant des discussions entre les différentes parties, mais ce «consensus» n’étant que très vaguement défini, leur champ de manœuvre est plutôt large.

Dans la pratique, les administrateurs ont tendance à protéger les contributeurs qu’ils connaissent et ceux avec lesquels ils sont d’accord, et à corriger ceux qu’ils ne connaissent pas et qui ne partagent pas leurs idées. Ce n’est pas nécessairement mal, c’est juste une conséquence inévitable de la nature humaine.

Accuser Wikipédia d’être biaisé politiquement est, à mon avis, injuste: il n’y a pas d’idéologie dominante sur le site, mais plusieurs idéologies très variables, émanant de divers groupes de contributeurs et d’administrateurs.

L'objectif: garder les contributeurs

Le problème vient plutôt du fait que les administrateurs et les contributeurs de la première heure ont développé une forme d’esprit de clocher: ils considèrent ainsi les nouveaux contributeurs comme de dangereux intrus risquant d’anéantir leur belle encyclopédie, ce qui les incite à les contredire, voire à les persécuter.

Cette attitude vient du fait que certains de ces nouveaux venus sont effectivement des trolls, des militants, des pirates payés ou des incompétents. La plupart, toutefois, ne sont pas dangereux et fuient Wikipédia à toutes jambes après avoir été mal accueillis. Il n’est pas rare d’accuser un nouveau contributeur d’être un «compte à objet unique», centré sur un sujet particulier et qui ne fait pas preuve de neutralité. Bien entendu, la plupart des nouveaux arrivants ayant l’air, au départ, de comptes à objet unique, le terme est régulièrement utilisé pour décrédibiliser les nouveaux arrivants.

«Beaucoup de nouveaux contributeurs se font malmener ou dénigrer sans raison valable, m’a dit Jemielniak. Les membres de Wikipédia sont habitués aux trolls. Ça leur fait perdre toute sensibilité.»

Wikipedia.fr

Selon les statistiques fournies par Wikipedia.fr, au 20 janvier 2015, l'encyclopédie comptait 2.081.400 comptes utilisateurs, dont 15.363 contributeurs actifs c'est-à-dire ayant fait au moins une modification dans les 30 derniers jours. Parmi ceux-ci près de 5.000 contributeurs avaient fait au moins 5 modifications et près de 800 avaient fait au moins 100 modifications sur la même période.

Cela donne un début d’explication à la difficulté qu’a Wikipédia à recruter de nouveaux contributeurs et permet de comprendre pourquoi ce sont les contributeurs les plus bornés et implacables qui restent. Malheureusement, le nombre de contributeurs anciens et productifs en langue anglaise n’ayant cessé de chuter au fil des ans pour atteindre 31.000 en 2013, soit presque deux fois moins qu’en 2007, le problème devient de plus en plus inquiétant.

Cette baisse accentue la pression sur Wikipedia qui cherche à conserver ses contributeurs les plus anciens, même s’ils sont incroyablement acerbes, ce qui renforce l’esprit de clocher dont l’entreprise souffre.

Cette attitude se reflète également dans l’indifférence générale, voire l’hostilité, des membres actifs de Wikipédia envers l’opinion extérieure. Jemielniak écrit que «la confiance qu’accorde Wikipédia à la réglementation normative interne exacerbe naturellement la tendance des membres à rejeter toutes les formes de validation externe», ou comme il me l’a dit:

«Les membres actifs de Wikipédia sont allergiques à toute forme de contrôle.»

L’affaire du Gender Gap Task Force prouve que tant que le comité d’arbitrage ne considèrera pas que son jugement met les femmes à l’écart et nuit à l’image de Wikipédia, personne ne pourra le forcer à agir.

Reste toujours le problème de la qualité inconstante des contenus. Etant donné l’anarchie qui règne, il est étonnant que la qualité des articles doive atteindre le plus haut niveau possible, même s’ils ne sont pas toujours fiables. C’est la nature même de ce monstre qui rend le contrôle qualité incohérent.

Récemment, une page de qualité acceptable et relativement neutre sur le «marxisme culturel», qui retraçait l’histoire de la théorie critique marxiste, de György Lukács à Theodor W. Adorno et à Frederic Jameson, a tout bonnement disparu grâce aux efforts d’un seul contributeur. Plutôt que d’intégrer cet article au sujet moins vaste, mais plus approfondi, «Théorie critique», le contributeur a remplacé la page par une autre sur la «Théorie du complot de l’école de Francfort», qui revient sans cesse, de manière obsessive et quelque peu offensante, sur la présence de juifs dans ces écoles de pensée, ainsi que sur les théories du complot antisémites et très douteuses qui les entourent (on ignore les raisons pour lesquelles le contributeur s’est appesanti sur ces théories hors sujet au lieu de traiter des penseurs eux-mêmes, mais les modifications sont pour le moins déconcertantes). Après des plaintes, Jimmy Wales a restauré la page d’origine et a demandé à ce que les débats sur ces changements importants et soudains se poursuivent pendant une semaine, ce qui a provoqué le mécontentement des contributeurs qui soutenaient ces modifications. L’issue du débat a été moins déterminée par la vérité que par l’obstination et la relative popularité des contributeurs et des administrateurs qui les soutenaient.

Patience, idéalisme, circonspection

En dépit de tout cela, Wikipédia reste un projet important et novateur, précisément parce qu’il a tenté (et réussi à bien des égards) quelque chose qui n’avait jamais été fait auparavant.

Peu de personnes lisent l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert aujourd’hui, mais sa portée n’en a pas moins été incommensurable. La question n’est donc pas de savoir si l’expérience est digne d’intérêt (car elle l’est), mais de savoir si la communauté de Wikipédia saura prendre les mesures nécessaires pour propulser l’encyclopédie dans l’avenir ou si cette expérience si particulière est en train d’arriver à son terme.

Durant le peu de temps que j’ai passé au sein de cette communauté, j’ai rencontré un certain nombre de contributeurs d’une patience, d’un idéalisme et d’une circonspection incroyables, parmi lesquels Jemielniak, mais leur voix était trop souvent noyée par des voix bien moins aimables.

Wikipédia peut nous apprendre beaucoup de choses sur la gouvernance d’Internet et sur la construction d’un recueil collectif de connaissances. En définitive, c’est aux contributeurs du site de choisir s’ils souhaitent en finir avec leur esprit de clocher, s’ils veulent attirer plus de contributeurs extérieurs, s’ils veulent écouter les opinions plus modérées et réfléchies de leur communauté, et peut-être même d’envisager la possibilité qu’ils puissent parfois avoir tort. Il en va sans doute de l’avenir de Wikipédia.

cover
-
/
cover

Liste de lecture