Sciences

Que sait-on de l'humain?

Pour échapper à quelques pièges et confusions idéologiques, un ouvrage de synthèse sur les connaissances concernant l’humain.

<a href="https://flic.kr/p/djXEwv">Promenade</a> / ChrisPerriman via <a href="https://creativecommons.org/licenses/by-sa/2.0/">FlickrCC</a>
Promenade / ChrisPerriman via FlickrCC

Temps de lecture: 7 minutes

Qu'est-ce que l'humain ? : Liberté, finalité, rationalité

de Jean Baechler

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C’est à la fois pour ses compétences et pour ses prises de parole dans l’espace public que la lecture des textes de Jean Baechler est importante. Professeur de sociologie historique à la Sorbonne, membre de l'Académie des sciences morales et politiques, il contribue largement, depuis 2006, à un réengagement des commentateurs sur les questions des fins dernières, de l’agir, des matrices culturelles, de la nature humaine. Il s’est donné pour ambition simultanément de construire une théorie complète des sciences humaines. C’est exactement à ce carrefour que se tient ce dernier ouvrage, dont l’ambition est de donner des explications plausibles, rationnelles, scientifiques, des choses humaines. Toute sa carrière a visé à montrer qu’il était possible d’expliquer des singularités (révolution, mutation économique, suicide) dans des domaines et des ordres différents. Puis, dans la persuasion raisonnée, écrit-il, que le politique occupe la place centrale dans le dispositif humain, il s’est appliqué à édifier une théorie des régimes politiques. Finalement, complète-t-il, le trait le plus exclusif de l’humain est d’être un tout intégré dont les éléments peuvent être isolés jusqu’à un certain point seulement, au-delà duquel la science échoue à en rendre compte. Il est tout à fait impossible de négliger une dimension de l’humain: psychique, anthropique, culturelle... En un mot, voilà pourquoi il se lance dans la rédaction de l’ouvrage en question ici, il y tente, en effet, la présentation au public d’une anthropologie générale, ouverte sur la sociologie et l’histoire.

Or, on sait que les travaux récents dans de nombreux domaines tendent à invalider d’anciennes hypothèses ou voies de recherche (sur les frontières de l’humain, sur la notion de progrès, sur la différence entre culture et civilisation) et, dans de nombreux cas, donnent à réfléchir sur des présuppositions philosophiques désormais contournables: sur ces frontières de l’humain justement, sur la notion de nature humaine, et sur de nombreux autres plans. Il est donc tout à fait pertinent, pédagogiquement, de se lancer dans de nouvelles synthèses des savoirs, portant notamment sur la nature des choses humaines, les faits humains dans leur singularité, et l’explication des particularités culturelles, à la lumière des raisons proposées par les chercheurs actuels.

La construction de l’ouvrage suit ce fil conducteur. Il est divisé en trois parties: Nature, Culture et Histoire. L’ensemble est réparti en quatre-vingt paragraphes, permettant au lecteur des repérages plus aisés et un suivi sans aucun doute plus pédagogique. L’axe général est réaffirmé au début et à la fin de l’ouvrage: l’anthropologie est donc la science de l’anthropisation de l’humain par lui-même hors de sa nature virtuelle. Entre hominisation et humanisation, l’humain peut être expliqué. L’hominisation renvoie à des faits observables, et des explications en termes de «parce que». L’humanisation renvoie aux fins de l’existence, et donc à la question du «pourquoi». On reconnaîtra là des séquences assez classiques, dont on peut cependant se demander si elles ne devraient pas être examinées avec plus de précision. La preuve en est le terme de l’ouvrage, s’envolant manifestement: «L’humanisation est une spiritualisation et la spiritualisation le couronnement de la personnalisation. C’est en s’attachant à une fin dernière, séculière ou religieuse, et en poursuivant la sagesse ou la sainteté, que les représentants de l’espèce se rendent le plus fidèle à sa nature ou à sa vocation».

Au fil des pages, cet ouvrage offre des moyens de réflexion qui en aideront plus d’un à s’éclairer soi-même sur ce qu’il pense, ou sur les pistes à parcourir encore. Car les paragraphes sont quasiment orientés chacun sur une notion, dont Baechler tente de faire le tour, à partir de son parti pris. Ainsi, le §2 s’attaque à la nature humaine. Pour arriver à une compréhension de celle-ci, l’auteur renvoie à la biologie à laquelle revient le souci de préciser le dispositif anatomophysiologique de l’humain, et de retracer son émergence dans l’histoire du vivant. Rien ne peut être pensé sans cette référence au fondement des dispositions humaines dans le vivant. Mais c’est pour mieux s’arrêter sur le résultat de ces recherches: les humains naissent non programmés génétiquement, au sens où ils doivent devenir humains au contact d’humains, déjà devenus tels. Le programme génétique des humains définit non pas des effectuations quasi automatiques, mais un ensemble cohérent de virtualités en attente d’effectuations. Ce qui signifie évidemment qu’il y a toujours au moins deux manières de s’humaniser (la production de différences y étant essentielle) et qu’aucune n’est imposée par le dispositif biologique. L’humanité se choisit donc, et dans la différenciation. L’humanisation est une particularisation. Et le paragraphe s’achève en quelque sorte par une règle: «L’espèce humaine est équipée d’une nature virtuelle, dont les actualisations sont culturelles».

Ainsi en va-t-il du déroulement de l’exposé. Quelles sont les quatre dimensions de l’humain? Le biologique, le culturel, le passage non automatique du virtuel à l’actuel, le psychique. Et ces quatre dimensions circonscrivent des espaces culturels communs. Elles rendent possibles un déplacement de la synthèse de Baechler vers la question de la liberté, ou pour l’affirmer autrement: «l’espèce humaine fait partie du règne du vivant, mais elle présente la particularité remarquable de la liberté». Ce qui revient à troquer la téléonomie du vivant en finalité de l’humain. Et à accéder au monde des problèmes à poser et à résoudre. C’est l’ouverture de la voie de la connaissance rationnelle. On naît virtuellement humain, mais on le devient dans un contexte humain, et il nous renvoie à des problèmes de survie et de destination à résoudre. C’est la découverte de la limite et de la finitude.

Suivent alors trois enchâssements: le premier concerne les ordres divers auxquels les humains se heurtent et à partir desquels ils conçoivent l’effectivité et l’efficacité de leur existence. Ce sont la finitude, la prospérité, la santé et la paix, couplés avec la solidarité et la béatitude. Ces ordres s’organisent de manière architectonique, en dispositifs qui diffèrent selon les cultures et les époques. En tout état de cause, ils sollicitent les actions des humains; tous les ordres n’ayant pas la même sensibilité aux influences ni la même valence dans celles qu’ils exercent. Le dispositif humain général est alors fait de jeux entre les ordres, de rapports entre eux, de latitudes et de contradictions. Ce sont d’ailleurs ces dernières qui ouvrent l’espace de la liberté. Chaque être humain accède à l’existence équipé de dotations à mettre en œuvre tout au long de sa vie. La mise en œuvre l’équipe d’une personnalité définie, dont il se sert pour accomplir « son métier d’humain». Enfin, l’articulation de ces ordres dans l’individu donne lieu au développement de la personne: «on ne naît pas personne, on le devient par un effort incessant». Hominisation, humanisation, personnalisation, tels sont les trois traits à partir desquels la question de la culture peut maintenant être posée.

Mais avant de l’aborder, une remarque: l’ouvrage hésite tout de même parfois entre naturalisation des actions humaines et une analytique dont il n’est pas rendu compte, puisqu’elle lit l’histoire humaine à partir des formes du présent : cela apparaît de manière sensible dans l’énoncé des facultés humaines, conçu à partir des acquis de l’histoire, dont il n’est pas clairement affirmé s’ils peuvent être encore transformés, ainsi qu’à la fin de l’ouvrage lorsque l’espace européen finit par apparaître comme un modèle.  

L’auteur a raison, en suivant son parti pris, de rappeler que le terme «culture» peut être pris en un sens anthropologique et en un sens philosophique. La culture correspond à la fois à une humanisation particulière et à une réalisation particulière d’une certaine manière d’être humain. L’application des principes de la logique (général, particulier, singulier) lui permet de montrer que l’humain naît virtuellement humain et s’humanise au contact d’humains déjà humanisés et réunis en sociétés. En raison des niveaux de réalité auxquels il se heurte, l’individu doit faire l’apprentissage d’abord de la finalité et de la rationalité, puis il doit apprendre à agir, faire et connaître, mais tout ce bagage humain ne se trouve que particularisé dans les transcriptions culturelles admises dans les cadres collectifs où son apprentissage a lieu. Ici intervient l’éducation qui a la propriété d’imprimer dans la dimension psychique les modèles culturels de manière à configurer la sensibilité, l’intelligence et la volonté; puis vient l’instruction, qui s’attache plutôt à la dimension anthropique et dote l’individu des savoirs et savoir-faire qu’il a à mettre en œuvre. C’est évidemment ici que peut se prendre sens la question de la diversité des cultures, qui est plus largement traitée sous l’angle de la diversité des civilisations. Cette précision permet de comprendre pourquoi ce chapitre est développé à partir des questions de l’organisation de la société, des techniques, des travaux et des jours. L’histoire du capitalisme est déployée ici, comme celle de la Chine ancienne, puis viennent l’Inde, Sumer…        

Il reste certain, sur un plan général, que l’humain réserve toujours une pluralité de possibles virtuels. Et la question se pose de savoir ce qui fait que tel possible est actualisé et non pas tel autre, si l’on comprend bien aussi que le nombre de possibles n’est pas calculable et fermé. L’auteur revient donc sur la question des conditions de possibilité des phénomènes en question. Une civilisation saisit l’humain, actualisé dans le temps et dans l’espace et historicisé, à un niveau de particularité subuniverselle et de généralité supra-particulière. Et l’auteur de s’attacher à la dialectique entre universalisation et particularisation.

Reste alors la question de l’histoire qui occupe toute la dernière partie de l’ouvrage. Elle est prise dans sa modernité. Le réel, en effet, est un devenir, et la nature elle-même, on le sait désormais, est historicité, même si, c’est dans le règne humain que l’historicité trouve son expression la plus complète et manifeste ses caractères les plus exclusifs. L’auteur articule alors liberté (cf. ci-dessus) et historicité. Mais c’est pour mieux reprendre le dossier des conceptions de l’histoire, puisque nous sortons de l’image d’une histoire-progrès pour entrer dans une conception des histoires plurielles et articulées. L’histoire peut-elle vraiment se réduire encore à l’unité? Le lecteur jugera de la réponse et d’une réponse qui conduit jusqu’à la tentative de saisir et comprendre la modernité, ce dernier (provisoire?) modèle d’organisation des humains, européocentré.

En fait cet ouvrage, que l’on peut apprécier de diverses manières, et dont il faudrait approfondir chaque propos, inspire au moins l’idée suivante: il est temps, en effet, d’apprendre à reconstruire nos savoirs sur les humains, alors que la période précédente a mis à bas de nombreux mythes sur lesquels «nous» (les occidentaux) avons vécu. L’ouvrage le tente en tout cas avec élégance, mais non sans prendre de nombreux risques. On peut alors se demander s’il ne conviendrait pas mieux à cette tâche de tenter des articulations pluridisciplinaires, facilitant certainement des raffinements sur de nombreux points. Voilà, en tout cas, une première opération qui devrait permettre d’encourager encore d’autres manières de faire, de penser, de synthétiser des recherches effectivement dispersées.

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