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Avec le portrait d’universitaire névrosé (et sexuellement très libéré) qu'il propose dans son dernier livre –dont la sortie le 7 janvier a logiquement été éclipsée par les attentats contre Charlie Hebdo et la prise d'otages de la Porte de Vincennes– Michel Houellebecq va avoir du mal à se faire des amis parmi les chercheurs en littérature.
C'est dommage, parce qu'ils ne l'aiment déjà pas beaucoup. Le succès public, le matraquage médiatique, et les prix remportés par l’écrivain n'empêchent pas la gêne palpable au sein du corps universitaire vis-à-vis de son œuvre. Dans une récente interview accordée à la Voix du Nord, Antoine Jurga, professeur de lettres au lycée du Hainaut à Valenciennes et auteur d’une thèse consacrée en partie à l’écrivain, estimait à son plus grand regret que Houellebecq «n’est pas considéré comme un auteur suffisamment digne d’intérêt pour des recherches.»
L’auteur de l’Extension du domaine de la lutte a beau faire figure de référence à travers le monde en matière de littérature française, le nombre de thèses le concernant donne raison à Antoine Jurga.
S’il est difficile de comptabiliser le nombre exact de travaux universitaires consacrés à Michel Houellebecq, la comparaison avec d’autres écrivains contemporains à la renommée équivalente est éclairante: le site theses.fr, qui répertorie plus de 350.000 thèses françaises depuis 1985, n’en recense que 10 consacrées uniquement ou en partie à Michel Houellebecq, dont 3 ont été soutenues. J.M.G. Le Clézio en compte de son côté plus d’une trentaine, Annie Ernaux 20 et Patrick Modiano, qui vient de se voir décerner le Prix Nobel de littérature, fait l’objet de 23 thèses. Même constat dans le catalogue SUDOC qui a recensé 7 thèses consacrées à l’auteur de La carte et le territoire. De leur côté, J.M.G. Le Clézio (35), Annie Ernaux (13) et Patrick Modiano (20) ont mobilisé plus de chercheurs.
Ces deux sites ne prennent pas forcément en compte tous les travaux en cours d’écriture et l’agence bibliographique de l’enseignement supérieur (ABES) nous a précisé que le référencement de ces deux catalogues dépend uniquement des universités, chargées de leur transmettre les sujets de thèses.
C’est pas la taille qui compte
Michel Houellebecq n’a publié jusqu’à aujourd’hui (en comptant le nouveau, Soumission) que six romans. «Malgré sa capacité à lire notre monde grâce à une acuité exceptionnelle et une proposition littéraire des plus pertinentes, on peut dire que l’œuvre de Michel Houellebecq manque encore d’une certaine consistance littéraire aux yeux du corps universitaire, la poéticité globale de l’œuvre n’a pas encore été totalement confirmée», concède Antoine Jurga.
Mais c’est une excuse un peu maigre: ailleurs qu’en France, elle ne rebute pas les chercheurs. Trois colloques internationaux ont été consacrés à Houellebecq depuis 10 ans, et les deux premiers se sont déroulés à l’étranger: à Edimbourg en 2005, le second en 2007 à Amsterdam. Il aura fallu attendre 2012 pour que les chercheurs français lui accordent un colloque chez eux, à Marseille. Sur 45 participants, il y avait 30 intervenants étrangers, et 14 nationalités en tout.
Une réticence très française
Ce genre de paradoxe n’est pas inédit. En 1979, la première véritable biographie consacrée à Albert Camus a été écrite… par un Américain, Herbert R. Lottman, décédé en août 2014, et connu comme le «biographe des figures françaises». La situation de Houellebecq est similaire.
Michel Houellebecq a fait revenir la littérature française sur le podium européen
Margot Dijkgraaf
Aux Pays-Bas, il bénéficie d’un engouement rare, d’abord public et critique. En septembre 2010, quelques jours à peine après la sortie en France de La carte et le territoire, une journaliste hollandaise, Margot Dijkgraaf, publiait un article (relayé et traduit par Le Monde) pour parler de l’influence de l’écrivain français aux Pays-Bas. Elle assurait que «Michel Houellebecq a fait revenir la littérature française sur le podium européen», et que dans le pays, mais aussi en Allemagne, il «jouit d'un grand prestige intellectuel et où son œuvre engendre de nombreux débats, études critiques et travaux universitaires.»
Interviewé par Slate, Martin de Haan, traducteur attitré de Houellebecq aux Pays-Bas, explique que «bien qu'une certaine presse aime répéter le cliché que c'est un auteur à scandale doté d'un style terne et plat», il y est considéré «comme l'un des grands écrivains européens» et souvent étudié dans les universités.
On peut ainsi citer le travail de Murielle-Lucie Clément et de Sabine van Wesemael (par ailleurs organisatrice du colloque de 2007), de l’université d’Amsterdam, qui ont publié de nombreux travaux sur Michel Houellebecq, étudiant différents aspects de sa littérature: la transgression, l’amour, le sexe,…
Dans sa thèse La réception de Michel Houellebecq dans les pays germanophones, le chercheur Christian van Treeck explique comment l’écrivain a aussi bénéficié en Allemagne d’un intérêt jamais atteint en France: public, médias,… enseignement. Le chercheur y explique notamment que les œuvres de l’écrivain français ont «en effet trouvé leur place dans des institutions évoluant selon une temporalité plus lente telles que les bibliothèques, le lycée et l’université, faisant l’objet tant de cours dans l’enseignement secondaire et supérieur que de publications universitaires.» Il parle même de «consécration» de l’auteur au sein des institutions scolaires et universitaires, à l’inverse de sa situation en France.
Distance confortable
Au Royaume-Uni aussi, l’œuvre de Houellebecq –et son désespoir français– passionnent. Plusieurs thèses ont été publiées, comme Michel Houellebecq et la littérature du désespoir de Carole Sweeney.
Pour Russell Williams, professeur britannique de l’American University of Paris et auteur de travaux sur l'auteur, c’est d’ailleurs notamment en tant qu’objet français qu’il est étudié, «parce qu’il révèle des choses cruciales et controversées sur la France.» Notamment sur ce que c’est de vivre en France en 2014, dans un pays en crise et faisant face à de nombreuses questions sociétales: montée des extrêmes, problème du racisme, place de la religion et de la laïcité, conservatisme…
In fine, la distance des chercheurs étrangers constitue d’une certaine manière un avantage. D’autant plus qu’en France, «la médiatisation à outrance de l’écrivain Michel Houellebecq suscite un doute sur l’authenticité de son œuvre pour une grande partie des universitaires français», selon Antoine Jurga:
«Les réactions universitaires à l’étranger sont plus rapides car les lecteurs avisés ne s'embarrassent pas du raffut médiatique, et ont un rapport beaucoup plus immédiat avec le texte.»
Le bruit et la patience
Ce «raffut médiatique», qui engendre en France une «méfiance» selon Bruno Viard a été particulièrement frappant pour la sortie de Soumission (le journaliste Bruno Duvic notait dans la matinale de France Inter, dont l’écrivain était l’invité, qu’en six ans de revue de presse, il n’avait jamais vu pareille abondance de critiques, papiers, débats, autour d’un roman, le jour même de sa sortie) est notamment lié au «goût de la provocation» du romancier qu’évoque Sylvie Brodziak, maîtresse de conférence en Littérature et histoire des idées à l’université de Cergy-Pontoise.
Pour Bruno Viard, professeur de littérature à l’université Aix-Marseille et auteur de la thèse Les tiroirs de Michel Houellebecq, «il faut savoir que Houellebecq est anti-moderne et anti-libéral en économie mais aussi et surtout en morale. Pour moi, il fait une satire du libéralisme moral, et cela déplaît à l’intelligentsia et aux universitaires.»
Idéologiquement ses écrits sont très difficiles à assumer et à commenter devant des classes françaises
Sylvie Brodziak
«Idéologiquement ses écrits sont très difficiles à assumer et à commenter devant des classes françaises traversées par les questions et débats sociétaux que l’on connaît», ajoute Sylvie Brodziak. (Cette remarque faite à la veille des attentats de Charlie Hebdo prend un sens encore plus lourd après les événements.)
Elle ajoute: «De plus, l'univers Houellebecquien (celui d’un loser, raté, amoral, aux écrits érotiques voire pornographiques et racistes) est un univers peu exaltant.»
Isabelle Dumas, chercheuse de l’université de Montréal et auteure de plusieurs travaux sur l’écrivain, a d’ailleurs le sentiment qu’il faut «défendre» Houellebecq contre les gens qui l’accusent de misogynie, de provocation gratuite,… y compris auprès de ses collègues. «Ce caractère à la fois brut et acéré de l’écriture houellebecquienne, dérange visiblement certains lecteurs, et probablement certains chercheurs», note-t-elle.
Snobisme intellectuel français
«Il y a une sorte de dédain universitaire vis-à-vis de Michel Houellebecq», renchérit Bruno Viard. Selon lui, le succès populaire dont bénéficie l’écrivain, comme certains de ses contemporains, ne l’aide pas à trouver sa place dans les universités. Russell Williams, de l’American University of Paris, le confirme: si les chercheurs français ne s’intéressent pas suffisamment à Houellebecq, c’est peut-être en partie à cause du «snobisme intellectuel français.»
Russell Williams confie par ailleurs que, le jour où il a passé un entretien d’embauche dans une université française, le jury a souri quand il a mentionné son grand intérêt pour cet auteur.
Ce schéma de reniement universitaire d’un auteur à cause de son succès public et médiatique est ancien. «On peut citer Dumas et Zola, qui eux aussi ont souffert de leur succès public auprès de la critique universitaire, rappelle Jean-Yves Mollier, professeur d’histoire contemporaine à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines et co-auteur notamment de Les Goncourt dans leur siècle: un siècle de Goncourt. Même chose pour Jules Verne, longtemps considéré seulement comme un ‘auteur de jeunesse’»
Idem aussi pour Marguerite Duras, qui a dû attendre son troisième roman, Un barrage contre le Pacifique en 1950, pour connaître un succès en librairie. «Mais c'est avec Moderato cantabile en 1958 qu'elle est vraiment reconnue par les critiques et le public, note Sylvie Brodziak. Elle entre dans le Nouveau Roman et [c’est seulement] ensuite les universitaires vont s'intéresser à son œuvre...»
La vie: un problème
Le problème, plus général, vient aussi de la difficulté qu’ont les chercheurs face aux auteurs encore vivants. Blanche Cerquiglini, critique littéraire et auteure avec Jean-Yves Tadié de Le Roman d’hier à demain estime que
«L’Université a en effet du mal à s’emparer des auteurs contemporains parce qu’il y a toujours quelqu’un pour dire, avec un petit sourire en coin, que Proust c’est mieux que Houellebecq. Oui et non; et surtout, ce n’est pas la question. Je trouve très dommage qu’un lecteur de Houellebecq ne lise pas aussi Proust; et je trouverais dommage qu’un lecteur de Proust méprise a priori Houellebecq sans le lire. Mais il faut un œil très acéré, et en même temps une grande culture littéraire, pour dégager parmi la (trop) abondante production littéraire les livres qui méritent d’être lus. Tout cela prend du temps, un temps que n’ont pas forcément les universitaires.»
Au début de l’histoire des études universitaires et de l’enseignement, il fallait absolument attendre qu’un auteur soit mort pour l’étudier. «Mais un changement est apparu il y a une trentaine d’années, explique Jean-Yves Mollier. Les professeurs de collège ont commencé à initier leurs élèves à la littérature de jeunesse, nécessairement composée d'auteurs vivants, à côté des morts. Ce souffle nouveau s’est propagé ensuite au lycée puis dans les universités où l'on a commencé à étudier les vivants (Sartre, Camus, Genet, etc.) sans attendre le jugement de la postérité.»
Le repérage du neuf chez un écrivain contemporain est délicat
Jean-Yves Mollier
Par la suite, assez logiquement, un autre problème apparaît: réussir à déterminer qui, parmi les auteurs encore en vie, est un «grand auteur» méritant qu’on l’étudie. Pour cela, il faut d’abord prouver sa littérarité, à savoir «ce qui fait d'une œuvre donnée une œuvre littéraire», comme l’a défini Roman Jakobson dans Huit questions de Poétique en 1973. Quand la poésie dominait encore les genres littéraires, jusqu’au début du XXe siècle, les critiques et professeurs pouvaient s’accorder sur des règles strictes et techniques pour définir ce qu’est un grand auteur, comme l’explique Jean-Yves Mollier:
«Quand le roman est devenu le genre majeur, la question de la littérarité s'est complexifiée. Zola a été incendié quand il a proposé sa vision naturaliste, mais aujourd’hui il est adulé. Depuis le nouveau roman, la façon d’écrire a encore changé, comme on l'a vu avec Michel Butor, puis Claude Simon ou encore Georges Perec. Toutefois, le repérage du neuf chez un écrivain contemporain est délicat et les critiques se partagent en général sur cette question.»
Définir le style Houellebecq
Houellebecq ne rentre pas dans ces cases de la littérature classique: d’un point de vue purement littéraire, de l’avis même de ceux qui l’ont étudié, Houellebecq ne répond pas forcément à la vision académique de l’exigence littéraire. L’auteur des Particules élémentaires a une vision de la littérature bien différente du «formalisme» privilégié dans les thèses jusque-là, à savoir un plus grand intérêt pour la forme du roman et son écriture que pour son fond. Or, «Michel Houellebecq voit la littérature comme une représentation du monde qui l’entoure et estime que le secret d’un bon style, c’est d’avoir quelque chose à dire», explique Bruno Viard.
Le travail réel de Michel Houellebecq est passé sous silence
Antoine Jurga
Un avis confirmé par Antoine Jurga: les médias s’attachent de plus en plus au sujet des œuvres, et dans le cas de Houellebecq à son positionnement politique et polémique, alors que les universitaires se penchent sur leur forme. «On ne se pose pas de question sur la recevabilité de l’œuvre d’Annie Ernaux, on sait qu’elle élabore une proposition littéraire remarquable autour du genre de l’autobiographie, note-t-il. En revanche, le travail réel de Michel Houellebecq est passé sous silence. On évoque assez peu son usage des points-virgules, sa maîtrise de la rupture phrastique, son habileté à produire des épisodes humoristiques, son élaboration d’un ton spécifique et d’un lyrisme brisé, sa virtuosité pour instaurer des rimes macrostructurelles…»
C’est pour cela que, quand il est venu au colloque qui lui a été consacré à Marseille en 2012, Houellebecq a expliqué aux organisateurs qu’il était très content qu’on lui pose des questions sur sa littérature, et non sur la provocation que l’a rendu célèbre. Seulement voilà, son audience était alors largement internationale et non pas française.
Réhabilitation
Malgré cela, et malgré la polémique provoquée autour de son dernier ouvrage, les chercheurs francophones qui ont étudié Houellebecq ont bon espoir de le voir bientôt réhabilité auprès de leurs collègues. «Il semble que Houellebecq est un peu plus considéré depuis qu’il a remporté le Goncourt avec La carte et le territoire, en 2010, ne serait-ce que parce qu’à ce moment, les chercheurs qui ne l’avaient pas encore lu ont probablement pensé que c’était un devoir de le faire», note Isabelle Dumas, de l’université de Montréal. Peu à peu, des jeunes chercheurs se lancent dans des travaux sur Houellebecq, comme le note Bruno Viard, pour qui le corps universitaire se remet aussi en question au fur et à mesure qu’il a commencé à «renoncer –sans les avoir remplacées– aux approches marxiste, freudienne et structuraliste [de la littérature], si puissantes dans les années 1970.»
Ce changement de vision serait le bienvenu pour Russel Williams, qui estime qu’une des responsabilités des universitaires est justement de se demander ce qui fait de Houellebecq un auteur à part, et de «déterminer ce que cela dit à propos de la littérature et de notre société moderne.» Les universitaires, selon Jean-Yves Mollier, ne peuvent pas ignorer la pression médiatique autour d’un auteur contemporain, à condition que leur jugement ne soit pas influencé: «Les professeurs font face à une obligation éthique de contemporanéité pour répondre aux questionnements de leurs élèves. Ils ne peuvent pas vivre dans une tour d’ivoire car leurs élèves et, plus encore, leurs étudiants, n’y vivent pas non plus.»