Sciences

En sciences, votre meilleure conseillère est la surprise

Nous avons tous tendance à privilégier les preuves qui confirment nos idées préconçues. Il faut donc que nous nous fassions un peu violence en cherchant à sortir de nos schémas.

Dans une classe de Montevideo, en 2008. REUTERS/Andres Stapff
Dans une classe de Montevideo, en 2008. REUTERS/Andres Stapff

Temps de lecture: 6 minutes

S’il fallait que mes élèves ne retirent qu’une seule chose de leur cours de sciences, je ne voudrais pas que ce soit un ensemble de connaissances mais une attitude. Je veux parler de ce que feu le physicien Richard Feynman appelait l’«intégrité scientifique», cette démarche qui consiste à accepter de se plier en quatre pour examiner pourquoi nos théories préférées sur le monde sont peut-être fausses. «Tous, nous espérons que vous avez appris cette idée en étudiant les sciences à l’école», avait déclaré Feynman lors d’un discours de remise des diplômes en 1974. «Nous ne l’explicitons jamais, nous espérons juste que vous comprendrez à la lumière de tous les exemples de recherches scientifiques.»

Le biais de confirmation

Enseigner cette mentalité est plus facile à dire qu’à faire. «La chose la plus difficile est de convaincre des adolescents qu’ils peuvent se tromper», déplorait récemment un professeur de lycée de Phoenix au cours d’une conversation sur l’intégrité scientifique. Mais pour être honnête, les adolescents ne sont pas seuls en cause.

Nous sommes tous prisonniers de l’une des erreurs les mieux ancrées dans le raisonnement humain: le biais de confirmation. Il s’agit de notre tendance à privilégier les preuves qui confirment nos idées préconçues. Une fois que notre esprit a adopté une théorie, notre impulsion première est de chercher à nous rassurer sur sa véracité, et non de nous proposer de la réfuter.

Un chercheur a par exemple démontré que notre perception d’un locuteur dépendait du fait qu’on nous l’ait décrit avant comme étant timide ou sûr de lui. Notre jugement des aptitudes scolaires d’un enfant varie selon qu’on nous ait signalé qu’il venait d’une famille riche ou pauvre. Lorsque nous faisons partie d’un jury, nous nous formons très vite une impression sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé, et interprétons les nouvelles preuves de façon disproportionnée pour qu’elles étayent cette impression.

En d’autres termes, c’est de façon active qu’il nous faut chercher des signaux suggérant que nos hypothèses sont fausses, car nous ne le ferons pas naturellement.

Ce que l'on attend pas...

Un de ces signaux, suggèrent les scientifiques, est la surprise. «Le cerveau fait des prédictions en permanence», explique le psychologue Daniel Gilbert dans son livre Et si le bonheur vous tombait dessus –sur la manière dont une amie va réagir si vous la saluez, sur ce qu’il va se produire si vous faites tomber un verre par terre, même sur le genre de mot que vous allez trouver à la fin d’une phrase. En général, ces prédictions restent inconscientes tant que la vie ne les contrarie pas. «La sensation de surprise nous dit que nous attendions autre chose que ce que nous avons eu, même quand nous ignorions attendre quelque chose», explique Gilbert. 

Les observations surprenantes font avancer la science. Le philosophe des sciences Thomas Kuhn les appelait parfois des «anomalies», des observations dépourvues de sens dans le contexte du paradigme actuel. Au final, elles contribuent à remplacer ce paradigme par un autre.

Plus un scientifique est expérimenté, plus il est susceptible d’étudier des résultats surprenants plutôt que de les ignorer

 

Au XVIe siècle, une déviation inexplicable de la trajectoire de Mars dans le ciel nocturne contribua à évincer la vision géocentrique du système solaire en faveur d’une vision héliocentrique. Et aux XIXe et XXe siècles, la vitesse inattendue de la rotation de l’orbite de Mercure participa à renverser la mécanique newtonienne en faveur de la relativité générale.

Les scientifiques sont des humains comme les autres, naturellement soumis à la tentation d’ignorer ou de justifier les anomalies. Or, l’aptitude à résister à cette tentation est ce qui permet de produire une science valable.

Le psychologue Kevin Dunbar a passé toute sa carrière à étudier la façon de penser des scientifiques, et il a découvert que plus un scientifique est expérimenté, plus il est susceptible d’étudier des résultats surprenants plutôt que de les ignorer. Et que les chercheurs s’aident mutuellement à lutter contre le biais de confirmation. «Individuellement, les scientifiques sortis d’un contexte de groupe avaient tendance à attribuer une preuve contradictoire à une quelconque erreur, et espéraient que la découverte allait disparaître», rapporta Dunbar après avoir observé le fonctionnement de plusieurs laboratoires de biologie moléculaire pendant un an. «Cependant, lorsque les découvertes étaient présentées lors d’une réunion de laboratoire, les autres scientifiques avaient tendance à se concentrer sur la contradiction pour la disséquer, et soit (a) ils suggéraient des hypothèses alternatives, soit (b) ils obligeaient les scientifiques à envisager une hypothèse différente.»

Inspirée par les recherches sur le rôle de la surprise dans les sciences, j’ai commencé à tenir mon propre «journal des surprises» pour m’aider à remarquer mes moments de surprise ou de confusion et pour les utiliser comme signaux pour examiner mes hypothèses.

La théorie appliquée

Après une de mes conférences sur la surprise et le biais de confirmation en juillet 2014, Charlie Toft, le professeur que j’ai évoqué plus haut, m’envoya un mail pour me prévenir qu’il empruntait mon idée de journal des surprises pour faire des expériences pendant ses cours de sciences. Pendant tout un trimestre, chacun de ses élèves devait noter au moins 15 moments où il avait ressenti de la surprise et à chaque fois se poser au moins deux questions: pourquoi était-ce surprenant? Et qu’est-ce que ça m’apprend sur moi-même?

Les résultats sont encourageants. Toft a recueilli plus de 1.000 moments de surprise au total, dont certains qu’il a partagés avec moi. Dans de nombreux cas, la surprise de ses élèves naissait d’une erreur qu’ils auraient, de leur propre aveu, pu éviter. Par exemple:

Moment de surprise: Quand nous avons pensé que nous arriverions en avance à l’aéroport, alors qu’en fait nous étions en retard.
Pourquoi c’était surprenant: Parce que nous avions tout organisé à l’avance pour le soir du vol, mais nous nous étions trompés d’horaire.
Ce que cela m’apprend: Avant de vous organiser en avance, vérifiez que les informations que vous possédez sont correctes.

Il était aussi souvent arrivé que les élèves soient surpris par leurs performances, bonnes ou mauvaises:

Moment de surprise: J’ai trouvé que la danse de ma quince (le bal des quinze ans) était très facile alors que je m’attendais à ce que ce soit très difficile.
Pourquoi c’était surprenant: Parce que c’était nouveau, je n’en avais jamais vu, par conséquent je pensais que ce serait dur alors qu’en fait non.
Ce que cela m’apprend: Ce n’est pas parce que c’est nouveau que ça va être difficile.

Et les parents d’adolescents de tous horizons seront jaloux d’entendre qu’un autre thème récurrent a été la prise de conscience que le père ou la mère de l’élève n’avait finalement pas si tort que ça:

Moment de surprise: Je faisais des frites, j’ai oublié de suivre le conseil de ma mère qui m’avait dit de baisser le feu, et je les ai brûlées.
Pourquoi c’était surprenant: Le jour même je m’étais sentie très sûre de moi en cuisine, et j’avais dit à mon frère que je ne faisais jamais d’erreur en cuisinant.
Ce que cela m’apprend: Je devrais sans doute commencer à écouter ma mère pour ce qui est de la cuisine.

Faites l'expérience en cours: regarder les erreurs comme des «surprises» peut permettre aux élèves de mieux s'en servir

 

Après l’exercice, Toft a demandé à ses élèves s’ils pensaient que leur expérience de rédaction de journal des surprises allait modifier leur comportement à l’avenir. 70% d’entre eux ont répondu oui. «J’ai appris que toutes mes surprises ont eu lieu parce que j’étais arrivé dans la situation avec des idées préconçues», a écrit l’un des élèves. «Je me trompe plus souvent que je ne le pense», a remarqué un autre. «Bien sûr je n’ai pas l’impression de me tromper. Je m’en rends juste compte après-coup.»

Pour Toft lui-même, la plus grande surprise a été de voir comment l’expérience avait changé la manière dont ses élèves réagissaient face à leurs propres erreurs en cours. «Dans la culture de notre classe, reconnaître que l’on s’est trompé à propos de quelque chose est désormais appelé un “moment de surprise” (et il est suivi par un élève qui se rue sur son journal pour l’écrire)», m’a-t-il rapporté.

«Comme c’est bien plus dépourvu de jugement de valeur que “je me suis planté,” l’ambiance autour de la matière est bien moins stressante que les années précédentes.»

Ce qui ne m’a pas étonnée du tout. En partie parce que mon expérience a été la même lorsque j’ai tenu un journal des surprises, mais aussi parce que cela renvoie à ce que les scientifiques ont découvert jusqu’à présent sur les moyens de lutter contre le biais de confirmation.

«Il est absolument menaçant d’admettre que vous avez tort», commente Brendan Nyhan, spécialiste des sciences politiques qui étudie le dénialisme scientifique. Les nombreuses études de Nyhan ne sont pas les seules à montrer que si vous aidez les gens à se sentir plus en sécurité par le biais d’une «affirmation d’eux-mêmes» –qui consiste par exemple à les inciter à réfléchir sur une valeur personnelle dont ils sont fiers– ils accepteront plus volontiers de considérer des arguments menaçant leur vision du monde. Requalifier les erreurs en «surprises» et recevoir des félicitations pour s’en être aperçu est simplement une autre manière de dorer la pilule.

L’expérience de Toft n’est qu’une première étape, naturellement, mais c’est un pas dans la bonne direction. Si l’on fait les efforts qu’il faut, alors les futurs cours de sciences pourront produire une génération de diplômés qui réagiront aux signaux de leurs propres erreurs non pas avec agressivité ou en plongeant dans le déni, mais avec curiosité. Ou même excitation. Comme le remarqua un jour Isaac Asimov:

«L’expression la plus excitante à entendre en sciences, celle qui annonce de nouvelles découvertes, ce n’est pas “Eureka!” mais “Tiens, c’est drôle...”»

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